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Jeudi 4 : une journée comme une autre, sauf qu’elle m’apporta, en plus grande abondance que les autres, ma quotidienne ration de solliciteurs, quêteurs et suppliants, lot de l’écrivain « en vue ». Via Eufrate les attire comme des mouches : j’ai pignon sur rue, désormais ; une adresse avouable, flatteuse, comme si j’avais choisi de me mettre en vitrine pour être plus facilement à leur portée. Ils semblent s’être donné le mot et accourent sans se gêner, chacun selon ses méthodes et avec ses vœux, ses doléances particulières. La veille, à deux heures du matin, en rentrant ma voiture, j’ai trouvé devant le garage un certain Enzo, un de mes anciens partenaires au foot dans l’équipe de Donna Olimpia. Venu me réclamer les quelques milliers de lires que je lui avais promis, me jura-t-il, pour payer son tailleur. Il insistait, sans remarquer, ou vouloir remarquer, l’œil au beurre noir qui me faisait un mal de chien. Mais comment refuser à un garçon en faction depuis cinq heures devant mon élégante palazzina le plaisir de retirer son costume neuf ?
Maman me réveilla à dix heures. « Maman, ce n’est rien, je me suis cogné dans le noir contre la porte du garage. » Sans rien dire, elle revint avec une compresse qu’elle appliqua sur mon œil. Puis m’énuméra les tâches de la journée. Ont téléphoné déjà : un jeune de Centocelle menacé d’être jeté à la rue s’il n’apporte pas aujourd’hui à son propriétaire les cinq mille lires restantes du loyer ; un journaliste de Panorama pour une interview ; le secrétaire de l’Automobile Club de Gênes pour une conférence ; Maria Bellonci pour un cocktail. Quant au courrier : la requête d’un aspirant acteur, photo à l’appui ; le manuscrit d’une poétesse sarde ; la recommandation d’un sénateur communiste pour un romancier candidat à un prix dont le jury m’a coopté le mois dernier ; la lettre, écrite en belles rondes d’une calligraphie infantile, d’un de nos anciens voisins de Casarsa qui m’offre sa vigne à acheter ; trois pages d’injures d’un lecteur mécontent de mes romans : le chèque d’un bas-bleu à salon littéraire, dont j’ai honoré il y a quinze jours la soirée. Mœurs romaines : c’est Moravia qui m’a passé le truc de se faire payer pour les dîners en ville et autres mondanités assommantes. Mon tarif arrive déjà à la moitié du sien.
« À onze heures, n’oublie pas que tu as la visite de Giorgio Bassani. »
Giorgio Bassani ? Je sursaute. Un de « nos » romanciers les plus connus, les plus estimés, comme rabâchent les speakers des programmes culturels de la radio. Son chèque a dû se monter à une fois et demi le mien. Il a écrit un très beau livre mais Giovanna B., ma camarade d’autrefois, l’aura apprécié plus que moi. Que m’importent les souvenirs attrendris de la haute bourgeoisie israélite, l’évocation élégiaque d’une jeune fille aimée avec passion bien que restée hors d’atteinte ?
« Et à midi, continue maman, ces deux-là qui insistent depuis une semaine, un nommé Walter Tucci et son ami Armando.
— Tu ne sais pas ce qu’ils me veulent ?
— Communication importante, m’ont-ils dit. Importante et urgente, ce sont leurs mots. Je t’apporte le café à ton bureau ? »
Pour gagner du temps, quand je me lève en retard, je saute le petit déjeuner et me mets tout de suite au travail. Par où commencer, dans cette pile de lettres et de papiers ?
Maman entre avec la tasse. De son autre main, elle tient le chiffon à poussière. (Malgré mes objurgations, elle a refusé la femme de ménage.) « Maman, je t’en prie, pas maintenant… » Elle déplace un rang de livres, souffle sur les coupures de journaux, vide dans la corbeille les mégots refroidis. Je vois bien qu’elle a un secret à me confier, qu’elle cherche une entrée en matière. Elle s’approche, remue les lèvres. Je serre les mâchoires agacé. Elle bat en retraite et, sur le seuil, à voix basse :
« Pier Paolo… Ce serait l’anniversaire de Guido aujourd’hui. Il aurait quarante-trois ans, tu te rends compte ? »
Elle s’est approchée à nouveau. Je la sens dans mon dos. Sans me retourner, je prends sa main et je lui baise les doigts. « Ô mère, ai-je envie de lui murmurer, remercie-le de s’être sacrifié pour laisser le champ libre à ton unique amour. » Mais elle pourrait me rétorquer, avec autant de raison : « Ô fils, toi qui ne peux être heureux qu’en souffrant, remercie-le de te faire vivre avec le remords de lui avoir survécu. » Et tous deux, qu’attendons-nous pour nous exclamer à l’unisson : « Regarde, cette année le 5 mars tombe dans le mois de Pâques » ? Allusion au jour de ma naissance, qui coïncidera presque avec la date de la Passion. Guido eût été en trop, dans le mystère qui se prépare. Nous devons rester seuls, face à face, pour le dernier acte de la Pietà.
Mais ces choses-là ne seront jamais dites entre nous. Je me contente de tapoter sa main et de couvrir de petits baisers les tavelures du grand âge. Elle la retire dès qu’elle peut, confuse, pressée d’emporter la corbeille dans la cuisine et de finir le ménage dans l’appartement.
Coup de sonnette : discret, fin, bien élevé. Le contraire des tempétueux carillons de Danilo. Giorgio Bassani entre avec le sourire et tout de suite se tourne vers la patère pour y accrocher son feutre et son trois-quarts poil de chameau. Le temps de masquer sa surprise quand il a vu mon œil poché. Rien à craindre avec lui : je n’aurai pas de question gênante à subir. C’est un gentleman, jusqu’au bout de ses ongles taillés avec soin. Il a plu pendant la nuit. Ses chaussures luisantes de cirage n’ont pu éviter quelques taches de boue. Il y en a une en particulier qui s’étale au milieu de l’empeigne. Elle le fascine, à tout moment il se penche pour la regarder. « Un beau salon », fait-il, calé au fond de la bergère dont il caresse avec satisfaction les bras de velours. Mes meubles, de facture traditionnelle, sans concession au design, lui plaisent. Il lisse du plat de la paume ses cheveux d’une coupe impeccable qui descendent en pointe entre ses tempes noblement dégagées, s’éclaircit la gorge et commence :
« Pier Paolo, c’est comme président d’“Italia Nostra” que je viens vous voir. Je ne me serais pas permis autrement de vous déranger. Mettons de côté nos divergences, et examinons ensemble si la défense du patrimoine artistique et du paysage national n’est pas digne de vous intéresser. Pardon ! se hâte-t-il d’ajouter en avançant une main replète ornée d’une chevalière, j’ai prévenu vos objections. Nous passons pour de vieilles lunes à vos yeux, et remettre d’aplomb les chérubins qui basculent de la corniche de Santa Maria della Salute est un souci que vous abandonnez volontiers aux chaisières. Pourtant, voici un de vos articles que j’ai découpé. Vous permettez ? “Bien qu’anticlérical, je sais qu’en moi il y a deux mille ans de christianisme ; avec mes ancêtres j’ai construit les églises romanes, puis les églises gothiques, puis les églises baroques ; elles sont mon œuvre, elles continuent à m’habiter. Je serais fou si je niais cette force puissante qui est en moi : si je laissais aux prêtres le monopole de tels édifices.”
— Vous êtes juif, dis-je, je suis athée. Et cependant les cinq nefs de la cathédrale de Ferrare sont notre œuvre commune, et la façade rose et ocre de San Petronio à Bologne est notre œuvre commune. Je me reconnais dans les Madones à tête d’œuf de Cosmé Tura, comme vous dans les saints Sébastien maniéristes de Guido Reni… »
Avec étonnement je m’entends tenir ce langage allusif et orné. Mon visiteur est aux anges, non seulement parce que la mention de sa ville natale et du peintre de Ferrare, séjour de son enfance et cadre de tous ses livres, touche son cœur délicatement nostalgique. Loin d’espérer une confirmation de mon article écrit dans un accès d’humeur contre les scandales de la spéculation immobilière, il s’attendait à des sarcasmes sur la pieuse croisade d’« Italia Nostra ». Nous nous mettons à causer tranquillement, des beautés comparées de Bologne et de Ferrare, villes que séparent quarante-sept kilomètres mais berceaux de deux civilisations si différentes, n’est-ce pas ? capitales de deux mondes si divers. De Chirico à Carrà auraient-ils pu trouver à Bologne le décor métaphysique de leurs rêves ? Et Giorgio Morandi accrocher la lumière trop crue de Ferrare au flanc velouté de ses bouteilles ? Du reste, quelle merveille que l’Italie, n’est-ce pas ? où autour de chaque clocher a fleuri (c’est son mot) un style local d’architecture, s’est épanouie (c’est le mien) une école de peintres, en accord historique (moi), en harmonie délicieuse (lui) avec les coutumes de l’endroit. Quand on regarde, par exemple, les fresques du palais communal à Sienne où Lorenzetti a représenté des scènes de la vie agricole, admire-t-on plus le talent du peintre ou les procédés de labour qui ne s’observent nulle part ailleurs dans l’Italie de la Renaissance que sur ces pentes sablonneuses de Toscane ? Ne laissons pas disparaître ces témoignages irremplaçables d’une civilisation déjà si menacée par le way of life américain ! (De lui, évidemment, ces trois mots que je ne me serais pas risqué à prononcer de travers.) Et Marinetti ? Un fou (lui), un imbécile (moi), avec son idée de combler le Grand Canal pour y construire une autoroute !
Ainsi dure entre nous cet aimable et savant bavardage, contraire à toutes mes habitudes et à toutes mes convictions. Autant me paraît stupide le tapage iconoclaste des futuristes, autant je me suis toujours méfié de ces bonnes volontés qui se lamentent sur les villas en ruine de Palladio et organisent des collectes pour Venise, tout en laissant crever de faim les artistes de leur temps. Volontiers néanmoins je donne la réplique à l’auteur des Finzi-Contini, dont le mocassin se balance avec grâce malgré la tache de boue. Jusqu’au moment où mon dixième « n’est-ce pas ? », susurré d’une voix suave qui ne me semble plus tout à fait la mienne, m’interrompt brusquement dans mon éloge des fenêtres trilobées de l’abbaye bénédictine de Pomposa, « dont la restauration s’impose ». Je me refuse à jouer plus avant un rôle dans cette comédie, parce que je viens de comprendre la raison qui m’y a fait entrer. Danilo, oui, il s’agit de Danilo, de la vie que j’ai décidé de vivre avec lui depuis que nous nous aimons. Danilo, le responsable, bien qu’involontaire, de l’empressement avec lequel je me suis lancé dans cette conversation. S’il était moins fruste, si ses lectures ne se bornaient pas à Milton Caniff, Chester Gould, Alcapp ou Crepax, si je pouvais agiter avec lui d’autres sujets que le foot, les acteurs de cinéma et les chanteurs de variétés, il y a longtemps que j’aurais congédié mon visiteur. Moi qui déteste échanger des banalités sur les beaux-arts, faut-il que je sois à jeun de pâture intellectuelle pour me jeter sur le premier os qu’on me tend ! Constatation amère : je découvre que la plénitude de mon amour laisse une partie de moi insatisfaite, et que la différence d’âge entre nous n’est pas le seul obstacle qui nous empêche de marcher à égalité dans la vie.
Pris d’une subite antipathie pour cet homme qui s’est introduit chez moi pour miner mon bonheur, je lui demande d’un air rogue qui tranche avec nos civilités précédentes :
« Vous sollicitez mon adhésion à “Italia Nostra” ? »
La chaussure et la tache de boue s’arrêtent pile. Il hoche décontenancé la tête, ne sachant à quelle saute d’humeur attribuer ce revirement.
« Je regrette, dis-je, mais votre action est vouée à l’échec. Vous voulez rendre populaire le problème de la sauvegarde du passé artistique de l’Italie ? Ceux qui n’ont jamais participé à l’Histoire, sinon docilement, comme classe dominée, ne peuvent pas se passionner pour des documents qui expriment le goût de la classe qui les a dominés. »
Si j’avais cru le décourager en lui récitant un des articles les plus rebattus du catéchisme marxiste, j’aurais sous-estimé aussi bien l’étendue de sa tolérance que les ressources de sa diplomatie. Il changea de position dans le fauteuil, toussota derrière sa main et reprit tranquillement, comme s’il venait de chasser une mouche de son nez :
« Pardon, pardon. Avec le temps, l’inconvénient que vous signalez s’estompe. Ne venons-nous pas de tomber d’accord sur la portée universelle de certains…
— Supposez, dis-je soudain, qu’un promoteur veuille obstruer par un pâté de H.L.M. la perspective du corso Ercole Primo, que feriez-vous pour sauver le château des Este, sauver le palais des Diamants ? »
Incapable de résister au plaisir d’énumérer les hauts lieux de Ferrare aux sonorités pour moi magiques, je me promène ainsi dans les allées enchantées de la mythologie et de l’Histoire, excursion qui serait impossible avec Danilo sans lui expliquer d’abord qui était Hercule et pourquoi un duc de la Renaissance portait ce nom olympien. Fâché contre moi-même, d’un ton péremptoire je conclus :
« Il n’y aurait qu’un seul moyen de combattre ce projet : transformer votre protestation humaniste en lutte politique. Vous dites, dans votre prospectus, que l’Italie “de nos pères” est en péril. Êtes-vous sûr que ces “pères” dont vous défendez l’“héritage” méritent un pareil dévouement ? Depuis Freud, nous soupçonnons dans tout legs paternel quelque chose qui n’est pas nécessairement positif. À travers l’analyse marxiste de la société, la notion de “père” a subi une détérioration encore plus radicale. La catégorie bourgeoise des “pères” à laquelle vous vous référez comme à une catégorie universelle de l’Histoire a le tort à mes yeux de n’englober aucun de ceux auxquels je m’intéresse : les pères balayeurs ou cuisiniers, marchands de quatre-saisons ou conducteurs d’autobus, métallos ou fraiseurs, et même les pères vagabonds et les pères assassins. C’est avec eux que je pactise, moi, c’est leur Italie qui me tient au cœur. »
Flatté que j’eusse mentionné à nouveau la ville de ses romans, il s’inclina d’un signe de tête et murmura, en homme trop courtois pour heurter de front son interlocuteur :
« Pier Paolo, je connais vos opinions et je les respecte. Permettez-moi cependant de ne pas me tenir pour battu. À titre personnel, ne pourriez-vous nous donner un témoignage public de votre estime ? Que sais-je… Un article suffirait… Vous parleriez d’un monument qu’il vous coûterait de voir disparaître… »
J’ai envie de le provoquer, tout à coup. Il m’horripile, avec son complet de flanelle et l’obsession de son soulier. N’est-ce pas sa faute, à lui, à ses « pères », à sa classe, si un ouvrier de la Marelli n’a ni le temps ni les moyens d’élargir l’horizon de ses fils au-delà de leurs bandes dessinées ? Sait-il, quand il organise un banquet « Italia Nostra » à l’hôtel Hassler, que Danilo a trois fois plus de marchandise à livrer ? Qu’il doit se taper les deux cents marches de la place d’Espagne avec une hotte de quinze kilos sur le dos, sans avoir droit à une lire supplémentaire ? Et toute cette peine pour que les dames anxieuses de tirer au sec la place Saint-Marc et de débarbouiller quelques vieux manuscrits florentins souillés par la crue de l’Arno émiettent leur petit pain sur la nappe par peur de grossir ; et tiennent des propos racistes sur Naples et la Sicile, leur sollicitude patrimoniale ne s’étendant jamais au sud de Rome.
« D’accord, il s’agit d’un vieux mur crasseux, menacé par l’excavatrice de l’entreprise Pompilio. Sans doute un reste de grange. Pourri, dégueulasse, mais qui me rappelle le temps où les moutons broutaient l’herbe entre les pavés.
Une épave sans aucun intérêt. Et dont la photo jurerait avec le papier glacé de votre revue.
— Pardon ! pardon ! s’écria-t-il en ôtant de sa manche un fil qu’il roula entre ses doigts et mit en boule dans sa poche. Mais c’est excellent ce que vous me dites là ! Léonard de Vinci avait l’habitude d’étudier sur les vieux murs les taches d’humidité, les traces de crachat. Excellent ! Nos lecteurs seront sensibles à cet hommage rendu au maître toscan dont nous voulons sauver La Cène, un de nos premiers objectifs. Parfait ! Excellent ! »
Il repart, tout content de sa visite, dans son poil de chameau à boutons de corne de cerf. Sourire condescendant devant la reproduction de Masaccio : chez lui, il a de vrais tableaux, cadeaux de ses amis peintres à qui il fait des préfaces pour leurs expositions. La porte refermée dans son dos, j’ai envie d’éclater de rire. Quelle bonne partie entre nous, si Danilo était là ! « Pardon ! pardon ! » et « Permettez-moi… » « Léonard de Vinci… » Ah ! Ah ! Je saute à pieds joints dans le couloir, je boxe mon imperméable accroché au portemanteau. Bassani n’a que six ans de plus que moi : je sens le fossé d’une génération entre nous. Une anthologie de « Jeunes écrivains européens » m’a d’ailleurs inclus à côté de plusieurs moins de trente ans. Pure justice. Danilo était tout fier pour moi. Il ne me traiterait plus de « vieux » aujourd’hui ! Quel dommage qu’il n’ait pas assisté à la scène. Il aurait vu comme je rembarre l’écrivain chéri de la bourgeoisie italienne, celui qui pour chacun de ses livres gagne un prix littéraire au lieu d’un procès.
Détour par la salle de bain : avec stupeur je m’aperçois dans la glace. D’une couleur plombée et livide, le cercle autour de mon œil s’est agrandi. J’apprécie rétrospectivement le tact de mon visiteur, et corrige mon jugement trop hâtif. S’il fixait la tache de boue sur son soulier, c’était pour occuper son attention. Empêcher à tout prix son regard de montrer une curiosité indiscrète. Avec Danilo, je m’en tirerai moins facilement. Danilo, oui, que lui dirai-je ? Que pensera-t-il ? La fable du garage ne prendra pas avec lui. Il faut que je trouve quelque chose. Mais quoi ? « Tu veux une autre compresse ? » demande maman qui surgit dans l’embrasure de la porte. Je voudrais surtout qu’elle me dise comment annoncer au grand amour de ma vie qu’à l’heure où les rues nocturnes s’étaient vidées de leurs derniers piétons, je me suis fait amocher dans une aventure sans gloire.
Le voici. La poussée joyeuse et désordonnée de son carillon.
« Pier Paolo ! Que s’est-il passé ? »
Il resta planté devant moi, les yeux ronds.
« Tu ne vas pas me dire qu’ils t’ont frappé ? Réponds ! »
Ce « ils » me fournit soudain l’alibi.
« Si, dis-je en baissant la tête, pour qu’il ne me vît pas rougir.
— Qui ? Les fascistes ? »
Et moi, dans un souffle :
« Les fascistes.
— Les salauds ! Les salauds ! »
Il cria, s’arracha les cheveux, courut jusqu’au bout du couloir, tendit le poing vers le palier, revint, approcha son doigt tout près de mon œil, retira sa main, recommença à crier : « Les salauds ! » puis :
« Raconte. Dis-moi comment c’est arrivé.
— Ils m’attendaient près de ma voiture. “C’est toi qui débauches nos enfants ?” “C’est toi l’ordure ?” “C’est toi qui te fais payer par Moscou ?” Et vlan, un coup pour chaque question.
— Ils étaient combien, Pier Paolo ?
— Heu… Je ne sais plus… Trois ou quatre peut-être.
Dans l’ombre, je ne voyais pas très bien.
— Tu les reconnaîtrais ?
— Ils avaient des cagoules.
— Les salauds ! Et lâches avec ça. »
J’essayai de le calmer. Il s’étonna :
« Comment ? Faut gueuler la nouvelle. Tout le monde doit savoir que l’Italie de Moro est une pourriture.
— Je t’en prie, Danilo. Ç’a été un hasard, un accident. »
Je le poussai dans le jardin, où les branches maigres du grenadier fumaient dans le pâle soleil hivernal.
« Un accident ? J’espère bien que tu vas écrire un article. C’est quand même plus grave de se faire tabasser en pleine rue sans défense que de recevoir des œufs à Venise où les trois quarts du public sont pour toi.
— Un petit événement, qui ne regarde que ma vie privée.
— Ta vie privée, Pier Paolo ? Tu oses me dire ça ? Ne m’as-tu pas seriné que tout ce qui nous arrive a une signification politique ? La police tire sur les paysans d’Avola qui refusent de récolter les amandes pour dix mille lires de paie hebdomadaire, mais elle abandonne les rues de Rome aux salopards du M.S.I. ? C’est de la vie privée, ça ? »
Je ne savais plus comment le retenir. Il voulait avertir mes amis, ameuter le quartier. À ce moment on sonna de nouveau à la porte. Ni le coup bref et poli de Bassani, ni la tempête affectueuse de Danilo, mais trois appels de même longueur, impérieux, solennels, qui nous donnèrent le frisson.