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Fellini, debout près du piano-bar, m’accueillit à bras ouverts. « Saké du Japon ? Akvavit du Danemark ? Vodka de Moscou ? » Plus fine critique n’aurait pu démolir mon travail que cette raillerie indirecte sur le mélange des écoles où j’avais puisé et des styles dont il portait la marque. Incapable de choisir entre Dreyer, Eisenstein et Mizogu-chi, le buveur montrerait-il plus de décision ? Les étiquettes, ornées respectivement d’une pagode, d’une isba et d’un hareng saur, correspondaient chacune à la patrie d’un de mes maîtres. « Merci, je ne bois pas », dis-je, ce qui me valut un sourire ironique de sa part et de la mienne un supplément d’embarras. De mes bouts d’essai il ne fut pas question autrement que par cette allusion plaisante aux influences subies et à l’inconvénient d’un tel melting-pot. Les trois bouteilles reprirent leur place dans le piano. Le bruit sec que fit le couvercle en retombant sonna le glas de mes espérances. Fellini, nullement gêné d’avoir mis un point final à l’affaire sans débourser une lire de dédit ni un mot de justification, piochait dans une gigantesque boîte de chocolats suisses. Prenant à peine le temps d’ôter les papillotes, il tirait une langue large et gloutonne sur laquelle, deux par deux, il posait les bonbons.
Il me conduisit de pièce en pièce à travers les locaux de la Federiz, pour me montrer les installations flambant neuves, les étoffes de velours tendues aux murs, les meubles design, les lampes de Pontecorvo. « Tu admires notre luxe de parvenus ? » Je me mis à rire avec lui. « Halte-là ! » s’écria-t-il alors. « Défense de te moquer ! Si tu tiens à tourner un film (mon cœur palpita à ces mots), aligne-toi sur le goût du jour. Je viens d’engager Anouk Aimée et Claudia Cardinale. Penses-tu qu’elles accepteraient de monter dans le tricycle déglingué de Zampano ? Au fait, tu as quoi, toi, comme engin ? » Ma réponse parut le satisfaire. Il me parla de la « nouvelle sensibilité » des Italiens. Le public réclamait des films plus chers et plus fastueux, le néo-réalisme avait fait son temps, savais-je que Rome comptait désormais plus de téléphones que Paris ?
« Jette un coup d’œil à ce graphique, me dit-il en prenant sur une table basse de plexiglas une revue qu’il me fourra sous le nez. Quand je tournais La Strada, il y a six ans, on consommait en Italie deux cent soixante-dix mille tonnes de gaz liquide. Cette année, la consommation montera à sept cent mille tonnes ! Ces millions de bonbonnes supplémentaires économisent aux femmes italiennes les milliards d’heures qu’elles perdaient à allumer leurs fourneaux ! »
Saisi par la vision grandiose de cette multitude innombrable de bouteilles pansues et brillantes, il sortit un crayon de sa poche et dessina sur le dos de la revue des rangées compactes de récipients Agipgas.
« Et que vont faire ces millions de femmes italiennes avec ces milliards d’heures passées en moins dans leurs cuisines ? Milan a déjà pensé à elles. Avec trois mois d’avance, la municipalité a commandé deux millions six cent mille ampoules pour les illuminations de Noël ! Et tu sais quoi encore ? On va déboiser la Finlande et la Norvège pour fournir des sapins à toutes les familles ! La crèche est démodée, mon cher. Il ne s’agit plus de se recueillir autour du foyer domestique. Il faut sortir dans la rue, et dépenser, encore dépenser, toujours dépenser ! Accrocher à l’arbre un pactole de cadeaux ! Se défoncer en achats de fourrures et de bijoux ! Le whisky par jéroboams, le foie gras par kilos ! Le caviar à la louche ! De quoi faire crouler le conifère Scandinave ahuri d’avoir quitté le désert neigeux des silences polaires pour cette Saint-Sylvestre au champagne, aux klaxons et aux pétards ! »
L’ahuri, c’était moi, devant ce torrent de paroles.
« Ah ! Ah ! Le piano-bar n’aurait pas plu à mon grand-père, qui mettait sa canette de bière au frais sur l’appui de sa fenêtre. Le dimanche, il attelait la carriole et nous emmenait dans les chemins creux, entre les haies d’aubépines… Bon Dieu ! s’exclama-t-il en se tapant sur la cuisse, je suis en train de m’attendrir ! Halte aux souvenirs d’enfance, Pier Paolo ! Tu ne vas pas me faire réciter la complainte du bon vieux temps ! Seul l’avenir nous intéresse !
— Bien sûr, balbutiai-je, essayant de placer un mot. Je ne nie pas que… Mais des fauchés, des paumés comme le héros de mon film, ni le foie gras ni le caviar ne sont encore pour eux !
— À Rimini, je me rappelle ce mendiant, pas tout à fait un mendiant, une sorte de vagabond, de propre-à-rien, bref quelqu’un dans le genre de ton type. Les autorités fascistes se préoccupèrent de son cas. “Ici, dans notre ville, pas de déchet humain !” On lui envoya une assistance sociale, on le plongea dans un bain chaud, on l’habilla, il fut chargé d’allumer les lampions pour le carnaval… Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? »
Une secrétaire lui faisait signe au bout du couloir.
« Non, je l’ai répété cent fois. Pas d’interviews en ce moment. Avec personne. Personne, vous entendez ? Ils insistent ? Qu’ils se débrouillent avec ce que je leur ai dit à Cannes ! Où en étions-nous ? reprit-il en me poussant dans son bureau. Ah oui ! “Pas de déchet humain !” Il était très sympathique, le farfelu en question. Chaque printemps, on le voyait courir avec son filet à papillons après les “manines”, ces flocons végétaux, blancs et légers comme de l’ouate, qui arrivent chez nous en mars, flottent dans les airs, tournoient sans jamais toucher le sol, montent, descendent et repartent aspirés par une mystérieuse attraction. Quels crétins, ces fascistes, tu ne trouves pas ?
— Justement, dis-je, sautant sur l’occasion.
— Ils n’avaient qu’à lui fiche la paix, au lieu de le déguiser en employé municipal.
— Federico…
— Assieds-toi. J’aurais bien fumé un Partagas. Tu ne voudrais pas me donner un autre coup de main, pour mon prochain film ? La séquence des pédés, on l’a trouvée très réussie, tu sais. Très bon dialogue. Tiens, regarde un peu ces esquisses, si ça te chante. »
Il étala sur mes genoux une série de maquettes pour Huit et demi, dessinées d’une main désinvolte et relevées de légères ombres pastel aux couleurs irréelles des rêves. Ce qui nous transporta, loin du décor agreste et populaire de ses souvenirs adriatiques, et plus loin encore des taudis et des va-nu-pieds de mon film, vers un monde opulent et douillet, de pure fantaisie, où Rudolf Valentino n’aurait pas été dépaysé. Des curistes se promenaient en costume blanc dans une ville d’eau fantomatique ; des odalisques agitaient leurs voiles sous les portiques d’un sérail.
« Je vais te confier un secret, me dit-il en refermant l’album et en m’entraînant vers la sortie. Mais tu ne le répéteras pas, au moins ? »
Il glissait sur le carrelage de marbre avec l’onctuosité d’un prélat, plongeant son œil bistré et oriental dans le décolleté des secrétaires et m’interrompant par quelque nouvelle bordée de statistiques dès que je faisais mine d’ouvrir le calepin où s’alignaient les chiffres, pourtant modestes, de mon devis. J’avais l’air du curé de campagne venu exposer à son évêque le cas pathétique d’une fille-mère et congédié poliment non sans emporter, comme prime pour le déplacement, un petit potin de curie.
« Devine qui m’a obtenu la Palme d’Or pour La Dolce Vita à Cannes ? Je te le donne en mille ! Simenon, qui présidait le jury. Un Belge ! C’est lui qui a forcé la décision. Un qui mange les moules avec les frites ! »
Là-dessus, il me poussa sur le palier et me tapa dans le dos. Appuyé à la rampe, il m’accompagna, jusqu’en bas de l’escalier, par un rire sonore, frais, enfantin, qui dévalait sur mes talons les marches de piperne. « Ah ! Ah ! Les moules avec les frites ! Les moules avec les frites ! » L’Italie avait peut-être joué un bon tour à la Belgique en lui soutirant pour une fois un avantage plus agréable à la vanité nationale que les habituels emplois de mineurs de fond pour ses émigrés, mais moi, en remettant le pied sur le pavé de via della Croce, ce 4 octobre 1960, je me retrouvais sans un sou, sans un mètre de pellicule. Je ne pouvais quand même pas, pour me capter les grâces d’un producteur, installer le téléphone chez mes personnages, à qui manquaient encore l’eau courante, les chiottes et le lavabo !
J’eus le bon sens de ne pas ajouter la volte-face de Fellini au dossier des vexations (pour ne pas dire plus) auxquelles j’étais de nouveau en butte, après l’acquittement de Milan. Trois autres procès m’attendaient, au seuil de cet hiver : pour mon deuxième roman, pour l’incident de via Panico, pour l’affaire d’Anzio. En outre, je venais à peine d’échapper à la plainte pour diffamation déposée contre moi par le maire de Cutro en Calabre.
Pendant l’été 1959, l’hebdomadaire milanais Successo m’avait envoyé en reportage le long des côtes italiennes. Mes compatriotes commençaient à découvrir les vacances de masse. Je décrivis ce que j’avais vu : les plages souillées, les juke-boxes tonitruants, l’effritement de la morale familiale sous l’effet conjugué du soleil et du maillot de bain, les bandes de teddy-boys fiers de ce nom américain mais gardant sous leurs blousons aux couleurs électriques un cœur petit-bourgeois et fasciste. En Calabre, me frappèrent le dénuement des villages, la sauvagerie du littoral, la tristesse des jeunes, le poids des interdits. Ce qui m’attira une volée de bois vert de toute la presse méridionale (« journaliste de contrebande », « Italien dégénéré », « baudruche gonflée ») et une remontrance du sous-secrétaire d’État au tourisme (« mentalité dévoyée » qui s’amuse à « vilipender le corps unique et indivisible de la patrie »). Il ne faisait pourtant aucun doute qu’une sympathie intense m’avait inspiré ces lignes sur l’abandon et la misère d’une province florissante au Ve siècle avant Jésus-Christ mais que n’avait plus jamais visitée, comme la Sicile sous les Arabes ou la Pouille sous les Normands, le vent roboratif de l’Histoire.
Le 12 novembre la ville calabraise de Crotone, administrée par des élus communistes, prima mon second roman. Tollé général, de Tarente à Cosenza. Le maire de Cutro, bourgade voisine de Crotone mais sous junte démocrate-chrétienne, choisit ce moment pour porter l’affaire en justice. Il vaut la peine de passer en revue ses motifs. Reggio m’avait paru d’une pauvreté effroyable. « On dirait la description d’un campement de bohémiens et il s’agit d’une des plus délicieuses villes d’Italie. Comme toutes les autres, elle veut être encore plus belle et devenir plus prospère, mais, dans l’enchantement de son rivage qui se penche sur les eaux du Détroit, et dans la clarté de ses rues lumineuses, trahit-elle l’angoissante détresse dont P. se désole ? » « Les femmes d’une tribu africaine : voilà, pour P., les distinguées citoyennes de l’industrieuse Tarente, port de notre flotte militaire et siège de fameux chantiers navals. » « La réputation, l’honneur, la noblesse, la dignité des valeureuses populations de Cutro ont été manifestement et gravement piétinés. Sur les dunes jaunes, autre terme africain dont se sert le journaliste, poussent par centaines les maisonnettes propres, colorées, gaies, de l’Office de la Réforme. Les gens laborieux du Sud, de Calabre, de Cutro, fidèles à l’impératif biblique, y gagnent leur pain à la sueur de leur front, et non en écrivant des articles diffamatoires contre leurs frères. »
L’Église (« fidèles à l’impératif biblique ») et l’Armée (« port de notre flotte militaire ») montraient les dents contre moi : mais aussi le Tourisme (« l’enchantement de son rivage »), nouveau pouvoir plus redoutable que les deux autres, au moment où « Carosello », une émission publicitaire télévisée, se mettait à répandre quotidiennement d’un bout à l’autre de la péninsule quinze minutes de conseils pédagogiques. Sur la meilleure façon de se laver les dents, de mettre la table pour ses amis, de choisir sa marque d’aspirateur et de lave-vaisselle, de tourner un compliment à une femme : avis, ce dernier, particulièrement destiné aux hommes du Sud, encore en proie à une muette et bestiale convoitise, de nature à faire fuir les étrangères. On n’oubliait pas non plus leurs grasses et difformes épouses : à qui s’adressaient d’abord les recettes de cuisine et les recommandations vestimentaires, sinon à celles que l’abus de pâtes et l’entêtement à s’habiller en noir changeaient en épouvantails sur les plages où Vénus était née ?
Bref, les nouveaux augures de la nation indiquaient à chacun comment se préparer, moyennant un effort dans l’hygiène, la coquetterie, la politesse et la galanterie, à un avenir aussi « lumineux » que les rues de Reggio. Sans dire, bien entendu, que le but de ces différentes métamorphoses n’était pas de pourvoir au bonheur des indigènes, mais tout bonnement d’accroître sur leur territoire les ventes de crèmes solaires, de lunettes noires et de boissons gazeuses. Produits fabriqués dans le Nord, où on espérait que, une fois « civilisées » et alignées sur les mœurs européennes les centaines de kilomètres de côtes méridionales, les touristes au départ de Milan et de Paris, de Zurich et de Francfort y afflueraient par milliers, fournissant une clientèle magnifique aux industries balnéaires.
Le maire de Cutro n’hésita pas à déformer le sens de certaines de mes phrases en les isolant. Procédé typique de ceux qui censurent au lieu de discuter. Tu penses bien que je n’aurais jamais employé l’adjectif « africain » sinon avec une intention laudative, moi qui m’apprêtais à chercher du côté du tiers monde une terre de remplacement pour mes borgates perdues. « La mer Ionienne n’est pas une mer de chez nous, avais-je écrit, ses flots, ballottés entre la Grèce et l’Égypte, font entendre au contact de nos plages la rumeur mélodieuse de l’Orient. » Éloge peut-être tiré par les cheveux et mièvre, mais la louange, tout le monde l’aurait comprise. Dans l’exposé du maire, on ne lut que le premier tronçon de ma phrase : « La mer Ionienne n’est pas une mer de chez nous », suivi de ce commentaire goguenard : « Donnons-la à la Russie, si chère à l’auteur du reportage ! » N’aurais-je perdu à cause de cette canaillerie que l’estime de quelques pêcheurs ingénument attachés à leurs côtes, à leurs barques et au souvenir de Garibaldi dans l’Aspromonte, on ne peut nier qu’un tour d’écrou supplémentaire fut donné à la chaîne en train de se resserrer dans l’ombre.
Quant aux porte-parole du Parti, inutile d’espérer que le prix littéraire obtenu à Crotone les eût amadoués. Mon deuxième livre, aventure d’un délinquant de Pietralata et de ses efforts impossibles pour se régénérer par la politique, subit des attaques aussi furibondes que le premier. On m’accusa dans Rinascita, de mépriser mon héros, sentine de vices et d’obscénités. « Voici le jeune criminel devenu membre du parti communiste. À court d’argent, il entre dans un cinéma mal famé, s’approche d’un quidam qu’il reconnaît comme pédéraste et se fait masturber par lui. Il exige cinq cents lires en paiement, non sans employer la force pour contraindre l’individu à cracher. Cela ne suffit-il pas à vous indigner ? »
Note que la bonne éducation et les diplômes universitaires de Mario Montagnana, auteur de cet article et sénateur de la République, protégé par son copieux revenu mensuel contre la nécessité « sordide » d’extorquer à un « triste sire » de quoi bouffer le soir, ne l’ont pas empêché de faire la grossière faute de sens sur « pédéraste ».
Qui « s’indigna », selon le conseil de la revue officielle du Parti, fut l’Action catholique. Plainte contre mon roman. Le magistrat instructeur ne renonça aux poursuites que sur le rapport minutieux du dottor Cuttolo, catholique et professeur d’histoire à l’université de Rome. Un mois de travail, trente jours consacrés à l’examen du livre, scrupules qui lui furent payés soixante-seize mille lires – cent cinquante-deux fois le prix d’une passe dans les cinémas près de la gare – pour conclure que les mœurs décrites ici offensent le goût du lecteur mais sans lui donner envie de les imiter. « Nous sommes à présent habitués par les films et les romans néo-réalistes à accepter des choses dures et scabreuses que nos aïeux auraient repoussées avec effarement. »
Non-lieu pour cette fois, mais je m’aperçus, en passant au crible la presse (pourquoi perdre mon temps avec les journaux ? me diras-tu) que mon image publique avait subi une légère quoique significative altération. Je ne suis plus seulement un auteur de livres à scandales, mais un homme peut-être lui-même scandaleux. « P. connaît ce monde de l’intérieur », affirme le critique littéraire de L’Espresso, magazine indépendant. S’insinue partout le doute calomnieux : peut-on raconter avec tant de détails la vie des bas-fonds sans participer soi-même aux activités criminelles de la pègre ? Et quand, sous prétexte de jeter des fleurs à l’écrivain, on admire sa précision à décrire un hold-up nocturne contre le pompiste Shell de la via Cristoforo Colombo, on prépare en douce les lecteurs à se dire qu’une telle justesse ne dépend pas seulement de son pouvoir d’imagination.