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Ce poème, je l’écrivis d’une traite. Au cours d’un furibond raptus, pendant les heures nocturnes d’une veille inspirée. De toutes mes compositions en vers, je t’assure que c’est une des meilleures, bien que je l’aie gardée inédite, ne voulant pas qu’elle tombe sous les yeux d’un autre que son dédicataire.

La fable allemande qui plaisait tant à Svenn raconte comment les bourgeois d’une cité hanséatique engagèrent à leur service un joueur de flûte pour les débarrasser des milliers de rats qui infestaient les caves et les rues, montaient à l’assaut des maisons et souillaient jusqu’à la sainte église de Dieu. Le musicien porta son instrument à ses lèvres et en tira des sons si persuasifs, que les pestifères animaux accoururent pour le suivre. Le plus gros et le plus vorace, qui avait élu domicile dans le tabernacle du Seigneur, ne put résister à cet appel mélodieux. Il rejoignit au grand trot la troupe gambadante de ses compagnons subjugués. Tel Orphée auquel les arbres de la montagne emboîtaient le pas ; l’auteur d’accords si suaves aurait pu entraîner derrière lui les pierres et les toits de la ville. Les rats disparurent pour toujours au fond d’une forêt plus épaisse et plus noire qu’une galerie de mine souterraine. Mais quand il revint réclamer son salaire, les bourgeois se moquèrent de ses prétentions et ne consentirent à lui remettre qu’une part infime de la somme stipulée.

« Ha ! Ha ! disaient-ils en ricanant. Depuis quand est-ce qu’il faut payer pour du vent soufflé par des trous ? »

Il sourit, s’inclina, emboucha à nouveau sa flûte et joua un autre air fort différent du premier. À l’instant, les gamins qui suçaient leur plume derrière leur pupitre en essayant de retenir le théorème de Pythagore se levèrent d’un bond, repoussèrent leur chaise et se précipitèrent hors des maisons. Les fillettes qui apprenaient dans les cuisines avec leurs mères la recette des ragoûts, oublièrent de s’essuyer les mains au torchon pour être plus vite dans la rue. L’ensorceleur les attendait au pied du beffroi. Il se dirigea vers les remparts, franchit la porte dont le pont-levis s’abaissa tout seul sur son passage et s’éloigna dans la campagne, escorté de la population enfantine au complet. Les parents eurent beau organiser des battues et fouiller les ravins, ils retournèrent bredouilles de la forêt qui avait englouti leurs rejetons.

Or il me semblait, à moi, que dans cette belle et mystérieuse légende certains éléments appartenaient à la version originale, mais que, au cours des temps, on avait dénaturé l’apologue jusqu’à le présenter comme une histoire de représailles et de châtiment. Je sentais sous les mots, en contradiction avec le pesant moralisme de la conclusion, une atmosphère ludique et légère. En particulier, je n’arrivais pas à admettre que cette flûte magique n’eût servi qu’à punir des adultes, et que le seul mobile du musicien pour séduire les enfants eût été la vengeance contre l’ingratitude de leurs pères. Comme ils sautillaient et gambillaient avec allégresse aux sons enchanteurs de l’instrument ! Comme ils paraissaient heureux d’avoir abandonné leurs familles pour dérouler à travers la campagne leur cortège espiègle et fringant ! Et lui-même, quel pétillement de lumière dans ses yeux rieurs ! Comme on était sûr, en le voyant danser à la tête de l’euphorique procession, qu’aucun sentiment mesquin de revanche n’avait inspiré son initiative, mais le pur bonheur d’une mission à remplir !

J’entrepris donc de récrire de fond en comble la fable, qui devint sous ma plume le panégyrique d’une découverte et d’un affranchissement, au lieu de se borner à un règlement de comptes pécuniaire.

Mon joueur de flûte commence par être épouvanté de cette innombrable multitude de rongeurs : à tant de milliers de mandibules en activité correspondent tant de sacs de farine accumulés sous les poutres des toits, tant de fromages serrés à l’intérieur des garde-manger, tant de caisses de biscuits bouclées à double tour dans les bahuts. De quoi effrayer en effet une âme d’artiste exclusivement soucieuse de produire de beaux sons en accord avec l’ordre musical de l’univers, et qui, sans être capable de calculs arithmétiques précis, devine fort bien, d’après l’énorme entassement de provisions emmagasinées par les bourgeois, le fond de leur caractère.

Comment lui, pauvre jeune homme armé seulement de sa flûte, pourrait-il rétablir à Hameln la simplicité primitive, la frugalité, l’insouciance du lendemain ? « Regardez les oiseaux dans le ciel ; ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers. Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. » L’épargne, la peur de manquer, la satisfaction des pères ayant sué toute leur vie pour se mettre à l’abri du besoin, la prudence des mères secouant à leur ceinture les clés tintinnabulantes des armoires et des resserres, la discipline familiale redoublée par la férule des écoles, ce tableau se présente à l’esprit affligé de mon héros. Où resterait quelque innocence sinon dans le cœur des enfants ? À condition que la chasse aux brevets scolaires, l’apprentissage des responsabilités, la préparation aux tâches adultes et tout cet asservissement déguisé sous le nom d’amour paternel n’absorbe pas leurs meilleures années.

S’il décide de les emmener loin de la ville, c’est pour les initier sans tarder à la vraie vie.

 

Résonne, ô flûte, joue ton air de danse !

Les bonds agiles de sa mélodie

ignorent l’alignement réglementaire des portées !

 

Mon poème déclarait la guerre à toutes les entraves qui oppressent les moins de vingt ans. Je célébrais l’aventure du corps et les rites de la puberté. J’invitais les garçons et les filles à jouir tout de suite de leur jeunesse et de leur beauté. Ils devaient se rejoindre et s’unir en plein air, jamais dans un lit, symbole de la routine conjugale et de la sensualité à heures fixes. Qu’ils préfèrent les rustiques libations de semence à la prison casanière de l’alcôve ! Qu’ils sautent les murs des geôles domestiques et s’élancent derrière le joueur de flûte vers l’horizon illimité des joies et des passions printanières !

 

Doux est l’avril de vos membres,

tendres oiseaux échappés du nid.

Entendez-vous les larmes de vos mères ?

Les voilà qui pleurent au-dessus de vos lits vides !

 

Peut-être quelque démagogie gâtait-elle ce lyrisme vernal : je n’avais pas encore compris que toutes les places, tous les métiers reviendraient aux riches s’il n’y avait plus ni concours ni diplômes. La tirade contre les servitudes de la vie urbaine me parut bien un peu rhétorique, mais elle ne pouvait que plaire à Svenn, forcé de se rendre à Udine pour suivre les cours de son lycée, et par conséquent enclin à confondre l’ennui du travail scolaire et la grisaille du paysage citadin. De même, la louange de la nature, quoique non dépourvue d’emphase et de convention, flatterait à coup sûr l’amoureux des plantes et des fleurs. Dans le cas où il serait encore attaché à ses parents, il ne s’offusquerait pas de l’attaque dirigée contre les pères et les mères, les philistins de mon poème étant nommément désignés comme des bourgeois, habitants du Burg. Élevé dans une ferme, par de petits exploitants dont les maigres revenus suffisaient tout juste à leur subsistance, il pourrait penser que ma virulence contre les familles en général ne visait pas la sienne ; moyen de mettre d’accord respect filial et goût de la liberté. Entraîné déjà aux expériences illicites par les larcins de fleurs dans les jardins privés, il hésiterait moins à se joindre au cortège des enfants de Hameln et à franchir avec moi les portes de l’interdit.

Bref, relisant mon œuvre, je fus si content d’avoir déployé tant d’inconsciente habileté dans mon entreprise de séduction, que je ne pus m’empêcher de conclure par une note plus hardie :

 

Je vous raconterai avec le son de ma flûte

de mes débordantes nudités la magique violence.

 

Tant pis, me dis-je, en songeant qu’une invitation trop pressante risquait de le braquer contre moi. Je ne pouvais quand même pas attendre indéfiniment une autre occasion, maintenant que l’appât des baignades m’était retiré. Il lut mes vers, les relut, plia en quatre la feuille et la fourra dans sa poche, avec un air de contentement manifeste. Mais comment me cacher que le plaisir d’avoir inspiré une page littéraire écrite exprès pour lui comptait bien plus à ses yeux que le contenu du poème et l’effort d’interprétation de la légende ?

Pour tout commentaire, il observa qu’avec des Kelvinator, aux portes hermétiques, les fromages se seraient trouvés hors de portée des rats. Les bourgeois de Hameln auraient donc diminué le salaire promis au joueur de flûte, en proportion du préjudice moins grand causé à leurs réserves.

Bizarre alliance d’absurdité anachronique et de précision comptable, cette remarque me laissa pantois. Je commençais à me décourager et à prononcer en moi-même la parole fatidique : « Renonce ! » Tantôt je reprenais espoir, quand Svenn, perché sur le cadre de ma bicyclette, lâchait le guidon pour me serrer dans ses bras, tantôt je me sentais le plus misérable des hommes, lorsque ayant mis pied à terre dans un endroit écarté et désert, je le voyais s’élancer à la recherche de nouvelles fleurs, sans paraître se douter que la solitude et la fraîcheur du lieu auraient convenu à d’autres délassements que l’herborisation.

Il voulut retoucher la fresque du joueur de flûte d’après les indications de mon poème, mais la seule correction importante qu’il apporta sur le mur de la chapelle où serpentait le cortège des enfants fut de transformer le jeune musicien en vieillard, par l’ajout d’une barbe grise. Il frotta des vesses-de-loup et obtint une poudre de la couleur désirée qu’il dilua dans l’eau de pluie d’un rocher. Fantaisie innocente ou cruauté réfléchie ? En tout cas, ma tentative d’utiliser l’ancienne fable allemande comme message personnel d’amour avait raté, si l’âge, l’expérience et l’autorité semblaient à Svenn les qualités nécessaires pour guider et initier la jeunesse, plutôt que la gaieté malicieuse et l’attrait sensuel.

J’en étais là de mes réflexions, et contemplais son œuvre d’un air triste et abattu, lorsque je sentis son petit corps se glisser contre le mien, et sa tête se poser sur ma poitrine.

« Est-ce que vous m’aimez toujours ? » murmura-t-il sans lever les yeux.

Assis sur l’herbe au pied d’un hêtre, je l’entourais de mes bras.

« Svenn ! dis-je dans un souffle, en lui caressant la nuque.

— Alors, embrassez-moi. »

Il renversa la tête et me tendit ses lèvres. Au moment où nos bouches allaient se toucher, des larmes jaillirent soudain de ses paupières.

« Svenn ! m’écriai-je en reculant, pourquoi pleures-tu ? »

Il se dégagea de mon étreinte et s’agenouilla dans l’herbe, le visage contre terre, le corps secoué de sanglots.

J’essayais de le prendre par les épaules pour le redresser, il tremblait de tous ses membres et hoquetait sans parvenir à dominer ses convulsions. À genoux à côté de lui, je lui chuchotai à l’oreille :

« N’aie pas peur, Svenn. Si tu veux, nous nous aimerons seulement comme frère et sœur. D’accord ? »

Il sécha ses larmes. Un sourire creusa deux fossettes angéliques aux coins de sa bouche. Blottis contre le tronc de l’arbre, nous restâmes longtemps enlacés. Je le berçais entre mes jambes comme un petit enfant, me contentant de remettre en ordre les boucles de sa chevelure et de nettoyer les traces de pleurs sur ses joues contractées par un dernier spasme.

Il finit par s’endormir. Celui qui n’a pas veillé sur le sommeil de son bien-aimé ne sait pas quelle félicité lui échappe. Jamais je n’aurais cru éprouver une joie aussi paisible et aussi pure dans un cœur tourmenté par l’impatience de la possession. L’effort de retenir mon souffle, de garder immobile ma jambe démangée par les fourmis, suffisait à me remplir de bonheur. La lumière dorée épandue sur la campagne, le charme élégiaque de cette chapelle désaffectée, les trilles des hirondelles virevoltant entre les bouleaux, peut-être le moment de faiblesse et d’indulgence sentimentale qui suit une crise, élevèrent de ma poitrine un cantique d’action de grâces au Dieu invisible caché dans la nature. Il ne manquait que le son des cloches pour me replonger dans l’atmosphère mystique de mon enfance, mais les Allemands avaient emporté le bronze pour le fondre.

De ce jour data un nouveau code entre nous. Si Svenn effaçait la barbe et rendait au joueur de flûte son aspect juvénile, je pouvais être sûr qu’il viendrait me rejoindre sous le hêtre pour se faire caresser, dorloter. Un rapide effleurement de nos lèvres m’apportait l’espoir que le message inclus dans mon poème arriverait bientôt à destination : tels les jeunes garçons de la légende par le musicien, Svenn se laisserait guider par moi vers les mystères de la forêt inconnue. Parfois un baiser moins involontaire scellait un après-midi de travail intense et fécond.

Je devais prendre garde à ne pas brusquer sa volonté. Si mes doigts tentaient de défaire un des boutons de sa chemisette pour chercher un passage vers la peau nue, il se remettait debout et retournait à sa fresque, son premier soin étant de rajouter la barbe. Il apportait toujours avec lui dans un seau une réserve de vesses-de-loup. L’épée couchée dans le mitan de leur lit ne fut pas un obstacle plus infranchissable pour Tristan et Iseut qu’entre Svenn et moi cette provision de poudre grise posée à l’écart sur l’herbe près du rocher creux où stagnait de l’eau de pluie.