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La chapelle de Versuta, construction romane du Trecento, s’élève au milieu d’un pré d’herbes folles. En regardant attentivement le mur intérieur du transept, je découvris des traces de fresques. Un ami peintre m’apprit à frotter avec un oignon la couche de plâtre, de manière à faire apparaître ce qui reste des figures. Au bout d’un après-midi de travail, nous dégageâmes une tête de saint, que le voisinage de l’abbaye de Sesto al Reghena nous permit d’attribuer à cet élève anonyme de Giotto qui avait décoré l’église du monastère.
J’ai beaucoup dessiné et beaucoup peint, à cette époque. Paysages, portraits de femmes, d’enfants, autoportraits. Je me suis peint deux fois avec une fleur dans la bouche. Ni les couleurs à l’huile ni les détrempes ne me plaisaient. Chose curieuse à avouer de la part de quelqu’un qui n’avait aucune autorité en la matière, il me semblait que la peinture, de tous les arts, était celui qu’unissait à la nature le rapport le plus étroit. Aussi, préférant les colorants naturels aux produits du commerce, ai-je commencé à mélanger la pâte de mes tubes tantôt à du jus de fraises écrasées pour obtenir un rouge plus pulpeux, tantôt au suc de certaines herbes grasses qui me fournissaient la nuance de vert recherchée. Je me mis à collectionner les plantes, au grand amusement de cet ami peintre, Giuseppe Zigaïna, que j’allais trouver dans sa maison de Cervignano del Friuli. (En souvenir de cette époque et de cette amitié, j’ai invité plus tard Zigaïna à figurer dans mes films : sienne est la main qui, dans celui tourné à Milan, peint le tableau énigmatique.)
Il pouvait être deux ou trois heures de l’après-midi quand, par ce milieu torride d’une journée de juin, qui avait vidé les campagnes et poussé tout le monde, hommes et bêtes, dans le refuge ombreux d’une sieste, je mis pied à terre devant une ferme pour demander un verre d’eau. J’avais pédalé des kilomètres et des kilomètres à la recherche de nouveaux échantillons pour mon herbier, j’étais exténué. Au milieu de la cour, assis sur une pierre près de la pompe, un garçon jeune, presque nu, se faisait sécher au soleil. Il tenait encore à la main l’extrémité d’un tuyau fixé au robinet par un fil de fer. Je ne voyais que son dos, hâlé et luisant : chair innervée de lumière, jeu de muscles déjà bien sculptés sous la peau brunie.
Un chapeau de paille à très large bord recouvrait sa tête. Il avait abandonné à côté de lui, par terre, un bouquet de coquelicots fraîchement cueillis. Pour le moment, comme absorbé dans une profonde contemplation, il paraissait regarder fixement entre ses jambes. Je m’approchai sans bruit. La maison somnolait derrière les volets clos. Le chien, couché dans sa niche, souleva à peine le museau puis se rendormit pour s’éviter la fatigue d’aboyer. Aucun souffle ne tempérait la canicule. Les draps blancs, mis à sécher sur des fils de fer, pendaient raides en travers de là cour comme des écrans de cinéma.
Ce que j’avais pris pour un chapeau n’était que le bord d’un chapeau sans fond qui laissait à l’air libre une masse de cheveux blonds de même couleur que la paille. Le garçon entendit mon pas, se dressa d’un bond, se retourna. Nous échangeâmes un cri de stupeur et de plaisir. Je ne l’avais pas revu depuis l’enterrement de Guido, maintenant qu’il poursuivait ses études au lycée d’Udine. Il avait forci et embelli, mais c’était toujours le même Svenn, bien découplé, bien proportionné, imberbe, rayonnant, le torse et le ventre d’un enfant, sans un poil, mais vêtu d’une culotte si petite qu’elle laissait dépasser la touffe déjà drue d’une noire pilosité inguinale. Il intercepta mon regard, rougit, enfila son blue-jean, remonta d’un coup sec la fermeture Éclair, boucla avec la même énergie sa ceinture et pour finir boutonna, sur sa poitrine encore mouillée, une chemisette à carreaux qui provenait, comme le pantalon et la ceinture, des surplus américains.
Puis il s’aperçut qu’il avait encore cet étrange couvre-chef sur sa tête, et le sang afflua de plus belle à ses joues. S’écriant que son père allait le gronder si « maman » découvrait avant leur réveil la disparition de sa précieuse solane, il s’élança vers la maison, sans prendre le temps de remettre ses sandales.
Ainsi, je venais de voir un des rarissimes spécimens de cette coiffure vénitienne utilisée autrefois par les contemporaines du Véronèse et du Titien lorsque, assises à leur balcon sans craindre pour leur visage abrité par le bord, elles exposaient leurs cheveux à l’éclat du soleil, qui les dorait de cette blondeur diaphane immortalisée par les peintres. Une coutume répandue autrefois dans l’aristocratie de la capitale se conservait intacte dans la partie la plus reculée et la plus rurale de la province. Si ma surprise fut grande de constater qu’une paysanne du XXe siècle recourait aux mêmes artifices qu’une femme de doge ou de procureur, cette preuve de coquetterie chez un garçon de seize ans me laissa rêveur. Svenn poussait-il l’imitation des modes de l’ancien temps jusqu’à imbiber une éponge de jus de coing et de suc de troène, pour s’humecter goutte à goutte les cheveux pendant les heures d’insolation ?
Je finissais de me rafraîchir à la pompe, lorsqu’il reparut, toutes ses boucles claires éparses autour de ses joues bronzées. Troublé plus que je n’aurais voulu l’être, je ramassai le bouquet de coquelicots pour me donner une contenance. Une idée que je crus ingénieuse me vint alors à l’esprit. Je savais, par expérience pédagogique, qu’un enfant qu’on amuse est un enfant conquis.
« Regarde ce que nous allons faire, lui dis-je en décrochant un drap du fil de fer où il séchait. N’aie pas peur pour ton père et ta mère, nous remettrons tout en place avant leur réveil. Allons, remue-toi un peu. »
D’un air effaré il me vit étendre par terre, bien à plat sur le sol poussiéreux, le drap blanchi de frais. Je n’étais pas fâché de l’associer à cette infraction domestique qui transformait, à la barbe de ses parents, l’honnête fils de famille en complice d’un petit méfait.
Les fleurs de coquelicots, frottées entre mes paumes au-dessus du drap, exprimèrent un jus qui sécha en dix secondes. Je dis à Svenn de mouiller son doigt à la pompe, puis d’appuyer avec le bout sur l’étoffe et de tracer à l’endroit où les fleurs l’avaient imprégnée de leur suc n’importe quelle figure qui lui plairait. Il se prit immédiatement au jeu et dessina des étoiles fantastiques dont les branches ressemblaient à des tentacules. Là où son doigt passait, la toile se teintait d’un rouge très pâle, presque rose, mais resplendissant à cause de l’éclat donné par la lessive. Sur les bords du dessin, l’index de Svenn laissa un liséré d’un rouge intense, précieux, le vrai, le seul rouge ponceau. Ce résultat le fascinait. Il voulut recommencer sur une autre partie du drap, pressa lui-même les fleurs, remouilla son doigt et tenta de représenter un chameau. À part la bosse, on aurait eu du mal à le distinguer d’un chat ou d’un mouton. Svenn, désappointé cette fois, me demanda d’essayer à mon tour. Tandis que je m’exécutais de mon mieux, il glissa son bras autour de mon cou. Transporté d’enthousiasme à mesure que s’étalait sur la toile une sorte de douar africain, avec les tentes et les animaux, soudain il m’embrassa sur la joue. Il ajouta un ou deux détails à mon œuvre et nous continuâmes ainsi, mouillant à tour de rôle notre doigt, à l’enrichir de multiples variations, toujours dans les tons roses et rouges, mais avec d’innombrables nuances, selon que nous épaississions la poudre de pavot ou que nous l’employions plus diluée, et suivant la force de pression de l’index sur le drap.
Svenn battit des mains devant le tableau achevé. Il s’écria, radieux :
« Nous sommes donc des peintres ! »
Je crus qu’il allait m’embrasser à nouveau mais une ombre traversa son visage.
« Pourtant, laissa-t-il tomber tristement, ça, ce n’est pas de la peinture !
— Mais si, Svenn, c’est de la peinture, et toi, tu es un peintre ! »
Me doutant que cet accès de méfiance dans ses dons lui venait tout droit du lycée, où quelque professeur aux préjugés académiques enseignait à ses élèves que la peinture commence avec un chevalet et des pinceaux, je lui citai le cas d’un grand artiste du passé, qui fabriquait ses couleurs avec des matières végétales. (Pontormo, mais je lui tus le nom, convaincu que dans aucune classe au monde on ne mentionne la petite église de Santa Felicità : pour revoir la Déposition, je serais même prêt, imagine-toi, à remettre le pied dans cette sotte ville de Florence !) Personne depuis sa mort, ajoutai-je, n’avait retrouvé le secret de ses roses et de ses verts.
« Ce secret, tu ne voudrais pas m’aider à le découvrir ? Il suffirait de cueillir et de rapporter le plus grand nombre de fleurs possible de toutes les variétés.
— Oh si ! s’exclama-t-il, tout de suite si vous m’emmenez avec vous !
— Tu oublies, lui dis-je, qu’il nous reste une chose importante à faire. »
Je ramassai le drap sur lequel, n’arrivant pas à détacher les yeux de notre œuvre commune, il voulait sans cesse retoucher un détail. Puis, avec la mine la plus résolue et la plus froide que je pus me donner, bien que mon cœur, depuis que j’avais reçu son baiser, bondît dans ma poitrine, je me dirigeai vers la pompe. Sans entendre ses cris, je fixai à nouveau au robinet le tuyau que j’avais décroché pour boire, et braquai le jet sur nos dessins qui ne tardèrent pas à disparaître. Toujours calme et en apparence indifférent, j’allais suspendre avec deux pinces à linge le drap redevenu aussi blanc qu’au sortir de la lessiveuse, non sans observer du coin de l’œil la déception et le chagrin de Svenn. J’avais marqué deux points, le premier en m’attachant le garçon par une occupation qui d’évidence le passionnait, le second en lui révélant, pour la première fois aussi manifestes, les inconvénients de l’obéissance filiale. Excellente leçon d’où il retiendrait, dans un angle obscur de sa mémoire, qu’il avait connu un vif plaisir, non seulement sans demander l’accord de son père, mais en se risquant à une action que celui-ci eût blâmée.
Les jours suivants et pendant le reste de l’été, nous nous livrâmes à une foule de nouvelles expériences, utilisant pour support de nos fresques le dos de granges isolées ou les murs extérieurs d’églises suffisamment écartées du village. C’était à qui de nous deux trouverait des plantes rares ou inventerait des mixtures inédites. Rendez-vous quotidien devant un vieux pommier, au tronc noueux et troué, situé à mi-distance de Casarsa et de la ferme de Svenn. Si un empêchement me retardait, il me laissait un message dans la cavité du tronc : « Soyez là demain », ou « Pourquoi pas le lion et l’agneau ? » Parmi plusieurs fables en projet, Svenn me soumit le moyenâgeux conte allemand du joueur de flûte de Hameln. La procession des rats, attirés hors de la ville par les sons mélodieux de l’instrument, semblait encore dans nos moyens. Mais comment rendre le cortège des enfants que le musicien, outré de l’ingratitude des bourgeois, entraîne à leur tour derrière lui et perd à sa suite dans les profondeurs de la forêt ?
J’apportai un jour une fronde, cadeau de réparation pour les injustices subies autrefois. Il saisit l’allusion car, le lendemain, je découvris dans l’arbre un billet, avec ces mots calligraphiés sur le papier quadrillé d’une page arrachée à son cahier d’école : « Pourquoi étiez-vous alors si méchant ? » J’avais à peine fini de lire, ému aux larmes par cette confidence, qu’il me sauta dessus par-derrière et plaqua ses mains sur mes yeux. Il s’était caché pour me faire la surprise et, dès lors, il nous arriva à tour de rôle de nous dissimuler non loin du pommier afin de guetter la déception du retardataire et de bondir ensuite à son cou. Svenn s’arrangeait pour me faire rouler par terre avec lui ; bref corps à corps dans l’herbe ; un baiser sur ma joue, rituel signal, m’indiquait le moment de me relever.
En route à travers champs, nous emplissions nos musettes de toutes les espèces de feuilles et de fleurs. Fidèle à ma politique de petites transgressions, j’encourageais Svenn à sauter par-dessus les barrières des jardins privés et à voler dans les parterres, pendant l’heure de la sieste, les plus beaux exemplaires des fleurs de culture. Opération qui présentait le double avantage de compléter notre provision de plantes sauvages, et de perfectionner son entraînement au clandestin, à l’illicite. La blancheur du narcisse, le violet de la jacinthe, le jaune de l’anémone, l’orange du dahlia, l’incarnat de la rose, la pourpre de l’œillet l’enivraient de leurs mille diaprures et le plongeaient dans l’extase, tandis que, plus prosaïquement, j’écrasais entre mes doigts la baie noire du genièvre ou la tige résineuse du pistachier.
Celui qui allait devenir dans quelques années un bon peintre (à qui seul la modestie et le refus de se transférer à Rome ont interdit un destin national) fit ses écoles non pas dans les ateliers, avec des godets et des pinceaux, ni en achetant ses couleurs à un marchand, mais en les choisissant lui-même dans l’immense et magique palette que lui offrait la nature. Insensible aux parfums, à peine se rendait-il compte que les roses embaumaient. Les buissons printaniers de l’odorant seringa pouvaient exhaler leur fragance de chaque côté du chemin, il ne songeait qu’à se demander si cette qualité de blanc se marierait avec le mauve de la pensée, le gorge-de-pigeon du cyclamen.
Il devenait mon maître. À mes trouvailles sophistiquées (par exemple : mélanger du vinaigre de vin à plus ou moins de chaux pour obtenir une gamme de rouges soutenus, utiliser de la cire de bougie encore chaude) il préférait les teintes directement extraites de ses fleurs. Devant le mur à décorer, point ne lui était besoin de crayon ni de plume pour esquisser les figures. Il pressait tout bonnement le suc de ses plus beaux échantillons à même la surface qu’il voulait orner, promenait avec précaution le doigt dans cette mixture chatoyante, et le lion et l’agneau, les rats et les enfants de la fresque, sans le support de traits ni le dessin, venaient au jour comme spontanément.
J’étais émerveillé de la rapidité des progrès accomplis par Svenn, mais plus heureux encore lorsque, découragé soudain par la maladresse d’un profil ou le défaut d’une perspective, il venait appuyer sa tête contre ma poitrine, en me demandant un câlin qui se bornait, par prudence mais aussi par égard pour son âge, à une caresse sur sa nuque. Mélange de pédagogie buissonnière et de sensualité chaste, je vivais le premier amour de ma vie. Une seule fois je pris l’initiative de serrer Svenn dans mes bras et de l’embrasser sur la joue, quand il eut peint, avec son procédé aussi simple que charmant, une très jolie tête d’ange sur le pilier d’une chapelle en ruine.
Depuis longtemps je voulais l’emmener dans mon grenier de Versuta, pour l’associer de plus près à mes travaux littéraires. Il s’étonna de voir mon bureau placé non pas devant la lucarne qui donnait sur les champs, mais contre un mur aveugle. Bien ingrat le métier d’écrivain, lui dis-je, à côté de celui de peintre : nécessité de se concentrer, de se couper du monde (la fenêtre et le « panorama » étant mortels pour l’écriture), de s’isoler de son prochain, alors que les grands fresquistes du passé œuvraient en équipe, souvent devant un groupe fourni d’admirateurs, et se distrayaient par toutes sortes de plaisanteries joyeuses échangées d’une planche à l’autre de l’échafaudage, la fiasque de vin, la miche et la fourme se trouvant en permanence à portée de leur main.
Au lieu de prêter l’oreille à mes doléances, il s’amusait à passer en revue les instruments de mon métier éparpillés sur ma table, certains inconnus de lui : porte-plume de plusieurs dimensions, crayons à bille alors dans leur nouveauté, une gomme bicolore à double usage, un grattoir pour les fautes de frappe, un coupe-papier, deux rouleaux de scotch dont l’un transparent, une agrafeuse. Moi, une seule pièce de cet attirail m’a jamais semblé un peu drôle, mais je ne l’ai possédée que bien des années après, à Rome : une lame de rasoir montée sur un manche, utile à découper la page de dédicace avant de vendre au fripier pour cent lires les livres que m’envoient en service de presse mes collègues du milieu littéraire.
Les gestes de celui qui s’installe devant sa feuille de papier ou sa machine à écrire m’ont toujours paru très pauvres, en regard du cérémonial qui accompagne chaque phase d’un travail manuel. Je ne développais pas cette comparaison seulement pour flatter Svenn et pour l’encourager dans sa vocation. Tel était bien le fond de ma pensée. Manipuler des matières, se mesurer en artisan avec une difficulté concrète à vaincre, voilà des plaisirs qui échappent au tâcheron de la littérature. Mon jeune visiteur ne me suivait pas du tout dans mon raisonnement. J’avais beau lui expliquer que rester assis sur ma chaise et remplir la page de signes abstraits, égaux, monotones, me donnait un sens profond d’insatisfaction et d’ennui, il trouvait une beauté mystérieuse à tous ces hiéroglyphes alignés sur la feuille et se fâcha presque, après avoir écouté la lecture d’un de mes poèmes, que je ne fusse pas plus content de jouer et de jongler avec les mots.
— « Mon corps de boue et d’ivoire », répétait-il avec ravissement. Il récita une espèce de litanie que j’avais écrite (mais le comprit-il ?) à la gloire des amours enfantines :
Rapides flamboiements
de cheveux… Cruelles
négligences de regards…
« Tenez, ajouta-t-il, en prenant un porte-plume sur mon bureau et en me le mettant dans la main, je veux qu’un de ces jours vous me fassiez un poème, pour moi seul ! Comme ça vous ne serez plus si malheureux de vous asseoir sur votre chaise, puisque je serai là dans vos pensées. »
Ma « vocation », encore incertaine, de poète date sans nul doute de cette heure-là. J’aurais presque pleuré de joie et de surprise, à ce reproche tourné si affectueusement. Quelle délicatesse pour m’apprendre qu’il avait conscience d’être aimé ! Quelle invitation pleine de tact à lui faire ma cour ! Ce porte-plume, en ébonite noire, avec une étoile blanche à six branches sur le capuchon, de marque « Mont Blanc », fabriqué en Allemagne, est resté mon fétiche, je ne m’en suis jamais séparé, même pendant mes premiers voyages en avion, lorsqu’il perdait de l’encre dans ma poche. Si j’ai choisi en définitive la carrière d’écrivain, si le bandeau du peintre n’a ceint mon front qu’une seule fois, quand j’ai incarné le personnage de Giotto dans mon film napolitain, c’est à cause de ces paroles de Svenn et de la plume « Mont Blanc ». Dois-je regretter qu’il n’ait pas enserré pour de bon mes cheveux ? Artiste peintre professionnel, j’aurais continué à chercher les fleurs sur le revers des talus. Mes œuvres, faites de matières putrescibles, se seraient modifiées au gré de leur vie organique, victimes de corrosions imprévues qui auraient peut-être fini par les détruire. Sort mille fois plus enviable que celui réservé à mes livres, dont le contenu intact emmagasiné dans les bibliothèques n’alimentera plus dans cinquante ans que la pédante rumination des universitaires. Mais j’aurais été infidèle au souvenir le plus tendre et le plus émouvant de ma jeunesse.
Aujourd’hui c’est toi, Gennariello, qui me rends confiance dans la valeur de mon travail. Oui, quand j’en ai assez d’entendre les compliments hypocrites de mes confrères, quand je constate que mes succès ne sont bons qu’à m’attirer soit la jalousie de mes rivaux dépités soit les flatteries de candidats à un des prix littéraires où je dispose d’une voix, quand aucune parole sincère d’ami ne m’apporte un jugement nuancé, quand je me demande si mes livres ont plus de titres à retenir l’attention que ceux dont je me débarrasse chaque mois sur la charrette du brocanteur, il me suffit de t’imaginer sur la terrasse de tes parents, entre les pots de basilic et les gousses d’ail suspendues à la tonnelle. Tu ne continuerais pas à me lire si mes mots n’étaient aussi vivants pour toi que le rayon de soleil posé sur le bras de ton père assoupi, que les plants de menthe arrosés par ta mère avec la dame-jeanne qu’elle vient de remplir à l’évier de la cuisine. Rude et saine concurrence, que de lutter contre le bourdonnement des mouches au-dessus des assiettes, la stridulation de la cigale invisible et le chant des oiseaux dans l’azur !