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Susanna colussi, ma mère, Susanna, du nom de son arrière-grand-mère, une juive polonaise qu’un soldat de Napoléon, mon trisaïeul, rencontra dans Varsovie occupée, conquit et ramena comme prise de guerre dans son Frioul natal. Les hommes, dans ma famille, ont toujours enlevé brutalement leurs femmes pour les soumettre à leur volonté prédatrice : mariages conclus par la force des armes plus que par les séductions de l’amour. Opérations militaires, perpétrées sous l’uniforme. Ainsi en a-t-il été de mes parents, un siècle après le rapt historique sur la Vistule.
Fils du comte Argobasto P… Dall’Onda, mon père Carlo Alberto descendait d’une antique famille de Ravenne. Fier de son titre, il aimait dans sa jeunesse à se faire photographier face à la mer, le poing sur la hanche, le regard tourné vers l’horizon, le menton levé par défi, les jambes courtes mais robustes solidement plantées dans le sable. Fanfaronnades d’autant plus nécessaires qu’il fallait cacher une réalité économique aussi peu favorable que possible aux ambitions d’un jeune patricien : un palais délabré dont le plus bel étage était loué à un marchand de couleurs enrichi par le négoce des vernis sous-marins ; une mère et des sœurs toujours en deuil de quelque parent émigré autrefois dans une ville lointaine, ce qui justifiait pour les voisins qui les regardaient se faufiler de bon matin vers l’église le port de robes noires et une contenance modeste assortie à un mépris hautain pour les frivoles variations de la mode ; enfin des repas chiches, indigestes et monotones, à base de pâtes achetées au rabais grâce à la complaisance de l’économe du proche collège des jésuites. On confectionnait la sauce tomate à la maison, pendant les trente jours du mois de septembre, dans le salon transformé en usine à bocaux. Le précieux dallage de marbre, un des rares vestiges de la grandeur nobiliaire, s’empourprait chaque année de jus sanglant.
Déjeuners et dîners si maigres, que mon père contracta l’habitude de jouer aux cartes : par désir légitime de subvenir à une fringale permanente, mais aussi pour ne pas déchoir de son rang. Un P… Dall’Onda qui ne jetterait pas l’argent à pleines mains ! Tu m’accuses d’être avare. Je n’aime pas la folle et vaine dépense, faite uniquement pour la parade. Dans la prodigalité de mon père, je distingue plus de tapageuse gloriole que de vraie générosité. Regarde ses yeux, dans le portrait que je t’envoie : durs, inquiets, à l’affût. Deux meurtrières. Il m’a transmis son masque crispé, ses joues creuses, ses mâchoires serrées, ses pommettes hautes, ses lèvres minces. Malchance ou impéritie, il dissipa le petit héritage de son père au jeu. Une seule issue, pour ce fils de famille incapable d’exercer un métier mais vaniteux de son nom et de son physique : l’armée. Le voilà militaire de carrière. D’abord en Libye, puis, en 1915, quand l’Italie entre en guerre, dans le Frioul, non loin de la frontière autrichienne. Sous-lieutenant, il est affecté à la garnison de Casarsa, le village de la famille Colussi.
Ma mère était la deuxième fille de paysans aisés. Son père avait monté une petite distillerie de grappa, qui fit faillite après la guerre. Les femmes travaillaient : institutrices, comme ma mère et une de ses sœurs, ou boutiquières, comme une autre de mes tantes, qui ouvrit une papeterie à côté de la maison. Mon père, quand il se déclara, fut d’abord éconduit. La rencontre avait eu lieu pendant le bal, sur la place du village, devant l’église. Ma mère, de taille menue, de tempérament vif et ironique, grande lectrice de romans, passionnée par son métier qui la rendait indépendante, écrivait des fables et des chansons, et vocalisait elle-même sur de vieilles ritournelles du pays. La vantardise et les galons d’un officier ne pouvaient que faire rire une jeune fille de cette trempe. Repoussé, il revint à la charge : on le vit foncer à Casarsa quelques jours après la fin du conflit. Il épousa ma mère presque de force : la force étant dans la brusquerie de ses manières, mais aussi dans la pression du village, des parents, des amis. Ma mère avait désormais trente ans. Elle céda à l’obligation de se marier, autant qu’à l’insistance rapace de celui qui, rentré de Vittorio Veneto avec les honneurs du triomphe, l’attacha à son char comme un trophée supplémentaire.
Jamais mes parents ne s’entendirent. Dès la première nuit, maman prit en horreur l’assaut du capitaine.
« Garibaldi a bon dos ! » hurlait-il en rebouclant son ceinturon. Il claquait la porte sur ces mots pour moi mystérieux et quittait la maison, outragé dans sa dignité virile à laquelle il offrait en guise d’apaisement les consolations vénales qui ne manquent pas aux abords des casernes. Puis, le voilà de nouveau chez lui, réclamant son dû périodique d’hommage conjugal comme le Minotaure sa ration annuelle de sang frais. Remontrances et imprécations accompagnaient ses retours au foyer. Les carreaux vibraient sous sa voix, d’autant plus dure et arrogante qu’à la morgue du soldat se mêlait maintenant la prépotence du fasciste. Moins d’un an après ma naissance, il était déjà au Parti, criant à tue-tête dans les couloirs que Mussolini le vengerait. Je me sauvais à l’autre bout de l’appartement. Ma mère conservait dans un placard un vieux manteau en peau de lapin. Combien de fois me suis-je enfermé dans ce cagibi poussiéreux, caressant contre ma joue la fourrure défraîchie, avec un immense désir de mourir combattu par l’envie d’éternuer.
Nous déménagions souvent, transférés par l’autorité militaire. Dans mon imagination, c’était ma mère qui prenait les devants et s’enfuyait, pour échapper aux brimades de la vie domestique. Elle m’appelait auprès d’elle, j’accourais de ma chambre et me jetais en pleurant dans ses bras. Nous entassions à la va-vite dans nos valises de carton bouilli fatiguées par d’innombrables voyages les vêtements et les quelques objets en notre possession. Ma mère devait m’empêcher d’y joindre le bel paese et les légumes du garde-manger que, dans mon anxiété, je voulais emporter comme secours de première urgence au cas où nous aurions échoué dans l’île déserte de Robinson ou fini comme Edmond Dantès dans une cellule du château d’If. Sur le quai de la gare, sans savoir que mon père nous avait précédés dans son nouveau lieu de garnison, je tremblais qu’il n’eût éventé notre fuite. Lancé à nos trousses, allait-il nous rejoindre avant l’arrivée du train ? Comme celui-ci tardait à venir ! J’épiais le moindre bruit en provenance de la campagne (la gare n’était souvent qu’une station au milieu des champs) et ne commençais à respirer que lorsque la barrière du passage à niveau s’abaissait devant les voitures. Denis Papin qui inventa la machine à vapeur ne dut pas éprouver plus de joie, lorsqu’il vit pour la première fois la bouffée jaillir hors de la marmite, que moi au moment où le panache de fumée blanche lancé par la locomotive annonçait la remise en route du convoi. Sauvés, nous étions sauvés !
Parme, Belluno, Conegliano, Sacile, Crémone, Scan-diano, de nouveau Bologne : si telle ou telle de ces villes évoque pour d’autres tantôt un bouquet de violettes parfumées, tantôt un terminus de ligne en direction des champs de ski, tantôt un peintre de délicates madones, tantôt des dynasties de luthiers célèbres, je n’y associe quant à moi que de brusques départs, des caisses et des paquets amoncelés dans l’antichambre, la recherche d’un bout de ficelle pour comprimer un cageot qui éclate, la peur d’être découverts avant d’avoir réussi notre évasion, la queue impatiente au guichet de la gare, le soupir de soulagement à l’intérieur du wagon, puis, vers la fin du voyage, la nouvelle crainte, horrible, que le père n’ait déjoué notre plan et préparé la vengeance méritée par notre audace. Chaque fois, en effet, nous le retrouvions déjà dans la place : avec sa cantine d’officier trônant au milieu du salon, monument élevé à la gloire de sa virile personne, tombeau de nos chétives illusions.
Ainsi que tu le vois, il était devenu pour moi : le père. Je ne le désignais plus en moi-même autrement. Non plus : mon père, car devant sa force et sa violence ma mère me paraissait aussi vulnérable, démunie et impuissante que moi, comme si nous étions à égalité dans l’enfance et dans la petitesse. Mais non plus : notre père, l’autorité qu’il exerçait sur nous étant totalement dépourvue d’affection. Il était le père dans l’absolu, et seul cet article, dans sa brièveté cinglante, pouvait rendre l’effroi que nous inspirait sa conduite impérieuse, quand il s’affalait dans un fauteuil pour nous lancer sa jambe à débotter. Avait-il conscience de n’être au bout du compte qu’un raté ? Peut-être : mais ce qui, chez d’autres, aurait pu adoucir le caractère en l’inclinant à l’indulgence, aigrissait le sien jusqu’à la folie. Il prit le tic de se gratter la manche à l’endroit du quatrième galon manquant.
Quant à ma mère, elle ne fut jamais pour moi que maman. Ce mot qui s’enroule sur lui-même, avec la douce volute de sa consonne labiale répétée du bout des lèvres, me tendait l’image d’un cocon, d’un refuge, d’un nid ; et, dans la première syllabe, qui peut passer pour le féminin du pronom possessif, je projetais mon désir de m’approprier complètement et pour moi seul celle qui était tout pour moi. Tâche facile au commencement mais ensuite requérant une diplomatie et une astuce de chaque instant, depuis qu’un petit frère m’était né, trois ans après ma venue au monde. Guido, dont le nom ne se rattachait pour moi à aucun saint fameux, sinon à saint Sébastien peint par Guido Reni, dans cette étoile du musée de Bologne que j’ai tout de suite adorée. Le tableau représente le jeune homme presque nu, les mains jointes derrière le dos et attachées au tronc d’un arbre, le buste incliné en avant, le visage levé vers le ciel. La beauté du corps, la jeunesse du modèle, la musique du paysage, la délicatesse des gris m’ont inspiré depuis des sentiments bien différents. Au début, c’est l’identité du prénom du peintre et du prénom de mon frère qui seule me troubla et me captiva : comme si, en associant à l’image de ce glorieux martyr celui qui était entré dans ma vie en rival, j’avais pu le percer de flèches à son tour et le punir des tourments qu’il m’infligeait. Lors de nos déménagements et de nos fébriles empaquetages, je l’accusais de nous mettre en retard, chaque fois que maman devait l’aider à rassembler ses jouets éparpillés sous le lit. À qui la faute si, arrivés à destination, nous voyions se dresser sur le seuil de notre nouvelle demeure, le sourcil froncé, poussant du pied avec mépris la collection hétéroclite de nos bagages, la silhouette formidable et courroucée du père ?
Avant même sa naissance, Guido m’a fait souffrir. Maman était encore enceinte, lorsqu’on dut me soigner aux yeux. Le docteur Marengo portait un manteau à col de castorette. Sa barbiche, soyeuse et unie, semblait un morceau de la même bête dont le pelage ornait son vêtement. Un énorme paraphe aux jambages compliqués remplit la moitié de l’ordonnance. Il laissa dans la main du père une petite bouteille et me pinça la joue avant de partir. Je me réfugiai dans ma chambre, anxieux de savoir si le père réussirait à ouvrir la porte que j’avais barricadée avec un échafaudage formé de ma table de nuit et de deux chaises renversées l’une sur l’autre. J’entendis son pas dans le couloir. Il agita plusieurs fois le bouton de la porte, puis un grand vacarme m’annonça ma défaite.
Nous étions dans la cuisine à présent : moi couché sur la table, gigotant tant que je pouvais, moins par désir de reprendre ma liberté que pour le contraindre à utiliser sa force ; lui penché au-dessus de mon visage, les lèvres retroussées sur ses dents, essayant d’une main de m’empê-cher de bouger, de l’autre cherchant à faire tomber les gouttes. Mes muscles se relâchèrent, je cessai de me débattre, un sentiment de bien-être m’envahit.
Deux fois par jour le petit drame se renouvela : poursuite dans l’appartement, fuite dans le corridor, je suis rattrapé, je suis pris, je lutte, je résiste, je me rends. Un morceau d’or brille au milieu de sa bouche. Insigne de son pouvoir vraiment royal, supplément de beauté et de mystère à une scène réglée dans chaque détail : il ferme dans son dos la porte de la cuisine, il me soulève de terre, m’étend sur la table, me rive à la toile cirée, ouvre mon œil avec son doigt et verse dedans le collyre.
Pourquoi cette inflammation, et pourquoi aux yeux ? Jalousie, peur de perdre le monopole de l’affection maternelle ? Je me demande s’il n’y avait pas un autre motif. Ces scènes, où je jouais la victime et lui le bourreau, me rapprochaient de maman plus qu’aucun baiser du soir ou échange de câlineries. Comme elle, je subissais la tyrannie du père ; comme elle, il me tourmentait dans mon corps. Leur activité nocturne dans le silence de la chambre conjugale, je me la figurais sous le double aspect d’une cérémonie sanglante et d’une envolée paradisiaque. Torture et bénédiction : telles aussi les deux phases du traitement oculaire. Le doigt qui écartait ma paupière me brutalisait sans ménagement. J’éprouvais une vive douleur, comme une lacération fulgurante. À peine cependant la première goutte touchait la cornée et se répandait sur la membrane, j’exhalais un soupir de bonheur. L’euphorie du soulagement succédait au déchirement de la blessure, et le frisson de la délivrance à la honte de la sujétion.
Mais pourquoi toujours la cuisine ? Est-il vrai que le père m’y poussait ? Aussitôt que la fiole bleu sombre à étiquette jaune du docteur Marengo glissait de l’étagère du salon dans sa main, c’est moi qui me sauvais. Ailleurs devait se consommer le sacrifice. Au bout de l’appartement, dans la pièce où officiait maman, où le père n’entrait jamais sauf en cette occasion. Aire exclusivement féminine, réservée aux attributs du ménage, balais, serpillière, lavette, marmites, égouttoir ; antre et sanctuaire qui parachèveraient ma métamorphose en femme, lorsque le père m’aurait gratifié de la même mystérieuse offrande dont il honorait maman entre deux brouilles.
À leur chambre fermée par une poignée en forme de cygne me ramenait, chaque fois que je me trouvais seul à la maison, l’étonnement d’y voir un mobilier de série acheté aux Galeries Lombardes : sans aucun des meubles rares auxquels je me serais attendu, m’imaginant qu’un autel lui-même, de marbre comme ceux des églises, n’aurait pas été un décor indigne pour les retrouvailles de mes parents.
Le grand lit matrimonial, théâtre de ce rituel obscur, me fascinait pour une autre raison : de ses quatre boules de cuivre où se reflétait l’armoire de sapin, il en avait perdu une entre Parme et Crémone.
Identification à la femme, désir de jouer un rôle féminin par solidarité avec celle qu’outrageait la violence paternelle, refus de me reconnaître dans la grossièreté, la prépotence, la muflerie de mon sexe : soit, certaines préférences que j’ai manifestées adulte se ressentent de l’atmosphère que j’ai respirée enfant. Mais entendre « expliquer » mes goûts physiques par le foyer où j’ai grandi, par mon éducation, par ma « fixation » à ma mère (ainsi toi, Gennariello, si tu me plais autant, c’est parce que l’autre voie, la voie « normale », me serait à jamais interdite ! ô blasphématoire ignorance de ta napolitaine beauté !), entendre « disculper » mes choix d’homme par mes antécédents familiaux (et du même coup me voir tendre la perche empoisonnée de la « guérison ») est de toutes les bontés que j’ai reçues des psychiatres celle qui m’écœure le plus.
Un atlas d’Europe leur en apprendrait bien davantage que leurs manuels de cliniciens. Qu’ils regardent où se trouve Casarsa, dans ce Frioul déjà engagé à moitié entre l’Autriche et la Yougoslavie et si frontalier qu’il n’appartient plus tout à fait à l’Italie ; qu’ils reportent ensuite leurs yeux sur Ravenne, ville du centre et qui, même si elle a été déchue du rang de capitale qui fut le sien au Moyen Âge, garde d’insignes vestiges de sa puissance passée : et qu’ils disent si un enfant témoin de l’agression d’une mère frioulane par un père ravennate n’était pas enclin à pactiser secrètement avec la marge contre le centre, puis à élargir cette complicité instinctive à tous les domaines de sa vie.
Mon père n’occupait pas seulement une position géographique médiane (évocatrice pour moi des notions de moyenne, d’ordre, de norme, de coutume) contre ma mère « périphérique » (forclose, à l’écart), il personnifiait aussi, revêtu de son uniforme que lui fournissait le ministère de la Guerre, paré de ses galons, coiffé de sa casquette réglementaire, muni de ses papiers tricolores et habilité à crier ses commandements, Rome, le pouvoir, la loi. Deux raisons pour moi de refuser l’obéissance aux règles et de m’ouvrir spontanément à tout ce qui me paraissait différent, exceptionnel, dans l’ombre, limitrophe. Ineffables connivences, qui s’étendirent à chacun de mes terrains d’activité. J’ai écrit mes premiers poèmes en dialecte : aucune vaine nostalgie de folklore ni fantasme de paradis champêtre ne me poussa à cette tentative, sinon le choix de l’idiome maternel « excentrique » contre la langue officielle. En politique, j’ai été franc-tireur ; en amour, hors-la-loi ; en voyage, plus attiré par les solitudes dépeuplées du Yémen, aux confins du monde civilisé, que par des capitales comme Londres ou Paris. Il n’y a pas jusqu’à mon goût pour les banlieues qui ne montre comment, loin du cœur exécré des villes, je me retrouve chez moi dans les espaces suburbains. Combien de fois, quittant brusquement mes amis avant la fin du dîner, j’ai pris un tram qui m’emmenait jusqu’au terminus de la ligne. Un de ces ronds-points en rase campagne, comme naguère il y en avait autour de Rome : un peu d’herbe jaunie, deux bancs couverts de graffiti obscènes, un abri en ciment à la marquise brisée. Plus loin, contre le ciel, quelques carcasses de maisons populaires à demi construites. Je ne cherchais rien, je n’attendais rien, je poussais du pied le long des rails une vieille boîte de conserve. Le wattman me faisait signe : je remontais dans le wagon vide et repartais en direction des lumières, apaisé.