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« Non, non, non ! » Depuis notre rencontre au Canova, j’étais en proie à une agitation de chaque instant. « Non ! » J’essayais de me libérer par ce cri d’un poids qui me suffoquait. « Non ! c’est impossible ! » me répétais-je en marchant au hasard devant moi, sans réussir à articuler plus que ces quelques mots décousus, ni même à comprendre contre qui ou contre quoi je me raidissais avec cette rage absurde. Je me sentais en opposition avec le monde entier. Le printemps romain paradait dans toute sa splendeur. Loin de m’attarder sous les pins odorants de la Villa Borghèse, je fuyais ces parfums, cette lumière. La beauté de Rome me faisait mal. Moins portée à l’indulgence par la finesse de son instinct maternel, Eisa Morante aurait dû se brouiller avec celui qui lui raccrocha au nez pour la punir de l’inviter à dîner dans un nouveau restaurant, selon une habitude affectueuse établie entre eux depuis cinq lustres. Non à l’amitié, non aux repas en bande, non à l’explosion de la nature, non au chant des oiseaux devant mes fenêtres. Même les bourgeons écarlates de mon grenadier m’irritaient comme une inconvenance. Je poussais ce refus universel de la vie jusqu’à ne plus répondre aux sourires des garçons dans la rue.

Quelque apaisement, je ne le trouvais qu’à l’Idroscalo.

Je sautais dans ma voiture à n’importe quelle heure de la journée et fonçais par la via dei Mare jusqu’au donjon octogonal dont la masse tronquée veille à l’orée du lotissement. De là, à pied, je m’engageais entre les baraques et les cahutes, par les sentiers vides où je ne rencontrais âme qui vive. Comme aucun arbre, aucune plante ne prend racine dans la poussière stérile de cette lande, on ne s’apercevait à nul signe que la saison avait changé. La terre depuis longtemps inféconde ne pouvait se soulever grâce au travail de la sève ni s’épanouir en harmonies végétales. Rien de vert ne rompait la monotonie de la pierraille. Dans sa désolation absolue, c’était le paysage qui convenait à mon humeur exaspérée. Pauvre et sale, le jour lui-même se traînait sans vigueur. Une clarté blafarde coulait sur les plates-bandes de gravats, sur les toits de planches, sur les murs de carton bouilli. La brise qui soufflait de la mer arrachait de mélancoliques tintements aux plaques de tôle disjointes attachées avec du fil de fer pour servir de volets. Chaque maisonnette, au milieu de son enclos, derrière la palissade de pieux plantés de travers et branlants dans le sol mouvant, semblait recroquevillée sur elle-même, comme si un hiver sans fin régnait en ces lieux. Tout était figé, abandonné, mort, désert. Le printemps pouvait bien embaumer dans les jardins de Rome, et joncher de fleurs rouges le fond de la vallée sous mes fenêtres, ici une main invisible avait étendu la grisaille d’un éternel châtiment.

Le film nudiste sur Naples et les deux suivants, qui furent aussi des hymnes à la joie de vivre, l’un tourné dans l’Angleterre du Moyen Âge, l’autre dans les splendeurs orientales du Yémen, me faisaient presque honte maintenant. Ours d’argent au festival de Berlin pour le premier volet de cette trilogie, Ours d’or pour le deuxième, Grand Prix Spécial à Cannes pour le troisième. Pierre habillé de son smoking et de son nœud papillon s’en fut chercher ses récompenses, mais Paul aspirait à la solitude et à l’obscurité. Je me repentais d’avoir contribué à la glorification du sexe et des organes sexuels, marchandise mise aujourd’hui à la portée de tous et distribuée par le pouvoir lui-même. La lutte progressiste pour le droit à s’exprimer par le corps avait sombré misérablement dans une permissivité érotique dont l’ouverture du Blue Angel n’était que le plus sinistre résultat.

Danilo, consterné par mon revirement, essayait de me prouver le contraire.

« On vient de saisir une autre fois ton Ours d’or ! » m’annonçait-il tout fier, croyant que cette nouvelle allait me ragaillardir.

Il avait deviné que le succès de mes derniers films concourait à mon abattement. Si je provoquais à nouveau les foudres de la justice, c’est que mon œuvre se retrouvait à la pointe du combat. Pendant quelque temps en effet je pus me nourrir de cette illusion. Au lieu de me laisser humilier comme autrefois par la violence des attaques, les dénonciations pour « obscénités » et « pornographie » me rendirent provisoirement du courage. Mes films continuaient à avoir un sens, s’ils révoltaient la conscience bourgeoise et réveillaient la peur des bien-pensants.

« Quinzième plainte contre ton Ours d’argent ! s’écriait Danilo en ouvrant mon courrier. Le Grand Prix Spécial saisi à Syracuse ! »

Ou bien, brandissant le journal, il cornait d’une voix triomphante :

« Commando de perturbateurs à Tarente, dans les Pouilles ! Jets de fenouils à Ancône ! Séance interrompue à Pérouse ! L’évêque de Trévise monte en chaire pour fustiger ton immoralité. Tu vois bien, Pier Paolo. »

Mais je ne pouvais rester dupe longtemps.

« Regarde à la page des spectacles, répondais-je, après m’être laissé bercer, quelques minutes de trop pour être honnête, par l’espoir d’être redevenu un auteur maudit.

— Quoi, la page des spectacles ? faisait-il sans avoir l’air de comprendre.

— Regarde et lis-moi la liste des meilleures recettes. »

Et, au fur et à mesure de leur sortie sur les écrans, il devait bien m’avouer que le box-office du cinéma citait régulièrement en tête les trois volets de ma « trilogie du bonheur ».

« Quel titre aussi ! » grondais-je, furieux contre moi-même.

Cependant, Danilo ne désarmait pas.

« Dix-huitième plainte contre ton Ours d’argent. Écoute. À Bari, Mme Santoro, inspecteur de police, s’indigne que ton film soit « de l’obscénité la plus dégoûtante et « la plus horrible ». Dix-neuvième plainte à Milan. Une « jeune maman » a quitté la salle de projection « hébétée ». Elle est restée en « état de choc » pendant plusieurs jours. Oh ! mais cette fois-ci c’est du sérieux, Pier Paolo. À Benevento le procureur de la République ordonne une nouvelle saisie de ton Ours d’or, sur plainte d’un colonel en retraite. « Rien qu’une pourriture, une « saleté crasseuse de la première séquence à la dernière. » Sœur Rosa Zanotti, missionnaire du Sacré-Cœur, a vomi en sortant du cinéma. « Coït anal entre hommes… Accouplements sodomites entre conjoints… » est-elle venue déclarer, toute tremblante des mots qu’elle employait, au magistrat qui recevait sa plainte.

— Tiens, répondis-je une fois, subitement avili de ne garder autour de mon nom un reste d’auréole infernale que par l’entremise d’un inspecteur de police femme, d’un colonel en retraite et d’une bonne sœur, tu devrais ajouter au dossier de ces trois films, si tu veux l’avoir complet, les comptes que vient de m’adresser la Société productrice. Sais-tu combien, à lui seul, le premier a rapporté en trois ans ? »

Il souleva les sourcils et écarquilla les yeux du même air ahuri et fripon qui tant de fois m’avait fait rire.

« Quatre milliards, laissai-je tomber d’une voix éteinte. En quatorze ans la vente de mon dernier roman n’a rapporté que dix-huit millions. Les journalistes à qui je déclare avoir renoncé au roman parce que dégoûté du terrorisme jargonnant de l’avant-garde ricaneront quand ils connaîtront ces chiffres.

— Quatre milliards ! » répéta-t-il, les yeux comme deux soucoupes.

Puis il resta bouche bée, ne sachant s’il devait se réjouir de cette exceptionnelle réussite ou reconnaître que j’étais devenu le chouchou du grand public. Les cinémas où on projetait mes films drainaient les familles du dimanche en quête d’un spectacle récréatif pour achever leur digestion.

« Non ! Non ! m’écriai-je, cela ne sera pas ! J’abjure ma trilogie. Je vais écrire publiquement que je l’abjure. »

Ce que je fis quelques jours plus tard. Mais tant que mon film posthume, avec sa collection appliquée de turpitudes, n’eut pas vidé les salles par un sauve-qui-peut horrifié ni rendu à mon œuvre l’éclat du feu et du soufre, je dus entendre retentir à mon oreille comme une fanfare honteuse le cliquetis ininterrompu des tiroirs-caisses du haut en bas de l’Italie, au-delà des montagnes et de l’autre côté des océans. Seules la délicatesse de Danilo, la grande bonté de son cœur l’empêchèrent de me demander pourquoi je ne distribuais pas autour de moi – par exemple à la veuve et aux enfants du brigadier Pasquale Esposito assassiné par les Brigades Rouges – un peu de la fortune que j’empochais.

Pour me tirer de cette nouvelle contradiction, je fis l’achat d’une ruine coûteuse au nord de Rome, dans la région de Viterbe : une tour massive, isolée, en si mauvais état que les réparations élémentaires se montèrent à au moins cent fois le prix déjà élevé payé pour un monument historique ayant appartenu à un duc de la Renaissance. « Pourquoi vas-tu te fourrer là ? » me demanda Moravia inquiet de me voir manquer autant de sens pratique. C’est vrai que cet endroit était presque inaccessible. On arrivait par une route défoncée qui s’arrêtait en plein bois. Pour atteindre la porte que gardaient deux diables gothiques en forme de gargouilles, il fallait se frayer un passage dans un fouillis de buissons épineux. Personne ne pourrait m’accuser d’avoir choisi les agréments d’une résidence secondaire. Éclairé par la remarque d’Alberto, je laissai la route et les buissons dans l’état. Qui voudrait me rendre visite devrait s’ensanglanter les mains aux piquants. Je deviendrais, sinon tout à fait un Cenci ou un Borgia à l’un desquels, peut-être, cette forteresse avait servi de repaire, du moins un type infréquentable, un sauvage qu’il faut laisser à sa misère. Chaque fois que je courus m’enfermer dans ma tour, c’était comme si je tournais le dos au monde. Un stylite sur sa colonne ne se fût pas trouvé dans une posture plus désespérée au milieu du désert que moi dans ces murs relevés à coups de dizaines de millions.

Là, peut-être incité à ces lectures par les arcs en ogive, les voûtes basses et le puits dont la chaîne rouillée pendait encore au treuil, je rouvris les grandes légendes de l’amour et de la mort, Tristan et Iseut, don Juan et le Commandeur, Phèdre et Hippolyte, saint Paul et Néron. Je nourrissais le projet d’autres films qui seraient aussi noirs et atroces que ceux inspirés par Boccace et Chaucer avaient été souriants et légers.

« Merci bien ! s’exclamait Danilo en riant. Tu m’as fait châtrer par les femmes du Yémen. Que veux-tu de plus ? Mais dis-moi : tu ne vas pas te monter le bourrichon avec l’adultère, quand même ? »

Interloqué, je le regardai sans répondre.

« Ni prétendre qu’il faille rôtir en enfer parce qu’on n’a pas couché toute sa vie dans le même lit ?

— Où veux-tu en venir ? demandai-je.

— Ton film sur Tristan et Iseut tombera à plat. Personne ne comprendrait aujourd’hui qu’on doive expier par la mort une petite infidélité conjugale. Et ton film sur don Juan fera un bide lui aussi. Crois-moi, pense à d’autres sujets. »

Avec son robuste bon sens, il venait de mettre le doigt sur un obstacle auquel je n’avais pas songé. La permissivité de notre époque rendait caducs tous les héros mythiques du refus. L’un c’était par le choix de l’adultère, l’autre en violant ses promesses les plus sacrées, un troisième encore à travers l’inceste : peu importait le moyen, pourvu que leur dénégation retentît avec force. Ils incarnaient chacun non pas un péché mais une manière de dire non à leur temps, à leur entourage, aux règles de leur milieu. De nos jours, qui remplirait ce rôle ? Dans l’Italie de Vatican II et du Blue Angel, où il n’y avait plus ni Dieu ni tabou, qui apparaîtrait assez scandaleux, assez intolérable pour s’exclure de cette universelle complaisance ? Qui sauverait la société, par sa protestation individuelle, du conformisme et de l’uniformité ? Qui témoignerait que la grandeur de l’homme réside dans son pouvoir de s’opposer ?

« Par exemple, enchaîna Danilo dont l’insistance commençait à me paraître suspecte, tu pourrais… J’ sais pas, moi… Tristan et Iseut, en tout cas, c’est vachement déprimant comme histoire. Parce qu’on s’est mis en marge, on n’a droit qu’à crever ! Vrai, j’ te comprends plus, Pier Paolo ! Toute ta vie tu t’es battu pour avoir plus de liberté…

— Je me suis battu pour la liberté quand la répression nous tenait à la gorge.

— Et maintenant qu’on a gagné ? Non, mais c’est à devenir dingue ! T’as l’air furieux aussi dès qu’on prononce le mot gay devant toi. Pourtant, combien de fois m’as-tu expliqué que l’ancien mot faisait médical, flicard, dégueulasse… Franchement, Pier Paolo, faudrait savoir ! C’est pas la peine d’avoir acheté ce château (ainsi appelait-il ma ruine) pour te mettre dans des nostalgies de Moyen Âge ! Trouve à raconter une histoire d’amour qui finisse bien. Sois moderne ! Pas de ces philtres ni de ces malédictions qui mijotent dans les marmites du destin…

— Pourquoi, dis-je soudain, est-ce que ça te gêne tant que je m’occupe de Tristan ? »

Il se troubla sous mon regard, ce qui confirma mon soupçon.

« Ça me gêne pas, fit-il en rougissant, ça m’étonne…

— Ah ! vraiment ! Tu préférerais sans doute que je n’aie envie que de m’amuser… Que ces grands drames pleins d’épouvante n’aient aucun attrait pour moi… Ça t’arrangerait, hein, de me voir insouciant, gai, libre… Tu dis que je chante faux mais tu aimerais bien que je chante de nouveau comme à Naples… Avoue-le que ça t’arrangerait ! »

Il blêmit, suffoqué par la violence de ma sortie.

« Va, lui dis-je, laisse-moi maintenant. »

Sans se faire prier, il ouvrit toute grande la porte-fenêtre et bondit sur l’aire de terre battue que nous avions aménagée devant la tour. Peu après, je l’entendis attaquer à la hache la forêt de broussailles qui escaladait la colline.

Ce que j’avais découvert par l’indiscrétion d’un ami commun était donc vrai ! Danilo voulait épouser Annamaria mais tremblait de peur de m’annoncer son mariage. Assez fin pour deviner que la castration infligée au jeune Aziz dans le dernier volet de ma trilogie constituait une manière d’avertissement, il cherchait comment éviter de m’apprendre la nouvelle de front. Tous ses espoirs reposaient dans mon empressement à profiter des nouvelles facilités récréatives mises à la disposition des Romains. La ville qui faisait un triomphe au Dernier tango à Paris de mon ancien élève Bernardo Bertolucci et ouvrait des boîtes de nuit pour chaque variété de clientèle, cette Rome qui avait tué saint Paul pour la seconde fois, nous acheminerait tout doucement vers une séparation à l’amiable. Un de perdu, dix de retrouvés ! Finie l’époque où la sévérité des mœurs, l’importance des obstacles à renverser, la crainte permanente d’être découverts et punis donnaient une force exceptionnelle à l’amour et l’exaspéraient jusqu’à la passion. Il se débarrasserait de moi en m’envoyant au Blue Angel et s’épargnerait ainsi les embêtements d’une rupture. Calcul adroit mais déjoué, réduit à néant depuis qu’il me voyait sous le charme des vieilles légendes médiévales et plus séduit que fâché par leur rigorisme anachronique. Au lieu de me faire construire, comme tous mes collègues enrichis par le cinéma, une villa sur la plage de Sabaudia au sud de Rome, je m’étais retiré dans cette tour inhospitalière ; et quand l’Italie tout entière, se réveillant sans chaînes après vingt siècles d’oppression, donnait libre cours à ses appétits de jouissance, je prêchais l’absolu, le désert, la solitude, la mort !

Ah ! mais c’est que j’embrassais l’ensemble de ma vie sous un jour nouveau, à présent. Lorsque la société étouffait dans le carcan de Moïse, je m’étais battu pour la liberté ; seul contre tous ; montré du doigt, honni, vilipendé ; le dernier des hommes, comme j’étais flétri dans la presse. Aujourd’hui, les choses avaient changé de fond en comble, mais moi je voulais, je devais rester le même : seul contre tous comme autrefois ; dénonçant la facilité des mœurs comme j’en avais attaqué la tyrannie ; scandaleux dans la société d’abondance comme j’avais été scandaleux dans l’Italie catholique et patriarcale. Montré du doigt, honni, vilipendé par ceux-là mêmes que j’avais poussés à la révolte et que ma volte-face stupéfiait ; méprisé comme le dernier des hommes au moment où j’aurais mérité d’être acclamé en prophète. Telle était ma mission sur la terre : m’opposer, dire non. Quand tous mes contemporains s’enivreraient de lumière, choisir de m’enfoncer dans la nuit. Et si Dieu ou le destin avaient daigné faire de moi un marginal par le sexe, je n’allais pas trahir leur confiance en sonnant à la porte du Blue Angel. Si cette marque d’élection était inscrite dans ma chair, on ne me verrait pas descendre dans la foule pour réclamer ma part d’amusements. Né différent, j’irais jusqu’au bout de ma trajectoire, je monterais jusqu’au faîte de l’exaltation ; tournant le dos à la plaine où le bonheur érigé en idole attire des millions de fervents adorateurs ; et m’élevant par des vallées étroites jusqu’aux cimes arides où on ne peut rencontrer que l’extase ou la damnation. Nul mépris ne brillerait dans mes yeux quand du haut de mon sommet je regarderais en arrière. Il faut que la masse soit heureuse pour qu’un petit nombre se damne. Même Danilo, je n’éprouvais plus ni colère ni rancune contre lui. Tout juste s’il me faisait un peu pitié, avec sa légitime ambition de fonder une famille et de mettre son cœur au chaud. Nous voici arrivés, pensais-je, au carrefour des adieux. Je ne me le disais pas sans douleur, car celui qui s’engage sans possibilité de retour dans une direction inconnue se retourne éperdu et brisé vers tout ce qu’il abandonne. En entendant le bruit clair de la hache retentir vigoureusement dans les taillis, les larmes me montèrent aux yeux. Trop tard, il était trop tard pour rêver à la paix d’une idylle au milieu du silence des forêts. Bientôt nous partirions par deux routes divergentes, bientôt je serais emporté vers un monde où nul n’est jamais entré avec un compagnon. Mais je n’allais pas, à cet instant suprême de ma vie, me laisser déposséder par une minute d’émotion du grand et terrible privilège pour lequel j’étais né.

Régulièrement, nous nous rendions à l’Idroscalo. À contrecœur de sa part, sans joie aucune de la mienne. J’ôtais ma ceinture, je la tendais à Danilo. Résigné, il faisait siffler la lanière avant de m’en cingler le dos. « Plus fort ! disais-je. Plus fort ! » Peu à peu il s’échauffait et frappait jusqu’au sang. À la première goutte il se laissait tomber à genoux, cachait sa tête dans ses mains et murmurait : « Assez ! Assez ! » le corps secoué de frissons. C’était le moment que je choisissais pour le renverser en arrière ou l’étendre à plat ventre sur le sol, et le contraindre à la position où il me plaisait de l’humilier ce jour-là. Il se prêtait docilement à mes exigences, soulagé de ne plus avoir à jouer le rôle du bourreau. Dans le désordre, dans l’ardeur, dans l’imprévu de nos fantaisies, nous retrouvions une sorte d’innocence heureuse, bien que notre seule couche fût un lit de gadoue, et notre excitant à l’amour ce paysage sordide où les mouettes elles-mêmes, lorsqu’elles planaient au-dessus de nos têtes en surveillant les eaux grises de la mer, semblaient nous crier leur désapprobation.

Que faudrait-il de plus pour le pousser à bout et le forcer à rompre ? Un geste fortuit de Danilo me fournit l’occasion que j’attendais. Il s’était éloigné jusqu’au bord du terrain de foot. Je le vis se planter contre le poteau, les jambes écartées. Soudain, sans réfléchir à ce que je faisais, je me dressai sur le coude pour le rappeler.

« Viens ici, Danilo. »

Ce ton impérieux le surprit. Il tourna la tête et, sans lâcher son sexe qu’il tenait entre le pouce et l’index, se rapprocha en arquant les sourcils.

« Sur moi, Danilo, sur moi. »

Il ne comprit pas tout de suite ce que je lui demandais. Je m’étais laissé aller sur le dos, les bras en croix, les yeux clos. Du bout des lèvres je chuchotais :

« Fais-le pour l’amour de moi, Danilo. »

À force de menaces et de supplications il finit par s’exécuter mais ensuite fondit en larmes et m’adjura de ne plus jamais l’obliger à une saloperie qui lui répugnait autant.

« Nous ne sommes pourtant pas des chiens ! » geignait-il entre deux hoquets.

Je l’attirai à moi et lui dis à l’oreille, avec une joie sauvage :

« C’est parce que nous ne sommes pas des chiens que nous allons essayer… quelque chose que jamais deux chiens n’oseraient se permettre ! »

Il fit un pas en arrière, épouvanté.

« Non ! Non ! implora-t-il. Ça non, Pier Paolo ! »

Et, comme il me voyait accroupi dans la posture qui lui confirmait qu’il avait bien deviné mon intention et que je ne m’en tiendrais pas aux paroles, il continua à reculer jusqu’à la palissade en bordure du terrain.

« T’es fou, Pier Paolo, t’es complètement fou ! »

Tout en me répétant avec une stupeur consternée : « T’es fou ! T’es dingue ! » il ramassa une planche qui s’était détachée de la clôture.

« Viens ici ! » lui ordonnai-je.

Je m’étais laissé retomber sur le dos.

« Danilo ! » dis-je encore.

Et plus bas, dans un souffle :

« Niletto ! »

Il s’approcha sur la pointe des pieds. Du coin de l’œil j’observais ses mouvements. Il tenait la planche devant lui de manière à couvrir étroitement sa nudité, en sorte qu’il était obligé d’en rectifier la position à chaque pas. Je fus encore plus surpris de le voir se baisser à l’improviste, ramasser le tas de ses vêtements et courir se rhabiller derrière la palissade, avec une pudeur subite qui fut pour moi plus révélatrice que ses balbutiements et ses pleurs.

Eût-il été encore temps de le retenir ? Une force immense me clouait au sol, renversé sur le dos. Mes bras écartés collaient à la fange comme une masse inerte. Je regardais les mouettes qui tournoyaient au-dessus du Tibre puis se laissaient glisser sur leurs ailes silencieuses. Des nuages chargés de pluie s’apprêtaient à crever sur la ligne de grève. « Niletto ! Niletto ! » Mon soupir s’étira dans un murmure désespéré. Si l’envie de serrer dans mes bras Danilo et de recommencer à être heureux avec lui me tourmentait sans répit, une volonté mystérieuse à laquelle je devais obéir m’empêcha de me relever et de partir à sa recherche dans la direction où il avait disparu. J’étais sans pouvoir sur mon corps. Une dépouille gisait dans la boue. Enfin, du côté du donjon – il était donc arrivé déjà à hauteur de ma voiture – me parvint sa voix estompée par l’air humide. « Tu l’auras voulu ! » me criait-il. Je devinais qu’il avait rassemblé toutes ses forces pour me jeter ce défi – arc-bouté sur ses jambes, peut-être, et le poing sur la hanche comme les garçons de Rome en train d’échanger leurs bravades. Sauf que la dernière syllabe s’étrangla dans sa gorge et qu’elle mourut dans un sanglot.