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Juillet 1955 : les critiques du Parti traînent mon livre dans la boue. « Le langage, les situations, les personnages, le milieu, tout respire le mépris et l’indifférence envers les hommes, une connaissance superficielle et déformée de la réalité, une complaisance malsaine pour les aspects les plus troubles d’une vérité complexe et multiforme » (L’Unità). « Comment le Parti et l’organisation de la jeunesse communiste ont modifié, ces dix dernières années, l’esprit et le cœur de milliers de jeunes gens ; comment ceux qui ont grandi dans la faim, en marge de la vie sociale, ont su pourtant résister, sains, fiers, décidés, animés d’une volonté de rédemption alors que tout les poussait à chercher dans le vice la voie la plus facile pour sortir de leur condition inhumaine : voilà ce qu’il fallait raconter » (Rinascita). « Nous dénions toute validité au dialecte, aujourd’hui que l’expérience régionaliste cède le pas, pour la première fois dans notre histoire, au développement d’une authentique conscience nationale » (Il Contemporaneo). « P. choisit apparemment comme sujet le sous-prolétariat romain, mais cet intérêt a pour contenu réel le goût morbide de la saleté, de l’abjection, de la décomposition et de l’équivoque » (Vie Nuove).

21 juillet : la présidence du Conseil des ministres saisit le Parquet de Milan. « Offense aux bonnes mœurs. » De gauche et de droite, tous contre moi. Communistes et démocrates-chrétiens, unis pour me donner la chasse. Comme à Casarsa, cinq ans avant. Un autre, peut-être, eût été fier d’affronter les tribunaux. Je fus atterré. Je ne me sentais pas du tout fait pour le rôle de l’écrivain « maudit ». La « malédiction », pour moi, ravivait le souvenir atroce de Valvasone : horreur bien concrète de celui qu’on montre du doigt, qui risque de perdre à nouveau son gagne-pain, que ses voisins, contraindront peut-être à s’exiler une seconde fois, et qui de toute façon déchire le cœur de sa mère. Un fils traîné en justice, après l’autre assassiné ! Tant bien que mal, en ma présence, elle refoulait ses larmes au fond de ses yeux rougis. Mes amis du milieu littéraire, crois-tu qu’ils auraient compris mes angoisses ? Ils saisirent avec joie l’occasion de crier contre l’imbécillité de la censure.

En entrant dans la salle d’audience, le 4 juillet 1956, j’eus l’impression d’être poussé sur le banc d’infamie. Plus plate apologie n’auraient pu espérer les magistrats. « Lorsque j’anthropomorphise une chienne, je veux dire que souvent, hélas ! les jeunes des borgates vivent comme des animaux. Si j’ai décrit les trois garçons qui font leurs besoins corporels, c’est pour rappeler le prétexte que prennent tous les gamins surpris à voler dans les potagers. » Les obscénités, les jurons, les blasphèmes ? Par souci, déclarai-je, d’exactitude documentaire : alors que j’aurais dû défendre la langue vivante qui se parle à Ponte Mammolo en attaquant l’inepte jargon bureaucratique déversé du haut en bas de l’Italie par le cinéma, la radio et la télévision : école de paresse mentale et de conformisme, premier abus de la société de consommation.

Le poète Ungaretti, trop malade pour venir déposer, envoya son témoignage. « Les mots placés dans la bouche de ces jeunes gens sont les mots qu’ils ont l’habitude d’employer, et ç’aurait été, me semble-t-il, offenser la vérité que de les faire minauder comme des sigisbées. » Je dus, à contrecœur, remercier d’un signe de tête le porte-parole du grand homme absent. Et m’empêcher de bondir en entendant Carlo Bo, écrivain catholique influent, affirmer à la barre : « Ce roman a une grande valeur religieuse parce qu’il incite à la pitié envers les analphabètes et les nécessiteux. » Nous sortîmes du prétoire, Livio Garzanti et moi, acquittés. Le livre, sous séquestre depuis un an, fut remis en vente. Les journaux ? Honnêtes encore, à cette époque. Reconnue par les juges, mon innocence fut proclamée dans la presse ; sans insinuations malignes ni attaques indirectes, comme ce devint la règle par la suite. En apparence, j’étais donc indemne. Seule maman s’aperçut que mes joues se creusèrent un peu plus, sous mes pommettes dont la saillie s’accentua. Plus le cœur a été tendre, plus il se durcit.

Federico Fellini me donna rendez-vous Porta Latina. Dans une auto blanche, longue, massive, molle, qu’il engagea tout de suite à fond de train sur la route des catacombes, des aqueducs et des ruines. Il conduisait d’une main en dévisageant celles des passantes avantagées d’un riche embonpoint, au risque dix fois évité par prodige de renverser les gamins à bicyclette ou d’écraser la voiture et ses occupants contre un tronçon de colonne. De son autre main il fourrageait dans ses cheveux et tortillait une mèche sous son panama cabossé. Nous foncions sur les chaussées cahoteuses à la recherche d’un décor. Il grognait et soufflait comme un phoque et parlait de reconstruire à Cinecittà une campagne plus vraie que ces vestiges de quatre sous. Trop de tombeaux et pas assez de putains le long de l’Appia Antica. Ne trouva gré à ses yeux fureteurs et méfiants que la Promenade Archéologique. Il entamait un nouveau film, qu’il voulait tourner dans les bas-fonds romains. L’éclat du procès, l’espèce d’auréole noire dont commençait à flamber mon nom, lui avaient suggéré d’utiliser mes compétences. C’est moi qui écrivis le dialogue de la bagarre nocturne où Cabiria affronte ses concurrentes. L’épisode du pèlerinage au Divino Amore est en partie de mon invention. J’avais connu à Tiburtino un estropié, à qui on fit espérer une guérison miraculeuse.

Lorsque la Madone apparut, portée à bras d’hommes dans l’église éclairée aux cierges, il jeta derrière lui ses béquilles. Au lieu du miracle, il tomba lourdement à terre et resta assommé sur les dalles.

J’ajoutai une autre séquence : la course vagabonde de deux voleurs en auto dans la banlieue. Fellini l’écarta au montage. Sans même m’accorder l’honneur d’une discussion. Je protestai. Il cligna de l’œil et me donna une bourrade sur l’épaule, plus débonnaire qu’un potentat oriental qui chasserait une mouche de son nez. Ainsi entendait-il la « collaboration » de ses assistants : le servir docilement, ne se permettre aucune suggestion personnelle, l’accompagner dans la limousine blanche au péril de sa vie, se planter à la sortie de la Standa pour repérer des figurantes qui pèsent au moins cent kilos.

Mais comment se fâcher contre l’inventeur de Gelso-mina et de Zampano ? Deux ans plus tard, il me demanda quelques répliques pour La Dolce Vita. Tu te rappelles la scène de l’orgie, vers la fin ? Le dialogue des deux pédés est de moi.

Puis, lorsqu’il sut que je préparais à mon tour un film, il se proposa pour le financer. Il venait de fonder, grâce à l’argent de l’éditeur Rizzoli, une société de production, la Federiz. Commença pour moi et mes amis la grande aventure du cinéma. Pendant trois jours et trois nuits, presque sans nous arrêter, presque sans manger, en compagnie du jeune Bertolucci qui faisait ses débuts de photographe comme moi mes débuts de metteur en scène, j’ai tourné dans le Transtévère : des bouts d’essai, qui seraient soumis à Fellini avant le contrat définitif. Je te raconterai une autre fois avec quel enthousiasme je me suis initié au maniement de la caméra, bien que notre instrument fût des plus primitifs, les acteurs improvisés, la pellicule défectueuse, le bruit des motos infernal dans les rues étroites dont la police n’avait pas interdit l’accès pour une simple troupe d’amateurs.

Sur les marches des églises, vu en gros plan à travers l’objectif, le mendiant recroquevillé semblait aussi majestueux qu’un péon indien de Qué Viva Mexico. Transfigurés par la magie du zoom, les employés de la Manufacture des tabacs qui attendaient immobiles, devant le seuil, la sonnerie de la reprise n’auraient pas déparé la mystique atmosphère de Dies Irae. Nous nous rendîmes ensuite, pour repérer le décor pouilleux qui convenait à mon héros, dans les parages de Porta Portese. Occasion pour moi de rendre hommage à un troisième grand cinéaste, sans me demander si le film qui aurait subi des influences aussi disparates trouverait son ton personnel. Aux charlatans du marché aux puces, déjà virtuoses du boniment emphatique, j’eus à peine besoin de faire élever la voix et ralentir les gestes pour leur prêter la gravité ronflante et l’arrogance rituelle des samouraïs japonais, à croire que le Moyen Âge féodal de L’Intendant Sansho ressuscitait au bord du Tibre. Je parle, bien sûr, du but idéal vers lequel nous tendions ; non du résultat qui apparut à la table de montage, tentative rudimentaire et hachée.

Bernardo – vingt ans à l’époque, grosse tête ronde et pureté enfantine qui résisterait jusqu’au succès de Dernier Tango à Paris – me tendait les ciseaux avec une dévotion naïve. Il est écrit que les disciples doivent renier leurs maîtres. Ce lieu commun de la sagesse ne m’empêcherait pas, quinze ans plus tard, de ressentir comme une trahison l’éloignement de celui que je m’étais attaché comme un fils.

Le jour où Fellini devait nous donner son accord, je partis seul, le cœur battant, au volant de ma voiture (cette fameuse Giulietta ! nous en reparlerons). La Federiz logeait via della Croce. Je me souviens d’avoir cherché en vain à me garer dans le dédale des petites rues entre la place d’Espagne et le Corso. Il me fallut remonter jusqu’à la place du Peuple. Via dell’Oca, enfin, j’aperçus une place libre. J’étais si agité que je ratai plusieurs fois mon créneau. Alberto Moravia, qui rentrait juste à ce moment chez lui, au 27, s’approcha en boitillant de la portière.

Élégant comme toujours, ses beaux cheveux où luisait à peine un fil d’argent plaqués en arrière et l’épingle de cravate assortie au gilet, même s’il n’était descendu que pour avaler un café au bar du Canova.

« Pier Paolo, qu’arrive-t-il ? Pourquoi si nerveux ?

— Prends le volant et fais la manœuvre à ma place !

— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? »

Il mit sa main en cornet autour de son oreille. C’est vrai qu’il commençait à devenir sourd. Mais d’habitude il comprenait tout à demi-mot. Sa bonté et son intelligence suppléaient au tympan.

« Prends le volant et… »

Je m’arrêtai pile, me souvenant qu’avec sa jambe plus courte il ne pouvait conduire qu’une voiture spécialement équipée.

« Quoi ? Coupe le moteur. Parle plus fort.

— Federico m’attend ! Ou il allonge le pèze, ou je n’ai plus qu’à me jeter dans le Tibre.

— Allons, allons, fit-il en grattant la bosse dolichocéphale de son crâne. Viens déjeuner avec nous après-demain. Eisa voudrait te revoir. Elle t’aime beaucoup, beaucoup, tu sais… presque autant que ses chats ! À la Capannina, via della Scrofa. D’accord ?

— Après-demain ?

— Parce que jeudi je m’envole pour la Turquie. Tu te rends compte, les Turcs qui me réclament ! ajouta-t-il en riant. Ils vont me demander mon avis sur les harems ! D’ici là, je dois écrire l’article sur L’Avventura… Hum !… Antonioni, tu l’aimes, toi ?, envoyer à Bompiani la liste de mon service de presse pour L’Ennui qui sort dans un mois, courir chez… (il me glissa à l’oreille un prénom féminin) sans qu’Eisa le sache, per carità ! me faire couper les cheveux pour la réception à l’ambassade des États-Unis. À mercredi, donc ! »

Abasourdi, je le regardai sans rien dire.

« La Capannina, c’est la nouvelle découverte d’Eisa. Ne compte pas sur la dinde qu’elle t’a promise pour Noël !

Épouse qui écrit, fourneau qui languit… Tant mieux, se hâta-t-il d’enchaîner, ne voulant pas avoir l’air de mettre en balance un talent de cuisinière contre deux romans géniaux. Comme ça, elle court les restaurants, et tombe toujours sur la dernière nouveauté. Tu jugeras… N’y aurait-il que la salade aux truffes… Bien meilleure que celle du Buco !

— Des truffes ? dis-je, de la voix éteinte de quelqu’un dont la moindre bouchée ferait se retourner l’estomac.

— Des truffes blanches, de celles qu’on ne trouve qu’au Piémont ! »

Surpris de me voir comme une bûche à cette nouvelle alléchante, il crut peut-être que je lui en voulais de mettre sur le même plan mes affres de créateur et ses plaisirs de gastronome.

« Tu as tort de mépriser les truffes, Pier Paolo. Sais-tu ce que Proust et Joyce se sont dit, les seuls mots qu’ils aient échangés, pendant le déjeuner organisé en leur honneur ? “Aimez-vous les truffes ?” “Les truffes ? Et vous ?” S’ils avaient connu les truffes blanches, la conversation n’en serait pas restée là, et la littérature mondiale se serait enrichie d’un dialogue plus substantiel. »

La littérature, pas plus que la cuisine, n’arrivant à m’égayer, il se redressa et souleva un sourcil, tic chez lui familier pour exprimer la désapprobation inquiète. Depuis trente-quatre ans qu’il était sorti du sanatorium, il traînait sa jambe infirme sans avoir un seul jour permis à des tourments quels qu’ils fussent de lui couper l’appétit. Superbe exemple de victoire sur soi-même et de politesse envers les autres. « Comme tu veux », dit-il en me saluant.

Un homme qu’attendent sur son bureau une critique de cinéma à rédiger pour L’Espresso, une liste de noms à compiler pour le lancement de son prochain livre, un rendez-vous clandestin avec une jolie fille, une invitation à l’ambassade la plus courue de Rome, un billet d’avion pour une conférence à Istanbul, et qui trouve encore le temps de se demander si une assiette de tubercules fongueux déterrés par un cochon sous les chênes d’Alba parviendra à effacer les rides sur le front soucieux d’un jeune confrère tracassé, cet homme-là, seul et unique entre les gens de lettres, je l’estime et je l’admire, même si je n’aime pas trop ses romans.

Il s’éloigna en clopinant, arriva devant le portail du 27, planta du premier coup la clef dans la serrure et fonça dans le vestibule sans se retourner.

En quelques enjambées, j’étais place du Peuple. Je passai d’abord devant la terrasse du Rosati, quartier général des intellectuels de droite. Ils se prélassaient aux rayons dorés du tiède soleil automnal. En me voyant déboucher de via dell’Oca, ils comprirent d’où je venais et se poussèrent du coude avec des ricanements. Aucune autre raison, pour ces écrivains sans public, n’avait pu inciter Moravia à prendre ma défense lors du procès de Milan, que l’espoir de rester dans le vent grâce à l’amitié d’un auteur scandaleux. De l’autre côté de la place, à l’entrée de via del Babuino qui devait me conduire à la Federiz via della Croce, j’aperçus, à la terrasse du Canova, quartier général des intellectuels de gauche, le groupe de bavards habituel. Eux aussi profitaient, devant un negroni couleur caramel, des charmes capiteux de l’arrière-saison romaine. Ils crurent que je m’étais arrêté au Rosati, se regardèrent entre eux comme pour me demander des comptes, restèrent stupéfaits de me voir les saluer d’un hochement de tête sans ralentir le pas, et conclurent de ma hâte pour eux suspecte et de mon geste pour eux cavalier que je venais de frayer avec nos adversaires.

Place d’Espagne, envahie par des touristes débraillés et par des grappes serviles de photographes et de vendeurs de cartes postales qui n’auraient pas osé se montrer il y a dix ans lorsque les marches servaient de campement à la plèbe vagabonde des jeunes émigrés du Sud, je parcourus des yeux la double volée de gradins. Par acquit de conscience, car Ramon, sa balafre, ses rêves chimériques de millionnaire et son effronterie seigneuriale de pickpocket hidalgo avaient disparu depuis longtemps. Ô nostalgie de cette époque où nous cassions en deux pour en fumer chacun un bout la cigarette achetée à la pièce au tabac voisin, du temps que les buralistes acceptaient de ne pas vendre le paquet en entier !