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Au bruit de mes talons sur les dalles, Danilo se retourna. Ce qu’il montrait à maman, c’était la petite photo d’Annamaria. Il prit peur en me voyant, referma son portefeuille qu’il enfonça dans la poche arrière de son Levi’s. Maman battit en retraite dans la cuisine. Je saisis Danilo par le bras, je le pinçai jusqu’au sang.

« Tu es supporter de la Lazio, maintenant ? Depuis quand ? Idiot ! C’est la Roma l’équipe à soutenir. Je te l’ai dit cent fois !

— Ce n’est pas vrai, Pier Paolo ! protesta honnêtement Danilo. En dehors de la Bologna, je ne t’ai jamais vu t’intéresser à une autre équipe.

— Ah ! parce que tu sais ce qui m’intéresse, peut-être ? Tu sais ce qui me tient au cœur ? Dans ce cas tu aurais pu te demander si j’aime me mettre à table à deux heures, et si maman sera contente d’avoir à trimer jusqu’au milieu de l’après-midi avant de finir sa vaisselle.

— Mais…

— Tu files viale Regina Margherita, à l’autre bout de la ville, ça ne te dérange pas, ça non, qu’on ait besoin de t’attendre et qu’on se fasse du mauvais sang.

— Mais, Pier Paolo, j’étais sûr que tu m’aurais approuvé ! Annamaria passait un sale quart d’heure si elle rentrait trop tard à la maison. Son père est très sévère avec elle. Il la croyait à la fac, c’est un vieux qui ne comprend rien aux manifs. »

Il répéta, pour m’amadouer :

« Elle connaît vraiment bien tous tes films. »

Exaspéré, je lui décochai dans l’estomac un coup de poing qu’il encaissa avec une grimace.

« Comment se fait-il que son père soit à la maison pendant la journée ? Les pères qui travaillent ne rentrent pas chez eux avant le soir, déclarai-je, péremptoire.

— M. De Lollis est confiseur, tu sais. Il a inventé une recette spéciale pour petits fours à la pâte d’amande. Aujourd’hui est le jour de fermeture du magasin. Il tient ses enfants au doigt et à l’œil. Si Annamaria rentre en retard de ses cours, il se penche à sa fenêtre pour la guetter. Il a pris l’horaire pour le coller à son mur. Un grand placard avec l’emploi du temps exact, jour par jour. Elle fait Arts graphiques à la fac d’architecture, conclut-il fièrement.

— Un confiseur, par-dessus le marché ! m’exclamai-je. Un horrible petit-bourgeois, enrichi en faisant bouffer du sucre aux épouses de notaires et d’entrepreneurs. As-tu oublié les deux morts d’Avola, en Sicile ? Ils se sont fait tuer parce qu’ils en avaient marre de cueillir des amandes pour enrichir M. et Mlle De Lollis.

— Mais il n’est pas riche, eut encore la force de protester Danilo. Ce n’est pas lui le patron du magasin. Il travaille aux fourneaux, dans l’arrière-boutique… »

Les lasagnes, apportées fumantes sur la table, m’empêchèrent de le harceler plus longtemps. Danilo, dès le lendemain, retrouva son exactitude habituelle. Je m’étais juré de ne plus le tourmenter avec Annamaria, bien qu’il fût assidu auprès d’elle, je le devinais d’après un petit air de fatuité heureuse qui lui échappait involontairement. Passionné tout à coup par la politique, il se plongeait dans la lecture de mes journaux, ce qui m’eût paru une victoire si j’avais été sûr d’être le seul à l’influencer. Au reste, toujours aussi affectueux, c’est lui qui insistait, malgré le froid persistant, pour faire un tour avant déjeuner dans le terrain vague au-delà de l’E.U.R. Nous commencions par une partie de boxe, avant de rouler derrière un buisson. Pendant le repas, les jours de manifs, il me demandait d’écouter la radio. J’allumais à contrecœur mon petit transistor, mais sous quel prétexte aurais-je pu lui interdire de s’engager à fond avec les étudiants ?

Ils se dressaient contre tout ce que Danilo m’avait entendu critiquer dans le système scolaire italien : les programmes vétustés, les méthodes périmées, la pédagogie élitaire, l’absurdité de juger le fils du plombier sur un passage de Dante, l’injustice de noter sa copie avec les mêmes critères que celle du fils de professeur ou d’avocat, l’imposture de cette sélection intellectuelle qui n’était qu’une discrimination sociale. Je lui avais parlé de mes expériences dans le Frioul, de mes élèves aux tignasses pleines de paille. Ils sentaient encore le fumier et l’étable, ayant aidé leurs pères à sortir les vaches avant de gagner l’école où je devais leur faire réciter les six cas de la déclinaison latine et conjuguer le plus-que-parfait des verbes déponents. Et lui, que préoccupait son frère Ugo toujours à la traîne dans sa classe, ne se lassait pas d’entendre, pendu à mes lèvres, que l’échec scolaire reflète plus souvent la situation de famille que les insuffisances personnelles de l’enfant.

À présent, depuis le début des troubles et des affrontements avec la police, il me commentait tout joyeux les progrès de l’émeute.

« Tu verras, me disait-il en parodiant ingénument mes paroles, que le jour de la revanche n’est pas loin. Ceux qui potassent leurs leçons à trois dans une chambre auront des chances égales à celles du fils à papa qui dispose d’une piaule pour lui tout seul. »

Mais les arguments dont je m’étais servi pour séduire Danilo me parurent moins irrésistibles, du moment qu’ils pouvaient lui fournir un encouragement à défiler derrière les banderoles. Je voulais bien m’indigner avec lui contre les crimes américains au Vietnam, mais non le munir de slogans qu’il braillerait dans les cortèges au coude à coude avec Annamaria. Depuis quelques jours, la faculté d’architecture avait pris la tête du mouvement. Je ne voyais pas sans un pincement au cœur la figure grave de Danilo, à l’écoute près du poste, l’oreille tendue vers le bruit sourd des grenades.

« Il ne faudrait quand même pas qu’ils se montent la tête, lui disais-je. Ils réclament la suppression des examens, sans penser aux conséquences.

— Mais les conséquences ne peuvent être que bonnes et souhaitables, Pier Paolo, si les examens, comme tu me l’as démontré, ne font que sanctionner (c’est bien le mot, hein ?) les inégalités sociales.

— Taratata ! Supprimer les examens reviendra à avantager ceux qui ont des relations personnelles et qui trouveront à se caser sans qu’on leur demande leurs diplômes. »

Il me regardait, stupéfait de m’entendre changer d’avis au moment où j’aurais pu me faire reconnaître à bon droit comme le prophète de l’insurrection.

« Au lieu de te laisser tourner la tête comme un étourdi, reprenais-je, tu devrais réfléchir que les flics que vous attaquez viennent de la même classe sociale que ton père, tandis que parmi les étudiants il n’y a pas plus de deux pour cent de fils d’ouvriers. »

Danilo se grattait la nuque, déconcerté par cette objection, mais ensuite il bondissait, ayant découvert où clochait mon raisonnement.

« Ce n’est pas nous qui attaquons les flics ! s’écriait-il. C’est eux qui nous attaquent. »

Je cherchais rapidement un autre terrain où reprendre l’avantage.

« Occuper les lycées, à quoi cela mènera-t-il ? À ce que les plus riches se paieront des leçons particulières ou s’inscriront dans des boîtes privées. Qui sera pénalisé, une fois de plus ? Les pauvres, ton frère Marcello qui ne pourra jamais devenir ingénieur, ton frère Ugo qui devra faire une croix sur le bac. »

Danilo ne répondait rien. Mais à le voir ensuite se précipiter sur sa vespa et partir à la course pour démarrer plus vite, je pouvais craindre qu’il n’allât se jeter au milieu de la bagarre, impatient de trancher par l’action les doutes qu’il emportait après deux heures d’ergotages démoralisants.

Alberto Moravia, dont ils avaient souillé et dévasté l’appartement, me téléphona pour me mettre en garde contre les « oiseaux », un groupe non identifié d’énergumènes qui sonnaient chez les écrivains et entraient de gré ou de force. Sans dire un mot, se refusant par système à articuler une parole, se contentant de pépier comme des moineaux, ils fonçaient dans la cuisine, sortaient les œufs du réfrigérateur et se répandaient dans les pièces avec ces projectiles. Quand ils avaient barbouillé les murs, renversé les tables, éparpillé les manuscrits, crevé les toiles, ils prenaient leur vol et recommençaient ailleurs leurs gazouillantes déprédations.

Maman dûment avertie – « Regarde par l’espion et n’ouvre à aucun visage inconnu » –, je partis en voiture pour le Pincio. Plus de dix mille manifestants, d’après la radio, occupaient la place du Peuple. Un spectacle alors nouveau et extraordinaire – poings tendus au-dessus des têtes, guitares, vociférations, chants révolutionnaires, feux de joie où se calcinaient sans brûler les chaises en plastique du café Rosati le repaire de la droite, immenses portraits de Che Guevara en treillis de guérillero, faces sombres et crispées des policiers derrière les carreaux grillagés de leurs camions – mais ne t’inquiète pas, je ne vais pas faire des phrases sur ce qui a été décrit tant de fois et te paraîtrait aussi neuf qu’une page sur les tranchées de la Grande Guerre. Malgré le pittoresque et l’insolite du tableau, je n’étais pas venu pour remplir mon carnet de notes. Ce que je cherchais – qui pourrait me le dire ? La crainte mais aussi le désir de surprendre Danilo bras dessus, bras dessous avec une brune dont la photo, contrairement à ce qui m’avait échappé par dépit, annonçait une jolie figure, me poussait de-ci de-là dans la foule qui me portait comme un bouchon. Décoiffé, le regard fixe, l’oreille aux aguets, tournant la tête à droite et à gauche, je devais avoir l’air d’un fou, et comme fou en effet mérite d’être jugé celui qui travaille à sa propre ruine. Ses cheveux crépus, sa toison moutonnant sur la nuque, cent fois il me sembla les reconnaître, cent fois je dus m’excuser. Je ne repartis, provisoirement soulagé, que lorsque l’heure de reprendre son travail eut sonné depuis longtemps au clocher de Santa Maria.

À la maison, je trouvai maman en larmes, les murs du couloir maculés de merde, mon bureau en désordre, mes livres par terre, le Masaccio lacéré. Les « oiseaux » avaient accompli un de leurs raids.

« Maman, je t’avais bien recommandé de ne pas ouvrir.

— Mais je le connaissais, celui-là. Un ami à toi. Un des deux jeunes venus te voir le jour de l’anniversaire de Guido, tu te rappelles ?

— Ah ! le grand brun aux cheveux longs ?

— Non, l’autre, un blond, avec une chemise indienne.

— Armando !

— Peut-être, il n’a pas dit son nom. Il est entré avec un autre et ils ont tout chamboulé, tout salopé en dix minutes. Jésus, pardonne-leur. »

Pendant que je remets les livres dans l’étagère et vérifie les pages de mon manuscrit, j’entends maman se lamenter dans la cuisine. Elle avait cuit ce matin une demi-douzaine d’œufs pour la salade russe du dîner. Les vandales, afin d’en bombarder les murs, commençaient à sortir du réfrigérateur le reste de la provision, quand soudain Armando (« Tu es sûre que c’est lui, maman ? – Oui, le blond à la chemise indienne. – Le blond ? Le petit blond ? Vraiment sûre ? – Comment donc ! Je le revois encore, tordu par la colique et filant comme un rat hors de la cuisine ! »), Armando s’était pris le ventre à deux mains et précipité au cabinet. D’où le changement de programme et la fantaisie impromptue d’étaler sa merde dans le couloir. Mais ce qui fâche surtout maman dans son orgueil de ménagère, c’est qu’elle n’arrive plus à distinguer dans l’assiette les œufs crus d’avec les durs.

« Va en acheter d’autres, lui dis-je. Pour ce que ça nous coûtera ! »

Mais elle les soulève à tour de rôle, les soupèse, les secoue près de son oreille, comme s’il s’agissait d’un trésor à sauver. La paysanne du Frioul, parcimonieuse pour chaque miette de nourriture, ne se résigne pas au gâchis de douze œufs. Quant à moi, je découvre avec stupeur que le débat littéraire n’a été qu’un tremplin de départ pour des terroristes aux desseins mystérieux.

Danilo tomba à l’improviste. Je ne l’attendais jamais l’après-midi. « Alors ça ! Les fascistes, encore ? » Il avait reconnu la merde à l’odeur, lui, avant de voir les traces de doigts sur les murs. Cette fois, je dus le détromper. « Non, Danilo. Les fils à papa à qui leurs bonnes ont appris à se torcher le cul et à se laver les mains après. Ils se défoulent aujourd’hui, de même qu’ils ont jeté en l’air la discipline apprise à la maison et sèchent les cours pour faire des manifs. »

Intrigué par le manège de maman, il m’interrompit sans relever l’allusion à Annamaria.

« Mais Madame, s’exclama-t-il en riant, c’est tout simple ! Vous le prenez entre le pouce et l’index et vous le faites pivoter sur lui-même. S’il tourne comme une toupie, c’est qu’il est cuit. S’il bouge à peine, c’est qu’il est encore tout liquide au-dedans. En voici un, tenez… Alors ça ! ajouta-t-il à mon intention, sans oser s’adresser directement à maman, tu te dis de la campagne et tu ignores un truc aussi simple ! » Il se campa sur ses jambes écartées : « Ma parole, c’est toi le bourgeois !

— Comment as-tu fait pour te rendre libre ? lui demandai-je d’un ton sec, dépité de reconnaître un fond de vérité sous cette boutade.

— La plupart des restos ont baissé leur rideau de fer. Paraît que cette nuit y aura de la casse. »

Plus tendre et plus câlin n’aurais-je pu le souhaiter que pendant cet entracte prolongé jusqu’au soir. Après son départ seulement, l’affreux soupçon me mordit. « S’il m’a donné deux heures en extra, c’est qu’il cherche à se faire pardonner quelque chose. »

La nuit fut calme, mais le lendemain les étudiants de la faculté d’architecture soutinrent une bataille rangée à Valle Giulia. J’entendais le claquement des grenades et la clameur des refrains sur mon transistor que j’avais transporté sous le magnolia pour guetter Danilo qui n’arrivait pas et ne parut pas de toute la journée. « J’avais donc raison hier soir, me dis-je. Son cadeau de deux heures n’était rien moins que gratuit. Sachant ce qui se passerait aujourd’hui, il tenait à me laisser un acompte. » L’idée ne me vint même pas à l’esprit qu’il avait pu être blessé, comme je l’appris ensuite : un coup de matraque sans gravité, bien qu’on l’eût emmené avec les autres à l’hôpital. Les mots « faculté d’architecture », répétés par le speaker sur tous les tons, me tambourinaient à l’intérieur du crâne. Danilo, rien de plus sûr, jouait au tupamaro pour épater la fille du confiseur, laquelle depuis beau temps, impossible d’en douter non plus, avait arraché du salon paternel le placard qui affichait son horaire. Elle se souvenait de lui dans le film, elle le prenait pour un acteur, il devait se garder de lui avouer qu’il livrait le pain dans les restaurants où son père, coïncidence non improbable, envoyait un assortiment de petits fours à la pâte d’amande pour étoffer d’une spécialité sicilienne la carte romaine des desserts.

À trois heures du matin, longtemps après la fin des combats, je veillais encore. Dans l’obscurité et le silence qui, du Colisée jusqu’aux Parioli et de Saint-Pierre jusqu’à la gare, enveloppaient la ville endormie. Seuls les éboueurs s’affairaient sur le champ de bataille pour ramasser les quintaux de papier journal utilisé comme rembourrage par les manifestants. Épuisé par l’insomnie, déprimé par l’attente, torturé par la jalousie, j’écrivis le poème qui marquerait un tournant dans ma destinée. Il consternerait mes amis comme un symptôme d’autodestruction, déclencherait la stupeur incrédule de Danilo, provoquerait des ricanements dans la presse de droite, soulèverait la perplexité affligée de Paese Sera et de L’Unità, exciterait l’indignation de l’extrême gauche, m’aliénerait la sympathie des jeunes sans élargir à d’autres lecteurs mon public, et contribuerait de toute manière à renforcer mon isolement.

Dès les premiers vers, dédaignant les précautions oratoires, et renonçant aux périphrases obscures qu’auraient pu me fournir vingt-cinq ans de métier, je signai ma pro, pré condamnation.

 

Lorsque hier à Valle Giulia vous vous êtes bagarrés

avec les policiers,

aux policiers allait ma sympathie !

 

Inutile de tortiller ce que j’avais à dire dans les alambics prétentieux d’une poésie « expérimentale » que deux cents lecteurs auraient comprise. Plutôt le langage brutal des faits eux-mêmes.

 

Parce que les policiers sont fils de pauvres.

 

J’oubliais toutes les fois où ils étaient venus m’apporter une sommation du juge, toutes les fois où ils étaient venus m’arrêter à l’aube, toutes les fois où ils m’avaient encadré dans le box des accusés.

 

Ils sont nés dans les périphéries, où

l’autobus s’arrête pour faire demi-tour.

 

Mots magiques qui les absolvaient à mes yeux.

 

Au travail dès l’âge de huit ans, frustrés

de leur enfance…

 

Ce distique pour venger Esposito Pasquale, comme il s’était présenté lui-même : avec l’humilité de ceux qui s’estiment trop peu pour mettre la marque individuelle du prénom avant celle commune du patronyme. Le nom du brigadier (Esposito : sobriquet attribué à un enfant trouvé, « exposé » dans le tour d’un couvent) rattachait sa lignée à une origine honteuse et avait dû être pour lui une source supplémentaire d’humiliations.

Cette circonstance atténuante lui eût-elle manqué, j’aurais pris son parti avec la même injustice. Émigrés tirés de leur lit à l’heure du laitier et renvoyés dans leur village natal, marquettes du pont Garibaldi embarquées dans les paniers à salade, meurtre de Paolo Rossi par les fascistes resté impuni depuis deux ans, pompes en action à la porte des usines contre les piquets de grève : j’aurais passé aux flics tous leurs abus passés et présents, toutes leurs complaisances à l’égard du pouvoir, rien que pour assouvir ma rage contre M. De Lollis et sa fille.

 

Et puis, regardez comme on les habille : en fantoches,

avec cette rude futaine qui pue le rata.

 

Ferais-je allusion à leur salaire ? Oui, puisque la paire de mocassins d’Armando, en pécari cousu main dont j’avais noté l’élégance, coûtait la moitié de la solde d’un engagé de deuxième classe.

 

Pour une quarantaine de mille lires par mois.

 

Je tressaillis : ne venait-il pas de Rome, ce bruit qui se rapprochait sur la route ? J’avais appris à distinguer à l’oreille chaque type de moteur : la Vespa d’après son ronflement feutré, la Lambretta d’après son cliquetis plus clair, la Gilera à ses pétarades, la Guzzi à ses explosions. Hélas ! le grondement qui ébranlait la vallée sous mes fenêtres ne pouvait appartenir qu’à un des premiers camions de la marée qui embouchait la via dei Mare pour se trouver dans le port d’Ostie à l’arrivée des bateaux de pêche. Sous le coup de la déception, je me déchaînai en invectives.

 

Je lis dans vos barbes des ambitions impuissantes,

dans vos pâleurs des snobismes désespérés,

dans vos yeux fuyants des lâchetés sexuelles,

dans votre gaieté forcée la honte d’un père confiseur.

 

Mais je rayai ce dernier vers, qui m’aurait mis devant Danilo en position de trop grande infériorité. « Au niveau de l’esthétique », comme eussent dit les émissaires du Groupe 63, les hendécasyllabes précédents ne valaient guère mieux. Ma diatribe sonnait faux, je ne voulais pas m’en rendre compte. Si mon poème mérite de survivre, c’est par les passages plus sentis où j’ai fondu la confession du brigadier avec mon expérience de réprouvé.

 

Sans avoir droit à un sourire,

rejetés en marge du monde,

séparés,

exclus (d’une exclusion qui a peu d’égales),

humiliés d’avoir perdu leur qualité d’hommes

pour celle de policiers (être haïs fait haïr).

 

Un crissement au ras du sol me fit tourner la tête. Un gros coléoptère à carapace noire s’était glissé par la porte-fenêtre. Arrêté à la limite du cercle que traçait mon abat-jour sur les dalles, encore tapi dans l’ombre, il frottait l’une contre l’autre ses antennes pointées vers mon bureau. Bien que je me défende d’attribuer une portée symbolique aux petits hasards de la vie quotidienne, surtout quand il s’agit d’insectes qui ont été mis si souvent à contribution par les romanciers, cependant un frisson me parcourut l’échiné, à voir ce visiteur nocturne remuer ses mandibules dans ma direction et soulever ses élytres cornés comme pour prendre son vol. Au moment où j’allais battre en retraite et lui laisser le champ libre, il se ravisa, peut-être dégoûté de ma capitulation trop rapide. Après un ultime grésillement de défi, il pivota et mit le cap sur le fond de la pièce. Ses pattes grêles patinaient sur le marbre, ce qui ne l’empêcha pas de foncer d’une traite vers un trou de mur où il disparut sans s’être retourné.

À relire mon poème, je fus saisi d’horreur. Le feuillet, déchiré en quatre, valsa dans la corbeille à papiers. Je courus l’y repêcher, puis entrepris d’en recoller les bouts, avec du scotch déroulé sur le même petit appareil qui avait amusé Svenn dans mon grenier de Versuta. Allais-je me mettre à sangloter maintenant ? Je serrai les mâchoires et mis le poème sous enveloppe, à l’adresse de la revue qui publiait mes textes. Tant pis si je n’avais pas le temps de demander leur opinion à aucun de mes amis. Quels amis, d’ailleurs ? Avais-je des amis ? L’espoir d’un nouveau scandale leur eût fait trouver excellent ce méchant factum promis à la une des journaux. J’étais seul, seul, seul. Seul avec la blancheur sale de l’aube et mon visage ravagé que me renvoyait le carreau de la fenêtre derrière laquelle le premier oiseau du matin secouait ses plumes sur les branches du grenadier. Je m’étais cloué au pilori de mes propres mains. Les dizaines de milliers de lecteurs qui jusque-là me faisaient confiance m’abandonneraient avec mépris.