17
Vers le milieu du mois d’août, comme la chaleur devenait écrasante, je demandai à Svenn s’il ne voudrait pas venir se baigner dans le fleuve. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Mais est-il vrai que je n’y avais pas pensé plus tôt ? Que craignais-je donc, en emmenant celui que j’appelais au-dedans de moi amato, sur les lieux où « faire l’amour » entre garçons était l’acte le plus naturel du monde ? De « rabaisser » le sentiment que m’inspirait Svenn, par un contact « impur » ? Ou, au contraire, si je me bornais à nager avec lui et à prendre le soleil sur la grève, de me conduire en timide et en niais, sans la liberté dont j’aurais usé avec n’importe quel autre jeune du village ? Trente ans après, ces questions se pressent à mon esprit et le tourmentent, dans la mesure où toute mon aventure avec Svenn n’a peut-être pas été cette idylle grecque, cette ingénue oaristys qu’il m’a semblé sur le moment, mais une escarmouche, champêtre et provinciale, dans la guerre deux fois millénaire engagée par l’âme contre le corps, depuis que la religion du Christ a remplacé les cultes païens. N’ai-je aimé que Sébastien, croyant chérir Alexis ?
Svenn éluda ma proposition sous divers prétextes. Il n’osait pas m’avouer la raison de sa gêne : ce petit caleçon trop court et surtout démodé dans lequel je l’avais surpris en train de se doucher près de la pompe.
Sans le prévenir, je partis de bon matin pour Pordenone, à la recherche d’un vrai « slip » comme on disait dans les magazines, maintenant que le fascisme avait emporté dans sa chute l’interdiction d’introduire des mots étrangers. Et puisque le fin du fin, pour lui, semblait être de s’habiller à l’américaine, je me rendis tout droit dans une boutique de surplus de l’armée victorieuse. L’objet convoité se présenta bientôt à ma vue : ni trop exigu pour ne pas effaroucher sa pudeur, ni montant trop haut pour ne pas décevoir sa coquetterie. Rouge vif, coupé dans une étoffe brillante qui prenait à la lumière des reflets argentés. Des zébrures vertes l’ornaient sur les deux hanches. Avec une telle parure, d’un luxe inconnu dans notre pauvre Frioul, Svenn pourrait se croire transporté, de la berge caillouteuse du Tagliamento, sur quelque plage chic de Californie. La jalousie ferait pâlir ses camarades émerveillés. Mais ce qui me décida à l’emplette, d’un prix élevé pour ma bourse d’instituteur, fut un Mickey Mouse, jaune et bleu, imprimé bien en vue sur le devant à l’endroit du sexe : enjolivure irrésistible, propre à parachever la métamorphose de l’article de série en accessoire hollywoodien.
À mille lieues de prévoir les conséquences de mon achat, je fis emballer le maillot dans un papier à ramages agrémenté d’une faveur rose ; et j’allai, le cœur battant, déposer le paquet dans le tronc du pommier, en dehors de nos heures de rendez-vous.
Svenn me sauta au cou. « Quelles chouettes couleurs ! » Il voulut à toute force que nous allions le jour même nous baigner. C’est lui qui choisit l’endroit : un coude abrité du fleuve, éloigné du lieu où les gamins de Casarsa avaient l’habitude de se retrouver. Un saule pleureur ombrageait de ses longues branches flexibles une langue de sable qui formait une sorte de presqu’île entre un des bras du Tagliamento et l’eau dormante d’une anse envahie par des herbes flottantes. Décor et tranquillité romantiques, à ceci près qu’on avait les oreilles percées par le vacarme des marteaux-pilons et des bulldozers qui s’activaient sans répit sur le chantier du pont en reconstruction. Mais, pour ma sécurité, impossible de rêver asile plus solitaire. Personne ne pouvait nous surprendre. Svenn me regarda dans les yeux pour voir si j’étais satisfait. Je répondis par un sourire, en m’allongeant sur le sable.
Il se laissa tomber à côté de moi, et demeura étendu sur le dos, bras et jambes écartés. Je me soulevai sur le coude pour le contempler à mon aise. Le slip américain chatoyait dans le clair-obscur changeant de notre abri. Quant à la souris de Walt Disney, elle soulignait avec humour ce qu’aucun cache-sexe, fût-il dessiné par un moine du mont Cassin, ne parviendrait à dissimuler. Le creux de l’os iliaque, détail anatomique pour lequel j’éprouve une infinie tendresse, restait bien à découvert de chaque côté du ventre plat. Un souffle égal et paisible soulevait à intervalles réguliers sa poitrine aussi lisse que sa joue. Rien, à la vue de ce corps où le mouvement des feuilles remuées par la brise déplaçait les taches de soleil, ne permettait de penser qu’une émotion particulière agitât mon petit compagnon.
Il avait fermé les yeux, ce qui m’enhardit à me pencher de plus près au-dessus de son visage. Rêvais-je ? Il me sembla qu’il écartait les lèvres, en même temps qu’une lueur fugitive passait entre ses paupières. J’approchai encore ma bouche. Cette fois, je fus certain de le voir me tendre la sienne, bien que d’une manière presque imperceptible. Alors, je déposai sur ses lèvres un baiser, d’abord timide, ensuite plus appuyé. S’il est sûr que nos langues se rencontrèrent et se palpèrent pendant quelques secondes, je ne pourrais pas jurer d’avoir pris seul l’initiative. Comme je me redressais sur le coude pour reprendre haleine, il profita de cet instant pour se dégager et s’asseoir sur le sable, mais sans hâte, et sans donner l’impression de vouloir se mettre en sûreté. Simplement, lorsque je fis mine d’allonger la main, il se leva sur ses pieds, secoua le sable accroché dans les plis de son maillot, et descendit tranquillement dans le fleuve. Le tout avec un air si naturel et si serein, que j’aurais pu croire qu’il dormait pendant que je m’approchais de sa bouche, alors que j’étais bien sûr de n’avoir pas pressé des lèvres inertes.
Je n’allais pas me plaindre d’être resté sur un seul baiser pour notre séance inaugurale, quand déjà pareil résultat me paraissait inespéré et merveilleux. Je comptais sur les jours suivants pour arriver calmement à une possession plus complète. Il me suffisait de passer ma langue entre mes lèvres pour goûter de nouveau, intacte, la fraîcheur de son premier don. Cependant, le lendemain, au lieu de se diriger vers le lieu ombragé de notre retraite, il prit le chemin de la baignade commune, là où j’avais sauvé Aurélia de la noyade et où de nombreux garçons, de la génération qui suivait la mienne, se livraient à toutes sortes de jeux aquatiques. Je ne connaissais que de vue, pour les croiser souvent dans le village, les nouveaux jeunes de Casarsa. Mes camarades d’autrefois ne venaient plus au Tagliamento. Je n’avais pas à craindre qu’une allusion à notre passé me mît dans l’embarras devant Svenn. Une telle garantie ne me consolait pas de la perte de notre cachette sous le saule. Malgré moi m’échappèrent une moue de reproche et un regard boudeur, auxquels il répondit par un de ses sourires les plus éclatants.
« À quoi bon m’avoir offert ce joli cadeau si je ne peux le montrer à personne ? » semblait dire ce sourire, ignorant de la terrible humiliation que le Mickey Mouse jaune et bleu était sur le point de procurer à son trop fier possesseur.
Les garçons remarquèrent aussitôt la nouveauté vestimentaire soumise à leur approbation. Les uns montraient du doigt l’étoffe moirée et brillante avec des grimaces et des contorsions admiratives, les autres ricanaient ou tournaient le dos, mais pour cacher leur dépit de n’avoir autour des reins qu’un lainage informe, tricoté par des mères plus soucieuses d’utilité pratique que de haute couture balnéaire. Content de moi et plein d’espoir pour l’avenir, je me dis que si l’offre du slip m’avait valu un baiser, la sensation qu’il causait maintenant m’apporterait sous peu des faveurs plus substantielles.
Sous prétexte d’examiner le dessin, un de la bande s’approcha tout près du maillot, tendit la main et prit entre deux doigts le sexe qu’il pinça affectueusement, sans que Svenn, si réservé et ombrageux avec moi, esquissât le moindre geste de défense ou de recul. J’aurais eu mauvaise grâce à montrer de la jalousie, moi qui avais fait mon éducation sur ces mêmes bords du Tagliamento, et pour qui la spontanéité des garçons justifiait le mythe d’un Frioul archaïque, miraculeusement préservé de la contagion du péché et de la honte. Mais je ne pus m’empêcher d’éprouver un élancement au cœur, puis de pousser un soupir de soulagement, quand tout le monde, passé le moment de surprise et d’excitation, retourna à ses affaires sans plus s’occuper de Svenn.
En apparence du moins : car il me fallut peu de temps pour m’apercevoir qu’ils ne cessaient de lorgner de son côté, et de chuchoter entre eux comme s’ils ourdissaient quelque intrigue. Svenn glissa la fronde dans son slip, traversa à la nage le bras du fleuve et se mit à marcher de long en large sur la grève pour se sécher. La bande fit semblant de s’éparpiller, les uns plongèrent dans le courant, les autres s’éloignèrent à travers les buissons. Ils se retrouvèrent bientôt au complet sur l’autre rive, un par un, réunis là comme par hasard, et feignant, qui de se pencher au bord de l’eau pour guetter les poissons, qui de se tailler une baguette dans la tige d’un coudrier, qui de construire un château fort avec des galets et du sable. Svenn, pendant ce temps, un pied sur une souche, la fronde tendue entre ses deux mains, épiait un merle au sifflet pointu caché dans l’épaisseur d’une yeuse. Moins de vingt mètres me séparaient de lui, de l’autre côté du fleuve. J’assistais, impuissant, au manège qui se tramait dans son dos. L’avertir par un cri ? Agacé de se sentir surveillé, il eût haussé les épaules, en me faisant signe de ne pas déranger l’oiseau. Je restai donc sans parler, sans bouger, anxieux de ce qui allait suivre, me repentant de ce cadeau étourdi.
(Mais la cause du drame fut-elle bien dans mon cadeau, si arrogamment ramenard que parût à ses camarades le petit costume lustré et pimpant ? Les auteurs d’un tel outrage, comment être certain qu’ils voulurent seulement se venger du slip américain ? À leurs yeux j’étais, avec mes vingt-cinq ans, un adulte, une grande personne, une sorte de « monsieur » – maître d’école par surcroît. Peut-être, ce qu’ils considéraient comme naturel entre garçons de leur âge, se promettaient-ils d’y renoncer complètement, une fois devenus « sérieux » et « responsables », c’est-à-dire décidés à se marier et à effacer toute trace à leur intimité juvénile ; la considérant, justement, comme « juvénile » : peccadille sans conséquence, à condition d’être remisée au seuil de l’âge mûr. Sinon, chose honteuse, blâmable et méprisable : ce qu’elle était chez moi, dans leur opinion. Si cette hypothèse a quelque chance d’être juste, il faudrait admettre qu’ils me croyaient bien plus avancé dans mes affaires avec Svenn que je ne l’étais en réalité. Je devrais surtout reconnaître, aveu cruel pour mon mythe frioulan, qu’au lieu d’appartenir à une terre archaïque et païenne, immunisée contre le virus judéo-chrétien, ils charriaient dans leurs veines le sang de l’Italien moyen, petit-bourgeois et catholique, que son mariage « rachète » de ses fredaines de jeunesse. Svenn, j’en ai peur, paya à ma place une faute imaginaire. Son châtiment, dérivé tout droit du code des délits et des peines établi par Dante dans l’Enfer, fut dans leur esprit un talion.)
Tandis qu’il continuait à scruter le feuillage et à tendre sa fronde vers le merle invisible, ils se rapprochèrent à pas de loup dans son dos. Soudain, poussant un cri de guerre (expression vengeresse de la mâle indignation du Latin), ils se ruèrent ensemble, le saisirent aux épaules et aux bras, l’immobilisèrent, arrachèrent son slip et mirent ses fesses à nu. Alors commença une cérémonie solennelle et bouffonne : tour à tour ils vinrent s’incliner devant son derrière en gonflant les joues et en produisant avec leurs bouches des bruits obscènes. Svenn, braillant et vociférant, se débattait en vain contre ses agresseurs qui se tenaient obstinément dans son dos et, indifférents à la partie antérieure de son anatomie, ne s’intéressaient qu’à son cul, dont ils désignaient du doigt la blancheur avec un redoublement de quolibets et de sarcasmes. Enfin, ils se prosternèrent jusqu’au sol, dans la posture des Indiens quand ils adorent leur totem ; mais au lieu de baiser la poussière humblement, ils crachaient par terre en signe de dérision. Ce fut le moment où le prisonnier réussit à se dégager ; et moi, que la stupeur avait cloué sur place de l’autre côté du fleuve, je fus encore plus estomaqué par la péripétie suivante.
J’aurais parié que Svenn, à peine libre, remonterait son maillot et s’enfuirait en courant. Pas du tout : il se retourna, entièrement nu comme il était, vers les garçons, se couvrit les fesses avec les mains (quoique ce geste, après sa volte-face, fût devenu inutile) et leur montra, bien en vue, ce que j’aurais juré qu’il tînt par-dessus tout à leur cacher. Chacun put admirer son sexe, brun, fourni, charnu, à peine soulevé par un début d’érection et couronné d’une touffe de crins noirs abondante. Aussitôt un grand silence succéda au chambard. Ils reculèrent de quelques pas, convaincus, me sembla-t-il, moins par les proportions et la pilosité déjà avantageuses pour un adolescent, que par cette manière tranquille et sûre d’exhiber sa virilité. Leur hystérie fit place à une timidité respectueuse, comme s’ils avaient reconnu dans le geste de leur victime la preuve de leur propre erreur. L’un d’eux essaya bien de se lancer dans de nouvelles plaisanteries : ses camarades lui ordonnèrent sèchement de se taire, et bientôt tous disparurent au petit bonheur dans les buissons.
Trente ans plus tard, sur la plage d’Ostie, que ne me suis-je rappelé le langage symbolique des garçons du Tagliamento ! Mon assassin n’aurait pas eu besoin de me tuer, si je m’étais contenté de le traiter en homme. Svenn, tuer, si je m’étais contenté de le traiter en homme. Svenn, resté seul sur la grève, se baissa et remonta son slip ; mais sans hâte, après s’être assuré par un coup d’œil que j’avais noté chaque détail de la scène et que je savais désormais à quoi m’en tenir sur son compte.
Il ramassa la fronde et reprit son affût au pied de l’arbre. En sorte que lorsqu’il eut définitivement raté l’oiseau, nous trouvâmes ample matière à discussion dans les mœurs des volatiles, la saison des pontes et l’art des nids. Mais j’aurais eu tort de le supposer le moins du monde embarrassé devant moi, après ce qui avait eu lieu : au contraire, il manifesta dans sa conduite quelque chose de plus franc, de plus décidé. Le soir, au moment de me saluer, il m’embrassa sur les deux joues et m’effleura les lèvres au passage ; puis s’éloigna, sautillant et dansant. « Ciao ! » Un dernier moulinet avec sa fronde. J’espérais que cette expérience lui suggérerait de retourner sous le saule de notre première baignade et de notre premier (et toujours unique) baiser, mais il me déclara le lendemain que nous perdions notre temps à traînasser au soleil. Il préférait peindre et rechercher de nouvelles fleurs pour sa palette. De mon côté, si je n’avais pas oublié, ne devais-je pas me mettre en quête de mots et d’images pour le poème promis ?