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Sans que j’aie dit ni oui ni non, il s’installa à mon côté et de l’index, silencieusement, m’indiqua la direction à prendre. Nous n’eûmes pas à aller loin. Il m’arrêta dans une transversale de via Cavour, devant l’entrée d’un immeuble vétuste. Tel un automate, je le suivis jusqu’au dernier étage, dans l’escalier sans ascenseur. Chez lui, je m’en remis à sa volonté. Comment se fait-il que je me trouve ici ? ne cessais-je de me demander. Il m’enleva ma veste et en sortit le portefeuille, qu’il me présenta pour que je lui règle son dû. Ses mains me parurent d’une finesse remarquable. Certes, pour se distinguer des jeunes prolétaires, il n’aurait pas eu besoin de se laisser pousser aussi démesurément l’ongle du petit doigt, comme tous les garçons du peuple impatients de faire savoir qu’ils ne s’adonnent plus à des travaux de force.

Son intérieur – une chambre de service portant le nom du locataire « Protti Aldo » écrit en grosses lettres au-dessus de la sonnette – me sembla un mélange de prétention et d’incurie. Dans un coin, près d’une coiffeuse encombrée de fioles, de pulvérisateurs et de tubes pharmaceutiques, une cuvette posée par terre sur le linoléum recueillait les gouttes qui tombaient à intervalles réguliers du lavabo minuscule surmonté d’une ampoule nue. Au-dessus du lit où je m’étais jeté tout vêtu, des photos de stars fixées avec des punaises recouvraient la paroi. Une couche de rouge rajoutée à la main coloriait grossièrement chaque bouche. Marilyn Monrœ, Jane Mansfïeld, Sofia Scicolone devenue définitivement Sofia Loren… Un abat-jour de soie rose à fronces protégeait la lampe commandée par une poire dont la porcelaine autrefois blanche gardait comme un enduit crasseux le passage d’innombrables doigts. Le reste du mobilier s’est effacé de ma mémoire, car l’étonnement d’avoir accepté cette aventure, moi qui n’aimais l’amour qu’à l’air libre et comme le choc de deux désirs, m’empêcha de regarder avec calme.

Pour la première fois de ma vie, j’avais affaire à un prostitué : je veux dire un garçon dont c’était le métier, qui le faisait pour de l’argent. Nous avions, pendant le trajet, stipulé le prix. La fiction du « cadeau », avec lui, n’était plus de mise. Une nouveauté absolue dans ma vie, aussi énorme, aussi contraire à ma ligne de conduite suivie jusque-là que ma réaction de dégoût contre Peppino.

Il vérifia les billets que je lui tendis, puis se mit à la besogne. Je n’ai gardé qu’un souvenir vague – sauf la cuisante conclusion – de cette première expérience, que je subissais plus que je ne la voulais. À lui revint l’initiative, et du moyen et de la position. Incapable de me détendre, je ne pouvais m’empêcher de concentrer mon esprit sur la série de causes, plus déprimantes l’une que l’autre, qui m’avaient amené à accepter les offres d’une marquette de piazza dei Cinquecento, ni plus ni moins qu’un voyageur entre deux trains qui n’a pas le choix.

Je n’avais qu’à me demander : « À qui ne déplairait pas le détour de P.P.P. par cette chambre de passe ? » pour prendre la mesure de ma chute. Ou encore : « Qui seraient les premiers à approuver que des tapins se tiennent à sa disposition, nuit et jour, sous les murs du musée archéologique ? » La réponse ne faisait aucun doute : tous ceux qui depuis une dizaine d’années me dénonçaient publiquement comme un germe de corruption et de scandale. Journalistes, policiers, magistrats, évêques, médecins, psychiatres, membres des partis politiques, attachés, qui à un titre qui à un autre, à défendre la « société », l’ordre moral sur lequel reposait l’Italie de Saragat, d’Aldo Moro et de Luigi Longo. Leurs « valeurs » recevaient un défi chaque fois qu’un jeune des borgates ou des Halles échangeait un peu d’amour avec moi. Dans cette chambre, au contraire, elles trouvaient une consécration éclatante.

En payant les services d’un professionnel, je renonçais à la provocation permanente, mon unique règle de vie jusqu’alors. Pas une fois depuis mon arrivée à Rome je n’étais sorti de chez moi sans me mettre en chasse. Tout garçon qui avait entre quinze et vingt-cinq ans et qui n’était pas trop mal de sa personne devait répondre à mon sourire quand il me croisait dans la rue. Par l’affirmative ou par la négative, peu importe. Même s’il refusait mon invitation, ce qui arrivait neuf fois sur dix, il ne s’éloignait pas sans un trouble secret. Voilà ce qu’on ne me pardonnait pas, cette façon de propager l’inquiétude et d’éveiller le désir là où il sommeillait encore. Mais à présent ? Ce type avec lequel je m’étais abouché avait à coup sûr sa fiche aux Renseignements généraux. Le commissariat, le dispensaire le tenaient à l’œil. Je me cantonnais avec lui dans les limites de la tolérance établie par la Questure elle-même. Plus complète soumission n’aurait pu espérer la meute de mes ennemis.

J’étais entré dans le ghetto, dans la pratique des jouissances tarifées, reconnues, géographiquement localisées (autour de Stazione Termini) ; dérogation accordée par le préfet de police en personne ; lèpre entretenue à dessein, comme un abcès de fixation qui maintiendrait le reste de la ville en bonne santé. Ainsi, tandis que mon hôte s’évertuait à mériter son salaire, je faisais le jeu des autorités. Non sans remords ni angoisse, attestés par l’insuccès de ses efforts.

« Attends un peu, dis-je, ce ne sera qu’un moment de fatigue. »

Fatigue ? Nullement. Mais la conscience, plutôt, d’avoir capitulé devant la Loi, loi de Moïse, loi de Saint Paul, loi du parti communiste, après dix ans de persécution par la justice et par la presse.

Et aussi une amère clairvoyance au sujet des autres raisons de ma défaite : la mutation de Rome, qui, en résorbant les borgates et en envoyant à l’usine, dans les bureaux ou sur les chantiers la masse jusqu’alors inoccupée des émigrés et des sans-travail, m’ôtait ma réserve de ragazzi ; la libération des femmes, qui accusait ma condition de « différent » et concentrait dans les parages de la gare tous ceux qui comme moi, ne pouvant faire leur cette victoire, se sentaient une deuxième fois exclus ; la permissivité euphorique, qui créait par contrecoup l’« anormal », variété inconnue jusqu’ici, voué à l’ombre, au secret, aux expédients, aux gigolos, tandis que les « boums », les lumières, le bruit et l’excitation jusqu’à l’aube proclamaient bien haut le droit de faire l’amour, pourvu que ce fût le bon, le régulier ; la diffusion rapide des sciences humaines, en particulier le succès foudroyant de la psychanalyse, laquelle avait mis un nom sur ce que j’étais, une étiquette sur mon comportement, établi une fiche sur mon cas ; enfin ma propre crainte de vieillir, la stupeur anxieuse devant le premier cheveu blanc, qui m’avait poussé dans le refuge d’une passe rétribuée, qu’on ne pouvait pas me refuser, d’un plaisir garanti par mon argent.

Pas si garanti que ça, malheureusement, à en juger d’après le tic-tac inexorable du gros réveille-matin posé près de la lampe et dont l’aiguille avait déjà avancé d’un demi-tour sur le cadran circulaire surmonté d’une clochette qui allait sonner d’une seconde à l’autre, en même temps que la fin de ma visite, le premier fiasco de ma carrière. Même en s’ingéniant avec toutes les ressources de son art, l’expert n’arrivait à aucun résultat appréciable. Il redressa la tête, s’essuya la bouche et alla cracher dans le lavabo.

« T’es malade ? » me demanda-t-il, sans aménité. Atteint dans sa vanité, mais surtout inquiet, si je racontais l’aventure, de voir baisser sa cote sur le marché en plein air de piazza dei Cinquecento.

Comment lui expliquer que ce petit échec n’était qu’une conséquence infime dans le bouleversement anthropologique en train de dévaster l’Italie ? Adieu l’innocence qui avait enchanté mes années de jeunesse dans le Frioul et dont j’avais cru retrouver l’équivalent dans le sous-prolétariat romain. Adieu le mythe de la nature et de l’amour naturel. Chacun des gestes auxquels se livrait maintenant le garçon – s’examiner devant le miroir comme si j’avais pu le contaminer, avaler un verre d’un liquide rose, sans doute quelque remède préventif contre l’infection de la muqueuse, raccrocher à son poignet une gourmette d’où pendait, bien en vue dans un médaillon cerclé d’or, le David de Michel-Ange – de même que chacun des miens pour me rajuster, renouer ma cravate, me recoiffer, reprendre en somme l’aspect convenable d’un bourgeois qui sort de chez lui, notre manière ensuite de nous saluer par une poignée de main, comme après une affaire conclue, illustrait nos rapports de payeur à payé, de client à fournisseur.

Simple routine pour lui, allégée aujourd’hui par ma défaillance, mais pour moi confirmation horrible de ce que serait ma vie si cette première rencontre devait inaugurer une habitude. La mutation de Rome nous avait figés dans deux rôles distincts et aussi atroces l’un que l’autre : lui dans la catégorie économique du prostitué, moi dans la catégorie psychologique de l’homosexuel – l’homosexuel, oui, puisqu’il faut enfin lâcher le mot, invention de médecins et de flics, symbole linguistique de mon abdication devant le pouvoir, livrée de domestique que je venais de revêtir en montant dans cette chambre, néologisme aussi affreux que l’espèce d’individus qu’il désignait.

Mon premier mouvement, en me retrouvant dans la rue, fut de courir à pied jusqu’à piazza dei Cinquecento, sous le mur de Dioclétien, là où m’avait quitté, pour rejoindre Peppino, son jeune compagnon. Faute de pouvoir le rattraper, je voulus me replacer à l’endroit exact d’où je l’avais perdu de vue. Grimpé sur un banc, je fermai les yeux et comptai jusqu’à cent. Rite fétichiste, incantation magique pour m’attacher celui dont les traits s’estompaient déjà. « Comment est sa bouche ? me demandai-je. Ses arcades sourcilières ne remontent-elles pas en légère pente vers la racine du nez ? » Tantôt un détail de son visage, tantôt un autre me revenait en mémoire, mais je n’arrivais pas à saisir l’ensemble de sa physionomie. Dès que je me mettais à douter sur un point, aussitôt je me sentais moins sûr du reste. À la fin, je ne savais même plus la couleur de ses yeux, ni si les joues que j’aurais juré complètement imberbes quelques secondes plus tôt ignoraient autant que ça le rasoir.

Le mieux eût été de me poster à un bout de via Tor Millina et d’attendre. Ce que le lendemain je me décidai à faire, malgré mon appréhension d’une rencontre avec Peppino. Bien que le quartier de la place Navone n’eût pas encore été racheté et restauré pour être loué à de riches étrangers et à des gens de cinéma, il avait perdu une partie de son cachet populaire. Dans toute la rue en question, plus une seule échoppe, pas le moindre artisan auprès de qui m’informer s’il connaissait dans le voisinage un locataire à cheveux longs et à moustache fine coiffé d’une casquette. Au bar on fut incapable de me renseigner. Que mon voleur m’eût menti, je m’en convainquis après plusieurs jours d’inutile faction. D’ailleurs, je n’aurais pas voulu de son entremise pour parvenir à mon but. « C’est faux, j’ suis pas son frangin. » Je me souvenais parfaitement de ces mots où, à force d’y réfléchir, je lus une sorte de pacte entre le jeune garçon et moi. Il s’était désolidarisé de son ami, peut-être pas son ami du tout. Peut-être Peppino, sous une menace quelconque, l’avait-il contraint de se faire son complice.

Des semaines durant, je continuai à chercher çà et là. Chaque soir, en rentrant à la maison bredouille, je désolais maman par mon air abattu. Tout alla mal pour moi à cette époque. Je n’arrivais plus à écrire ; par précaution, j’appliquai sur mes cheveux une teinture qui resta collée à certaines mèches et ne prit pas sur les autres ; je me cassai une dent de devant en jouant au foot. Simples accidents, dont j’aurais ri en d’autres circonstances ; mais qui achevèrent de me démoraliser et me donnèrent le conseil malencontreux de retourner place de la gare, si bien qu’en peu de temps je devins familier de ces parages et de leurs habitués nocturnes. Sans joie aucune ; avec le sentiment au contraire de m’enfoncer par chagrin dans une voie sans issue.

Celui-là seul qui aurait pu me tirer de ce mauvais pas ne se souciait nullement de mon sort. Pourquoi était-il entré dans ma vie, si tout aussitôt il en devait disparaître ? Avec cette grâce sautillante qui m’avait charmé sur le coup mais qui maintenant me semblait bien cruelle. Ce baiser, je ne l’avais pas rêvé, non ? Je passais et repassais lentement mon doigt sur l’endroit de ma nuque effleuré par ses lèvres. « Angelo, Angelo. » En vain j’essayais de le rappeler. Tantôt par un cri, si je me trouvais seul, tantôt dans un murmure, pour m’isoler au milieu de la foule avec ces trois syllabes adorées mais fictives. Il était parti, il s’était sauvé loin de moi. S’éloignant par bonds et par cabrioles sur ses semelles de caoutchouc ; entrechoquant ses paumes au-dessus de sa tête, comme les anges musiciens de Fra Angelico ; emportant dans ses gambades, en même temps que sa mince et fugace silhouette sur laquelle je ne pouvais même pas mettre un nom, mon dernier espoir, ma dernière chance.