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J’aurais voulu l’appeler, lui crier de revenir. Mais comment ? Il s’était enfui sans me dire son nom. J’errai de droite et de gauche sur la place, tournant la tête dans tous les sens, me précipitant vers chaque chevelure bouclée. « Angelo, Angelo », murmurais-je, comme si un nom qui avait en lui-même tant de magie séductrice pouvait le tirer en arrière et me le ramener.

Les critiques de cinéma me reprochaient le hiératisme de mes œuvres. Que diraient-ils de la prochaine, située dans l’ancienne Grèce, faute d’y trouver, garantie de renouveau, un personnage différent de mes héros habituels ? D’autant plus nécessaire qu’il servirait de contrepoids à la pompe barbare qui engourdit la cour de ce roi mythologique, où les guerriers en faction devant le palais peuvent à peine bouger sous leurs cuirasses.

« Angelo », répétais-je, l’esprit désormais à mille lieues de mon film. Les lèvres formaient d’elles-mêmes ces trois syllabes si tendres et restaient ouvertes avec un étonnement douloureux sur le o final sans réponse. Je fis demi-tour, espérant vaguement qu’il jaillirait de derrière un arbre et me saisirait aux épaules.

Sotte illusion. À quoi bon d’ailleurs retrouver sa trace ? Ne se fût-il pas détourné de moi avec un acerbe dédain, celui dont j’avais voulu dénoncer l’ami ?

Je dus me résigner à remonter en voiture, avili jusqu’aux larmes. Trop d’émotions se bousculaient dans mon cœur. Je me sentais brisé. Quoi ! J’avais été sur le point de livrer un jeune à la police ? Aussi bien L’Unità que II Tempo auraient titré en lettres pyramidales : « P.P.P. se désolidarise de la pègre romaine. » Comment en étais-je arrivé là ? Moi, commettre cette vilenie ? Le faire condamner à six mois de tôle, peut-être, pour un larcin qui ne valait pas dix mille lires ? Me renier moi-même, me déshonorer à jamais ? Qu’aurait dit Sergio ? Qu’aurait dit Eisa ? Où me cacher ? Où fuir ?

Pour avoir pensé à conduire un voleur au poste, il fallait qu’un ressort fût cassé en moi. Vite, essayer de voir clair. Me demander pourquoi cette animosité subite, aveugle, contre Peppino. Un jeune comme les autres, après tout. Qui adoptait les goûts et les ambitions des jeunes de son âge : comme ceux de Ponte Mammolo avaient suivi les goûts et les ambitions qui correspondaient à leur époque. Quinze ans s’étaient écoulés depuis Ponte Mammolo. Qui m’assurait que Glauco, s’il avait vécu, n’aurait pas convoité lui aussi un cachemire ? La délinquance avait changé en quinze ans : changé d’objet, le fin du fin n’étant plus aujourd’hui une Ducati 250, arbre à cames et fourche télescopique, mais la chaîne Hi-Fi. Et changé de méthode : finies les chevauchées du Far West, les déménagements nocturnes de boutiques, le romantisme du brigandage. Une suite de scippi à la sauvette, calculés comme les bons d’un livret d’épargne.

Évolution on ne peut plus naturelle. Dont il n’y avait lieu ni de s’étonner ni de s’indigner. Ou alors, c’est que je m’étais mis à haïr mon pays. Que je le veuille ou non, l’Italie avait rejoint le niveau de vie européen ; avec pour première conséquence le déplacement des désirs, des fantasmes et des buts. Disparus ou près de disparaître les derniers pauvres ; et, avec les derniers pauvres, la race des casse-cou qui se jetaient la nuit sur Rome chevauchant leurs motos. Ne devais-je pas songer à partir, à m’en aller vers le sud, à émigrer loin d’une ville où le progrès général en augmentant leurs revenus avait éveillé fatalement chez les jeunes un goût plus conservateur ?

Ce n’était pas la première fois que j’entendais l’appel de l’Orient, de l’Afrique. Mais pourquoi le mirage de terres nues et sauvages me reprenait-il à nouveau ?

« Allons, Pier Paolo, tu dis que tu veux te mettre au clair avec toi-même. Ce qui t’a exaspéré, c’est d’imaginer cette sauterie dans le studio de via Tor Millina, les filles abandonnées sur l’épaule des garçons. Leurs disques, leurs rires, leurs plaisanteries, leur bonne humeur, un étalage anodin de gaieté mais que tu détestes parce que tu serais en trop dans cette fête. Tu penses à ton Frioul d’autrefois, aux soirs de bal, quand Manlio se déchaînait sur son accordéon. Quelques rares couples, toujours de fiancés ou d’époux, s’efforçaient de valser en mesure, au milieu du rond de terre battue aménagé devant la tonnelle. Alors tu t’élançais à ton tour, tu saisissais Elmiro par la taille et vous dansiez à perdre haleine, jusqu’à la quinte de toux qui suffoquait ton ami déjà condamné. Il regagnait sa place et se laissait tomber sur le banc, réconforté par ses cousines qu’il avait amenées de Faedis sur la charrette à ridelles attelée du cheval pie. Sans quitter leur coin, les yeux écarquillés par la timidité et par l’admiration, elles restaient toute la soirée à regarder les garçons tournoyer sur la piste.

« Vous l’occupiez en maîtres, dès la tombée de la nuit. Même Nuto, le plus expert en galanterie, se contentait de recueillir, sur le passage de son foulard rouge et de l’étoile de shérif collée à la fesse de son blue-jean, le murmure flatteur des demoiselles alignées dans l’ombre. Virtuose du paso doble et du tango, pourvu que l’un de nous lui donnât la réplique, il ne se souciait nullement de se mettre sur les bras le poids d’une cavalière, à qui les coutumes de nos compagnes imposaient un maintien raide et figé. Jusqu’au mariage, les femmes devaient en toute circonstance observer une chaste réserve. Celle qui s’en fût départie eût encouru la réprobation de sa mère, le blâme de son curé, le mépris de son amoureux lui-même. Si, de temps à autre, pour revernir son blason de séducteur, Nuto en invitait une, il ne lâchait pas de toute la danse le rameau d’aubépine planté entre ses dents. Tu comprends aujourd’hui pourquoi il le gardait en permanence dans sa bouche : non pas en signe de forfanterie tapageuse, ainsi que tu le croyais ingénument, mais comme un sceau posé sur ses lèvres pour toute la durée du bal. Ce temps de mœurs sévères et de barrières rigoureuses, où même un baiser tombait sous l’interdiction, faisait bien ton affaire, avoue-le ! Et tu ne te consoles pas qu’il soit à jamais révolu. Plus grand bonheur te rappelles-tu que celui qui vous unissait tous les quatre lorsque, les réjouissances finies et les lampions éteints, enfin seuls entre vous dans la nuit silencieuse, vous vous raccompagniez mutuellement à bicyclette, jusqu’aux premières heures du matin ? La lune épandait sur les champs sa clarté magique qui se plissait en innombrables rides argentées à la surface du Tagliamento. »

À la place de l’ancienne Italie, qui veillait jalousement sur la virginité des filles et prohibait les relations entre les sexes, je voyais une nouvelle Italie, moderne et permissive, à l’américaine, où chaque samedi soir on se rendait les uns chez les autres avec sous le bras une pile de mambos et de madisons. Embourgeoisement, conformisme et pénurie d’imagination. Mais peu m’importait, pour être sincère, cet aspect-là du changement. Je devinais avec terreur une conséquence autrement grave qui ne manquerait pas de se produire. Il s’agissait de quelque chose qui changerait radicalement ma vie, et finirait par la rendre impossible. J’hésitais à formuler cette menace en termes brutaux, retenu par la peur superstitieuse d’en hâter l’accomplissement. Mais enfin, comment nier l’évidence ? Les garçons, dans cette Italie émancipée, ne seraient plus d’un abord aussi facile. Ils allaient m’échapper. J’aurais de plus en plus de mal à en trouver de disponibles. Sur la plupart des jeunes élevés dans la société d’abondance ne pèseraient plus, comme raisons de me suivre, les contraintes et les frustrations qui jusqu’à présent m’assuraient de leur complaisance. Si les filles se mettaient à sortir librement ; si, comme je le constatais chaque jour, les couples non mariés n’avaient plus à braver l’opinion ; si, avec l’effritement des conventions familiales et religieuses, l’autre sexe n’était plus hors d’atteinte derrière des murs infranchissables, je pouvais être sûr que les règles de la concurrence joueraient de moins en moins souvent en ma faveur, et que mon territoire de chasse, jusque-là illimité, se rétrécirait dans des proportions dramatiques. L’appât de la nourriture, mon meilleur auxiliaire autrefois, deviendrait lui-même inutile. L’époque où ils étaient si fauchés que pour se faire payer une pizza ils ne regardaient pas trop aux services qu’on leur demandait, cette époque avait bel et bien disparu. Un désastre pour moi. Victime des allocations familiales, je n’aurais plus qu’à me réjouir sottement de voir tout le monde manger à sa faim.

Ah ! partir en effet, voyager, fuir loin de ce pays détruit par Vatican II, le centre gauche, le féminisme et les autres conquêtes de la démocratie ; et, sans prétendre que le tiers monde ressemble tout entier à Ghardaïa la blanche isolée dans les dunes sahariennes, où la secte des Mozabites ne permet aux musulmanes enveloppées des pieds jusqu’au sommet de la tête qu’une étroite ouverture triangulaire en face d’un seul œil, parcourir les souks tenus exclusivement par des hommes ; sentir sur soi, langoureuse ou ardente, la prunelle des regards masculins ; entrer dans ces villages où les femmes, si elles ont l’autorisation de s’asseoir devant leur seuil, doivent s’adosser à la rue, le nez collé contre leur maison, comme les Siciliennes de Pietranera transplantées à Ponte Mammolo avec les traditions de leur village.

Autre sujet d’angoisse, je vieillissais. Quarante-trois ans. Quatre de plus qu’Oscar Wilde à l’âge de son procès. Six de plus que Federico Garcia Lorca à l’âge de son meurtre. Mes grands répondants. Je rabattis le rétroviseur pour m’examiner dans la glace. Que de rides au coin des lèvres ! Les joues caves, comme un mort. Et cette bouche : étroite, serrée, figée dans un pli amer. Le regard me parut dur, aussi. Je voulus sourire. Le résultat fut une grimace qui creusa au-dessous de ma pommette un trou en S grand comme une ouïe de violon. Je me fis peur. Au moins pouvais-je me dire content de mes cheveux : bien plantés sur mon front, épais, noirs, sans éclaircie sur les tempes ni fil blanc. Toutefois, en regardant de plus près devant l’oreille, je découvris dans la touffe de la patte deux ou trois poils argentés. Aussitôt, avec une minutie maniaque, j’entrepris de les arracher un par un.

« Eh ! Tu veux v’nir ? »

Celui qui m’interpellait ainsi, un de ces gigolos toujours en faction sous les yeuses de piazza dei Cinquecento, pencha sa tête bouclée dans l’encadrement de la portière. Appuyé nonchalamment sur une hanche, il avait attendu que j’aie fini mon manège pour s’approcher et m’offrir ses services. Je rougis et lui tendis mon paquet de cigarettes, le temps de me donner une contenance.

« J’ peux monter, alors ? »

Avant de répondre, je jetai un dernier coup d’œil dans le miroir, pour vérifier que mes paupières ne tombaient pas, surtout la gauche, précaution contre les mauvaises rencontres, talisman que m’avait enseigné Caravage dans son tableau de la Villa Borghèse. L’examen me rassura : mes deux yeux regardaient bien en face et, si j’arrivais à l’âge où Goliath avait succombé sous les coups de son jeune adversaire, le garçon qui s’apprêtait à ouvrir la portière ne serait pas le David que m’envoyait le destin.