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La maison où j’habitais l’épata beaucoup moins. Au fil des ans elle avait pris un air vétuste, je m’en rendis compte d’après sa mine dégoûtée. Le crépi s’était écaillé sur la façade, la rouille attaquait la main courante des balcons, les volets avaient besoin d’un bon coup de peinture. Pour un « type dans le cinéma », j’aurais pu être mieux logé. Danilo fut assez franc pour m’avouer sa déception. « Ça ressemble à chez nous ! » Mon auto, une Maserati 3500 GT, stationnait devant le trottoir d’en face. « C’est ma bagnole », dis-je, d’un ton que je m’appliquai à rendre désinvolte. Pendant qu’il tournait autour avec gourmandise, un autre changement dans l’immeuble me frappa. Du linge pendait à toutes les fenêtres et sur les terrasses, comme dans les quartiers populaires. Dégradation non seulement physique, mais sociale. À l’époque de notre installation jamais nos voisins, employés du Vatican, médecins ou avocats débutants, émigrés ayant accédé à la dignité d’un salaire, ne se seraient permis de suspendre dehors leur lessive et de trahir par cet étalage leur origine méridionale. Ces premiers locataires étaient partis depuis longtemps. Enrichis par le « boom », ils avaient déménagé dans le centre, remplacés par une deuxième vague d’habitants plus modestes. En sorte que ne demeuraient à Monteverde que des familles aux revenus précaires, indifférentes à l’opinion, contentes de se retrouver dans une atmosphère populeuse de faubourg.
« Regarde ! Des essuie-glaces sur les phares ! Je n’ai jamais vu ça ! Ils fonctionnent pour de bon ? » me demanda Danilo, plein d’un enthousiasme enfantin pour cette découverte :
En levant de nouveau les yeux vers notre façade, je m’aperçus que le seul appartement aux fenêtres duquel on ne voyait ni linge à sécher ni fil de fer était le nôtre. Protestation muette où je reconnus bien le style de maman. Combien avait-elle dû souffrir de rester au milieu des pauvres et des laissés-pour-compte, elle la descendante d’une famille aisée, dont le père avait possédé une distillerie et le mari porté trois galons à sa manche, quelle que fût leur mésentente ! Habituée depuis longtemps à obéir, silencieuse et résignée avec moi comme avec le capitaine, à Rome comme dans le Frioul, ici comme à Ponte Mammolo, elle s’était gardée de récriminer, se contentant, pour se désolidariser de ses voisines, de mettre des pots de géraniums sur son balcon, là où elles déployaient les langes de leur progéniture et les caleçons de leurs époux. Je me promis de réparer ma faute le plus vite possible. Tout heureux d’associer Danilo à un événement aussi important dans ma vie, je posai ma main sur son cou et le poussai dans la cage de l’escalier.
La tendresse qui m’attacha dès le premier jour à ce garçon dépendit en grande partie – je ne serais pas assez hypocrite ni oublieux du gazomètre pour dire : entièrement – dépendit en grande partie des cinq minutes d’ébahissement qui le plantèrent devant les phares sophistiqués de ma nouvelle trois litres et demi. Sans ces cinq minutes, aurais-je relevé la différence entre nos fenêtres et celles des autres ? La timide supplique de maman ne serait peut-être jamais parvenue à son destinataire.
Ses chaussons glissèrent avec un bruit feutré dans le couloir. Elle ouvrit la porte. Je ne sais pourquoi, j’avais appuyé sur la sonnette au lieu de me servir de ma clef.
Elle tenait à la main un plumeau, et avait noué autour de ses cheveux un torchon pour les préserver de la poussière. Quel âge pouvait-elle avoir ? Bientôt soixante-quinze ans ! Je fus effrayé. Dans notre nouveau logis, nous prendrions une femme de ménage. Son vieux visage ratatiné disparaissait sous l’accumulation des petites rides. Je lui arrachai le plumeau, le torchon valsa à son tour, je la serrai dans mes bras et lui dis :
« Maman, nous allons changer de maison, et tu auras une bonne pour t’aider. » Elle porta les mains à ses cheveux, rougit, se troubla : « Pier Paolo, tu m’as toute décoiffée ! » Seules la pudeur de ses émotions, l’habitude de les cacher, l’empêchèrent de manifester sa joie. Danilo, la bouche ronde et les yeux écarquillés, regardait la grande reproduction de l’Adam et Ève de Masaccio placardée dans le couloir. Elle comprit vite, d’après son âge, sa mise et sa stupéfaction ingénue devant mes étagères pleines de livres, que cet invité n’entrait dans aucune catégorie de mes visiteurs habituels : ni les étudiants en quête d’une interview pour leur mémoire de maîtrise, ni les émissaires de Cinecittà, ni les apprentis romanciers désireux d’une recommandation pour un éditeur, ni les poètes faméliques cherchant à inscrire leur nom au sommaire d’une revue.
« Je vais vous préparer le café », dit-elle déjà en route vers la cuisine.
Je le fis entrer dans la salle commune. Il s’assit, intimidé, au bord d’un fauteuil, en face de la collection complète des classiques Mondadori reliés en cuir à filets d’or. Maman revint. Elle avait disposé sur le plateau non seulement deux tasses de café mais deux parts de tarte, faveur insigne dont je n’avais vu bénéficier avant Danilo aucun de mes hôtes, familiers ou inconnus.
« Mangez, mes enfants », dit-elle en poussant la plus petite des tables gigognes devant le fauteuil où il n’osait se caler.
Plus admirable expédient n’aurait pu trouver son cœur jaloux de mère. Du côté des filles, peu à craindre. Dactylos temporaires, photographes de presse, aspirantes à un rôle dans mes films, candidates à un prix littéraire, elles ne passaient notre seuil que pour être éconduites poliment. La concurrente qui me volerait au séjour familial ne se trouvait pas dans le nombre. À quarante-cinq ans, je semblais lié pour la vie au foyer maternel. Les jeunes qui défilaient chez nous venaient pour raisons de travail : acteurs, assistants, copains du Parti, journalistes. Sergio, Franco sonnaient aussi à la porte, mais seulement en bons camarades. Nous ne parlions que de politique et de cinéma. Mais Danilo ? L’œil expert de maman avait repéré le danger. Un garçon si fruste, si naïf, qui s’extasiait devant la reproduction de la plus banale des fresques italiennes comme devant une nouveauté jamais vue ! Alors que même ses élèves de l’école primaire, du temps où elle faisait la classe, trouvaient à la page « Renaissance en Italie » de leur rudimentaire manuel la vignette du péché originel par le peintre de Santa Maria dei Carmine.
Comprit-elle avant moi, d’après ma brusquerie, mon impatience, que j’étais amoureux ? L’affiche épinglée – par elle ou par moi ? – dans le couloir nous remettait chaque jour sous les yeux le guet-apens où était tombé le premier homme en liant son sort à celui d’une femme : union si funeste et payée si cher que le pinceau de Masaccio, impuissant malgré sa virtuosité à rendre une telle catastrophe, n’avait montré le visage d’Adam qu’enfoui entre ses mains convulsivement serrées. Ah ! d’un tacite accord nous savions que le paradis terrestre de notre intimité ne serait jamais menacé par aucune Ève. Ce péril majeur écarté, les autres ne la prendraient pas au dépourvu. Elle veillerait, puisant dans son arsenal de stratagèmes une parade contre chaque embûche. J’aimais Danilo ? Eh bien, elle l’aimerait aussi, et mieux que moi. Elle préviendrait ses petits désirs, elle le gâterait, elle lui rendrait la maison indispensable. De ravisseur éventuel, il serait ravalé au rang de frère cadet, de fils complémentaire. Une annexion par les gâteaux. Une castration par la douceur. Elle déposa les deux assiettes sur la table et se retira dans un coin. Toute fière, elle regardait les abricots disparaître dans la bouche vorace et agile de notre hôte, comme si chaque coup de dent vérifiait la solidité du piège où elle le tenait prisonnier. Les joues barbouillées de confiture, un enfant pouvait-il être son rival ? Il n’était pas né et ne naîtrait pas de si tôt, celui qui réussirait à s’interposer entre elle et moi. Pour toujours nous resterions l’un à l’autre, dans les délices intactes de l’éden originel.
Parfait se montra Danilo. Sa part de tarte dévorée, il s’attaqua à la mienne que je n’avais pas touchée. « Que de livres ! s’exclama-t-il entre deux bouchées. Tu les as tous lus ? » « Le petit a faim », commentait avec satisfaction maman. Elle était restée debout, les deux mains croisées sur son ventre. Danilo, la dernière miette avalée, trempa ses lèvres dans le café. Il avait oublié de mettre le sucre et fit la grimace. Maman, au comble du bonheur, s’avança pour lui présenter le sucrier. « Tu vois, semblait-elle dire triomphante, il a besoin d’une nourrice, ton ami. »
« Qu’est-ce que c’est que toutes ces taches ? demanda-t-elle en pointant le doigt sur le T-shirt. On dirait du jus de prune. Pier Paolo, tu n’aurais pas une chemise à lui prêter le temps que je lui lave ça ? »
Je sautai sur l’occasion. Rendez-vous fut pris pour le lendemain. Il viendrait me rapporter ma chemise et récupérer son maillot propre.
« Dès que j’aurai fini ma tournée », précisa-t-il avant de s’élancer avec une pirouette dans l’escalier.
Tous les jours, désormais, il sonnait vers midi. Maman lui donnait un coup de brosse dans le couloir pour le débarrasser de la farine et des miettes collées à son blouson, puis elle l’introduisait dans ma chambre. Il me trouvait assis devant mon bureau – jamais sur la banquette qui me servait de lit – en train de parfaire le scénario de mon film mythologique. Danilo y aurait le rôle du messager. Les critiques m’ont reproché le prologue et la conclusion de cette œuvre : ajoutés alors, écrits pour Danilo. J’ai mis le prologue en 1925 : un enfant de trois ans joue entre sa mère en longue robe blanche et son père officier de l’armée italienne. Décor : Sacile, une des garnisons de mon père, et mon premier souvenir. Pourquoi cette référence autobiographique ? s’écrièrent les journalistes avertis. (Les autres, toujours à l’affût de l’explication, la plus basse : pourquoi ce clin d’œil à l’époque contemporaine ?) La conclusion les irrita encore plus : le vieux roi, les yeux crevés, exilé de Thèbes, chassé de Grèce, se retrouve brusquement en 1967 (l’année du tournage) dans les rues de Bologne et de nouveau sur la place de Sacile, appuyé à l’épaule de Danilo, unique réconfort du proscrit.
« Ça alors ! J’devrai y faire quoi dans ton patelin d’enfance ? me demandait-il déconcerté par cette fin étrange. (Elle n’avait plus rien à voir avec le drame de Sophocle que je venais patiemment de lui raconter.)
— Rien de spécial. Marcher doucement – pas de sautillements ici, Danilo ! – et soutenir un désespéré qui n’a plus que toi pour appui. »
À vrai dire, cette dernière séquence m’étonnait moi-même. Quand je l’écrivais, je traversais une période heureuse de ma vie. Plus de procès contre moi. La justice me laissait tranquille. La presse ne me harcelait plus. La persécution s’était relâchée. Giordano Bruno, qui nous avait servi d’entremetteur au Campo dei Fiori, me protégeait du haut de son socle. Le moine copernicien avait payé pour moi, pour tous les hérétiques. Je lisais mon scénario au garçon que j’aimais et dont je sentais la jambe contre la mienne pendant qu’il m’écoutait bouche bée. Quelle peur injustifiée, quelle envie de conjurer le destin m’incita à me projeter sous les traits d’un paria aux orbites sanglantes, que la société met au ban, et qui s’écroule, frappé à mort, le jour où le lâche son jeune compagnon ? Sans le savoir, lançais-je déjà vers Danilo l’appel au secours qu’il n’entendrait pas ?
Vers une heure, précédée du frottement de ses chaussons sur les dalles, maman tapait trois petits coups à la porte.
« Puis-je mettre l’eau à bouillir, mes enfants ? »
C’était le signal. Nous dévalions l’escalier, Danilo dégringolait le dernier étage à cheval sur la rampe. Il fallait un quart d’heure à l’eau pour bouillir, plus dix minutes aux pâtes pour être cuites, maman avait encore besoin de cinq minutes pour égoutter, verser la sauce, mélanger, disposer dans les assiettes. Cette demi-heure nous suffisait à peine, mais je n’aurais pas voulu faire moins vite. Sauter dans la Maserati, foncer jusqu’au pont, choisir un coin derrière un buisson, nous rajuster en hâte, prendre les virages du retour sur les chapeaux de roues : ce chronométrage redoublait notre excitation. Nous arrivions juste à temps, affamés et rieurs, devant les portions fumantes de spaghetti.
L’après-midi, avant que Danilo ne partît livrer la seconde fournée dans le quartier San Silvestro-Sistina, je l’emmenais visiter des appartements. Il habitait avec ses parents au nord de la ville, sur la Nomentana. J’optai pour les quartiers sud. C’est ainsi que nous entrâmes un jour dans l’E.U.R., le faubourg construit par Mussolini pour l’Exposition universelle. De larges avenues bordées de chênes aboutissent en cul-de-sac à des palais blancs aux portes toujours closes surmontées d’inscriptions théâtrales. Palais des Congrès, en haut de gradins solennels. Musée de la Civilisation romaine, dont les propylées à colonnes se déploient en arc de cercle, Palais de la Civilisation du Travail, six étages de portiques au milieu du Carré de la Concorde. Les noms de rues eux-mêmes – avenue des Héros, avenue de l’Art, avenue de la Prévoyance sociale – furent choisis pour illustrer les ambitions du Duce. Des épées hautes comme des mâts se dressent dans le poing de statues géantes, et des obélisques érigés aux carrefours exaltent l’idéal viril insufflé pendant vingt ans aux Italiens. Places nues et vides, façades de marbre, galeries désertes, escaliers en plein ciel. Une pompe inutile et absurde qui plut à Danilo émerveillé par les esplanades lumineuses et les alignements d’arcades. Je me gardai bien de lui dire, moi qui vitupérais devant lui la « fascination » de l’Italie présidée par Saragat et gouvernée par Moro, que l’E.U.R., triomphe ruineux de l’architecture fasciste, avait englouti les milliards soustraits aux cités ouvrières.
L’appartement du premier étage, dans une coquette résidence de via Eufrate, me séduisit à cause du jardin. Un grenadier en fleur agitait dans la brise sa parure de pétales écarlates. Cette rue n’est bâtie que d’un seul côté. L’autre bord longe un précipice au fond duquel j’aperçus des terrains de sport, des hangars et des voies de garage pour les voitures bleu et rouge du métro. Au-delà du vallon, on construisait sur les collines encore rustiques des immeubles de dix étages, nouvelle poussée de la capitale. À gauche, sur l’horizon vide, je humai l’odeur de la mer.
Danilo, tandis que j’examinais avec le portier les articles du contrat, vint en courant me dire que cette fois un grand lit tiendrait sans peine dans ma chambre. Faudrait-il un jour lui mettre les points sur les i ? J’étais résolu à dormir, tant que maman vivrait sur ma couchette inconfortable pas plus large que celle d’un enfant. Si j’ai choisi les cent cinquante mètres carrés, les stores à remontée électrique, la cuisine automatisée, le travertin dans toutes les pièces, les dorures dans l’escalier, l’interphone pour communiquer avec la loge, c’est pour maman : elle aurait enfin droit au luxe que son mari lui avait promis en l’épousant. Pour répondre à mes scrupules d’emménager entre des murs si ostensiblement bourgeois, je me dis que l’E.U.R. ne serait jamais qu’une banlieue de plus à compter dans ma collection. À une demi-heure d’auto du Colisée, ne resterais-je pas un périphérique, un marginal ?
La vue plongeante sur le vallon où des mécanos en salopette s’affairaient autour des wagons déclassait un peu l’immeuble. Le portier hésitait à me dire que je faisais une bonne affaire en ne payant pas le prix fort pour une palazzina tout en marbre.
« C’est-y quand même pas dommage de donner sur des rails de chemin de fer ? Enfin, c’est à vous de voir. »
Mes dernières objections furent ainsi balayées. Il eut droit pour cette remarque à dix mille lires de pourboire. Je sortis mon stylo pour signer.
« Au moins, dis-je avant d’apposer mon paraphe, les cloches sonnent-elles avec un joli bruit ? »
En me penchant vers la droite, depuis la balustrade du jardin, je distinguais au-dessus des chênes une coupole toute lisse et toute blanche.
« Elles ne sonnent jamais, monsieur. C’est à croire qu’il n’y en a pas.
— Il n’y a pas de cloches ? » fis-je, déçu.
Quand je demandais à maman ce qu’elle regrettait le plus depuis son départ de Casarsa, elle me répondait invariablement :
« Le bruit des cloches.
— Plus que le chant des oiseaux ?
— Plus que le chant des oiseaux.
— Et comment, repris-je, s’appelle cette église sans cloches ?
— C’est l’église Saints-Pierre-et-Paul, monsieur.
— Saints-Pierre-et-Paul ! m’exclamai-je, sans pouvoir réprimer un tressaillement.
— Alors ça ! s’écria Danilo. Y en a qui sont vernis ! Ils s’installent et trouvent à leur porte une église à leur nom. »
L’église de l’E.U.R., masse cubique qui semble taillée d’une seule pièce dans le marbre, avec une coupole en pain de sucre, me réservait une bien autre surprise. Au-dessus des portes de bronze, œuvre de quelque académique sculpteur pontifical, je lus sidéré : O FELIX ROMA QUAE TANTORUM PRINCIPUM ES PURPURATA PRETIOSO SANGUINE.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu es devenu tout pâle, Pier Paolo.
— O FELIX ROMA, ô bienheureuse Rome, QUAE ES PURPURATA, qui t’es trouvée toute rouge, tout empourprée, PRETIOSO SANGUINE, du sang précieux, TANTORUM PRINCIPUM, de si grands princes, il s’agit de Pierre et de Paul, tu comprends, martyrisés sous le règne de Néron.
— PURPURATA PRETIOSO SANGUINE, une jolie langue, le latin, y a pas à dire », commenta Danilo pendant que, inondé soudain d’une sueur froide, je tâtais mon trousseau de clefs au fond de ma poche, selon le geste familier aux Siciliens de Ponte Mammolo quand un chat noir croisait leur route.
Par quelle coïncidence avais-je choisi la paroisse qui exalte le sacrifice de mes deux saints patrons ? Rome attendait-elle que je lui fisse moi aussi hommage de mon sang ? Ces marches blanches qui soutenaient comme un socle l’église de Pierre et de Paul, devrais-je à mon tour les empourprer de rouge ? Pierre et Paul, mes prénoms à nouveau associés… Enfant je m’étais promis, au récit des aventures de Paul, d’achever son histoire incomplète. En refusant au plus ardent de ses apôtres un martyr égal en célébrité et en ignominie à la mort de Pierre sur la croix, Dieu avait commis une grande injustice. À moi de la réparer, me murmurait une voix au moment où je glissais dans le sommeil. La même voix que, trente ans après, je reconnus tout de suite. « Songe à tenir ta parole, me dit-elle, qui sait si le temps n’est pas arrivé ? » Les genoux tremblants, je dus m’asseoir sur un gradin. Danilo vint se blottir contre mon épaule, silencieux. Je croyais aux signes et à leur langage magique. J’eus beau récapituler mes raisons d’être heureux : sourdine aux campagnes de presse contre moi, euphorie de maman confortablement relogée, présence affectueuse de Danilo, cette inscription en lettres géantes, à cent mètres de l’appartement où j’allais habiter, suffisait à entamer ma confiance. Aujourd’hui que la vie se montrait plus clémente, sinon belle et lisse comme le marbre de ma blanche palazzina, les forces obscures du sang me rappelaient à leurs ordres.
Marbre et sang. Danilo garda via Eufrate les habitudes qu’il avait prises à Monteverde. Au lieu de descendre vers le Tibre, nous trouvions à cinq minutes de l’E.U.R., en rase campagne, des buissons et des halliers. Maman, quand il ne faisait pas trop chaud, dressait la table dans le jardin. Comme ta mère, elle se mit à cultiver des pieds de basilic et de menthe dans des pots. J’emmenai Danilo au Maroc pour tourner notre film ; puis à Bologne et à Sacile. Accueil mitigé du public. Du moins les parquets ne furent-ils saisis d’aucune plainte. Danilo s’était tiré très bien de son rôle. En véritable acteur, dont les journaux remarquèrent le talent. Joie et fierté pour lui ; mais aussi soulagement pour moi. Je pus inviter à déjeuner mes amis du milieu littéraire ou certaines notabilités utiles pour mon travail, critiques, directeurs de journaux, professionnels du cinéma, sans avoir à redouter leurs regards ironiques, leurs sourires en coin lorsque le jeune garçon, qui avait préféré aider maman dans la cuisine pendant que nous parlions boutique, nous rejoignait à table, les yeux rougis par les oignons. Elle lui en avait fait éplucher toute une botte pour les spaghetti alla furlana, une recette apportée de Casarsa, boudée lors de son exil à Monteverde, remise en vigueur à l’intention des hôtes de via Eufrate, ainsi que la tarte aux échalotes, autre spécialité cipoline des confins avec l’Autriche.
Ils me complimentaient sur mon nouveau logis. Écrivain arrivé, metteur en scène reconnu, Silvana Mangano, Alida Valli, Julian Beck, Totô, Orson Welles, avaient tourné sous ma direction. Éditeurs, producteurs me proposaient des contrats. Quand est-ce que je me remettrais à écrire un roman ? me demandait Garzanti, déçu de n’avoir à lancer dans le commerce que des recueils de poèmes et d’essais, lesquels, fait sans exemple dans notre pays d’analphabètes, se vendaient déjà bien, pour la catégorie.
En somme, rien ne m’aurait empêché de me sentir en pleine et harmonieuse possession d’une maturité conquise après tant d’épreuves, sinon justement l’absence de sujet d’inquiétude, la peur d’être délivré de la peur, l’angoisse de rester sans angoisse. Marbre et sang. Le marbre, j’en avais sur mes murs, sous mes pieds, dans mon escalier ; il épatait Danilo ; il me rapportait (selon l’adage : on ne prête qu’aux riches) des à-valoir plus substantiels pour mes livres, des budgets plus élevés pour mes films ; il soulageait les pieds de maman lorsque, assise près de la fenêtre à contempler le grenadier, elle les sortait de ses vieilles pantoufles et posait sur le sienne frais du dallage les nodosités bleuies de ses rhumatismes.
Mais le sang ? À qui devrais-je payer le prix inscrit au fronton de l’église où maman se rendait chaque dimanche pour la messe ? Sous quelle forme le pourpre tribut me serait-il réclamé ? Danilo ne présentait qu’un défaut. Trop bon, trop gentil, trop prévenant, il ne pouvait pas me suivre sur le versant nocturne de mon destin.
Une nuit, après trois mois de fidélité absolue, je m’en fus traîner près de la gare. Danilo, sans se douter de rien, dormait à poings fermés dans la chambre avec ses deux frères. On me vit rôder sous les yeuses du terre-plein le long du musée archéologique. Pas longtemps. Programme trop fade pour moi, chasse sans imprévu. Un simple échange avec un promeneur de rencontre, au pied de la haute muraille, dans la relative sécurité des buissons, ne m’aurait pas suffi. Ayant observé un moment le va-et-vient silencieux des uniformes et des imperméables, je compris que je devais chercher ailleurs. À l’autre bout de la place, les arcades du bar Italia, repaire des prostitués durs, m’attirèrent par leur ténébreuse éducation. Là, murmurait-on, ne s’aventurait que le client prêt à se laisser dévaliser, sans compter les risques d’un mauvais coup. Je remontai le col de mon blouson, franchis l’esplanade presque vide, m’accoudai comme un habitué au comptoir et commandai bravement une bière blonde, mot de passe qui détacha du mur une silhouette embusquée dans l’ombre.