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Je m’approchais de Porta Pinciana, à petite vitesse, incertain si j’allais prendre par via Veneto à la recherche d’un cadeau pour maman dont c’était dans quelques jours l’anniversaire, ou descendre de voiture pour flâner dans les allées de la Villa Borghése, quand un événement imprévu décida à ma place. Un jeune homme, qui rabattait d’une main sa casquette sur ses yeux et de l’autre serrait son blouson contre sa poitrine, tourna à toutes jambes le coin du Harry’s Bar. Il m’aperçut et se dirigea droit vers mon auto.

« Vite, Pier Paolo. Aide-moi. Ces putains de flics m’ont vu m’ barrer. »

J’étais bien sûr de ne pas le connaître. En tout cas, il ne faisait nullement partie de mon groupe. Pendant la fraction de seconde qu’il me fallut pour me demander si j’allais ouvrir, son visage ne m’inspira aucune sympathie. Ses yeux à fleur de tête se dérobaient lorsque j’essayais de fixer leur regard, ses mains tremblaient contre l’objet qu’elles comprimaient sous le blouson et, pour tout dire, j’aurais préféré que celui qui m’avait abordé si familièrement montrât dans ses gestes et dans sa physionomie un plus grand courage de ses actes. En outre, je n’ai jamais aimé ni les petites moustaches brossées au peigne fin, ni les nez pointus qui ont l’air de fureter pour leur compte. Il transpirait à grosses gouttes et continuait à m’implorer d’une voix geignarde.

« Vite, Pier Paolo, vite… »

Sur ses talons, accourut un garçon beaucoup plus jeune, un adolescent encore, aux cheveux ébouriffés, les yeux arrondis par l’effroi. Mais au lieu de m’indisposer comme le premier, ce deuxième personnage me plut immédiatement. Chacune de ses grimaces laissait éclater une gaieté naturelle plus forte que toutes les craintes et prête à s’amuser dans n’importe quelle situation. Il joignait les mains, se signait, prenait à témoin le ciel, tendait ses poignets aux menottes, recommençait à se couvrir la poitrine de signes de croix, le tout avec des mines si comiques, une telle délectation de pitre malgré le danger, que je me mis à rire. J’ouvris la portière et m’apprêtais à faire basculer le siège, mais le petit clown fut plus rapide. Il plongea en acrobate par-dessus le dossier et se pelotonna sur la banquette arrière.

L’autre se laissa tomber à côté de moi sans même me dire merci.

« À gauche, vite, par le Muro Torto. »

Il ôta sa casquette pour éponger du revers de la main son front en sueur. Je n’arrivais pas à surmonter ma défiance, augmentée par certains détails : ses cheveux longs, par exemple, mode étrangère alors dans sa nouveauté, choix inimaginable de la part d’un jeune des borgates ; ou ses mains, dont les doigts blancs et les ongles soignés n’avaient jamais fouillé dans le dépotoir municipal à la recherche de fringues.

S’étant assuré que nous n’étions pas suivis, il ouvrit son blouson, posa sur ses genoux un sac à main trop luisant pour être de vrai crocodile et entreprit d’en explorer le contenu.

« Tu t’appelles comment ? » demandai-je, malgré ma prévention. Une sorte de point d’honneur me poussait à me montrer amical. Il ne serait pas dit que P.P.P., intimidé par les campagnes de presse, a fait mauvaise figure à un voleur. En cherchant refuge dans mon auto, l’inconnu m’avait témoigné une confiance flatteuse non moins qu’inattendue pour un écrivain plus populaire par ses ambitions que par ses tirages.

« Peppino, grogna-t-il, les deux mains occupées à retourner fébrilement le fond du sac.

— Et ton copain ? »

Le garçon, derrière, s’était assoupi : contrecoup de la peur, sans doute. Dans son demi-sommeil, la frayeur arquait encore ses sourcils. Sa tête, abandonnée contre le dossier, ballottait aux cahots. Un gosse, dont la bouche aux lèvres charnues gardait le modelé incertain de l’enfance.

Au lieu de me répondre, Peppino redressa le rétroviseur que j’avais déplacé pour étudier son compagnon.

« Surveille plutôt les bagnoles, fit-il d’une voix brève. Nous allons arriver dans ce putain d’encombrement de place du Peuple.

— Tu as fait le coup via Veneto ?

— Devant Doney. Putain de putain de bordel ! s’écria-t-il tout à coup, en renversant entre ses pieds le reste du sac. J’ai vraiment pas de pot, moi ! Y a rien, dans ce porte-monnaie. Elle avait pas plus de fric que ça, la môme ?

— Tu habites loin ? dis-je, pour le calmer. Tu veux que je te raccompagne ? »

Il enleva sa casquette et la froissa entre ses mains, puis se mit à se cogner le front avec son poing fermé.

« Comment j’ vais faire, comment j’ vais faire, nom de Dieu !

— Tu n’as pas de parents pour te nourrir ? » demandai-je, tout en me reprochant de n’éprouver pas plus de pitié.

Il se redressa, me regarda avec mépris.

« Qui te parle de mes vieux ? Je m’en fous, d’ mes vieux ! J’ suis pas venu à Rome pour m’occuper de mes vieux ! Ils me passent chaque mois du fric, c’est tout ce que j’leur demande.

— Ils habitent où ?

— Dans leur patelin, près de Pérouse. Remarque, continua-t-il radouci, que j’ les aime bien. Ils ont une scierie qui marche pas mal. Trois employés, une maison à deux étages au bord de l’eau…

— T’es donc pas si paumé que ça ! m’exclamai-je.

— Paumé ? Pour qui tu me prends ? J’ai un studio, via Tor Millina, derrière place Navone. Une chouette d’installation, même si mes vieux, question stéréo, restent vachement bouchés. »

Dominant ma répugnance, je me contraignis à un dernier effort de bonne volonté.

« Ce sac, pourquoi tu l’as piqué, alors ?

— Et ma boum, bordel de merde ? »

Samedi en huit, dans son studio de via Tor Millina, avec ses copains de fac, étudiants en agro. Son vieil électrophone lui faisait honte. « Un mono des commencements du microsillon ! » Il voulait épater ses invités et leurs nanas avec une « vraie chaîne », deux haut-parleurs aux deux bouts de la pièce, la « Hi-Fi » grand style.

« Tiens, ajouta-t-il pendant que nous piétinions au début du Corso. Vise un peu ce Panasonic à platine XZ 3000. Vraiment super ! Le dernier modèle arrivé d’Allemagne. »

Il me montrait sur notre droite la devanture de Ricordi, où des appareils compliqués à boutons de métal et voyants lumineux avaient refoulé dans un coin obscur de la vitrine les quelques rares partitions et livres de musique encore exposés, survivance de l’époque où la firme s’enorgueillissait d’éditer Verdi et Puccini. La moutarde me monta au nez. Mon voleur n’avait rien à voir avec mes amis des borgates. Ce n’était qu’un misérable petit-bourgeois qui parlait mal de sa mère et avait piqué son argent à une « môme » – qui sait ? une employée de magasin, d’après le similicuir de son sac, une apprentie, une dactylo, affolée à cette heure d’avoir perdu ses papiers. Et pourquoi ce scippo devant Doney ? Non par rébellion, comme les ragazzi de Ponte Mammolo et de Tiburtino, mais par conformisme. Pour faire comme faisait tous ses camarades, acheter ce qui était à la mode, posséder le « dernier modèle » vanté par les magazines. La « boum », les petites amies, la « vraie chaîne », les disques de rock éparpillés sur la moquette, le mousseux qui pétille dans les gobelets en carton : avec un dégoût grandissant, je voyais chaque détail de leur fête.

« La nouvelle vague danse sur Telefunken ! » repris-je, non sans contrefaire lourdement l’accent germanique.

Insensible au sarcasme, Peppino se frotta les mains, tout content de me trouver dans d’aussi bonnes dispositions.

« Tu es fiancé ? » demandai-je.

Il recommença à s’agiter sur son siège et à jurer, dans un argot trop voulu pour ne pas me donner le soupçon qu’il cherchait à m’entortiller par ce moyen aussi, selon ce qu’il avait entendu dire de mes romans, non lus à coup sûr.

« Putain de nom de Dieu ! J’avais parié avec Arturo que je m’ serais dégoté un pull-over en cachemire pour samedi. Le cachemire, c’est ce qui se porte cette année. Non mais, tu vises ma tronche si Marisa en entrant me demande comme ça : “Et ce cachemire, alors, Peppino” “depuis le temps qu’on en parle ?” Bordel de merde ! J’en ai marre, d’êt’ fauché ! Marre ! Marre ! »

« Bien certainement, pensai-je, il ne rédige pas ses copies d’agro dans ce langage de chiffonnier. » Mais il se trompait du tout au tout s’il comptait m’embobiner de cette façon : car autant grossièretés et blasphèmes me plaisent dans la bouche de ceux qui n’ont pas d’autres mots à leur disposition, autant je trouve odieuse l’affectation de débraillé chez un étudiant. Peppino, sans se douter de ce que je roulais dans ma tête, aggrava son cas par un geste malencontreux. Il tira avec une moue dégoûtée sur les pans de son tricot, un très joli mohair blanc pour lequel Glauco aurait fracturé une devanture à ses risques et périls, au lieu de s’attaquer lâchement aux passantes.

Pris de colère, je lui dis, sans savoir au juste ce que je voulais faire :

« Maintenant, tu vas te baisser et remettre dans le sac tout ce que tu as renversé. Allons ! Oust ! Plus vite que ça ! »

Peppino, déconcerté, se pencha pour récupérer les objets tombés par terre. Un bâton de rouge, une agrafe de cheveux, un paquet de Kleenex, des bons d’achat gratuit pour la Standa, une photo jaunie de parents, une carte postale des Dolomites sous la neige. Plus un trousseau de clefs et divers papiers d’identité rangés dans un transparent en plastique. Nous étions arrivés piazza Colonna. Je donnai un brusque coup de volant sur la gauche et repartis à fond de train. Il cogna de la tête contre le rebord en acajou.

« Les flics nous suivent ? demanda-t-il tout effrayé, en se frottant la tempe. Ouf ! Mais où vas-tu ? Eh là ! T’es pas fou d’être revenu par ici ? On va se retrouver piazza Barberini !

— C’est exprès, dis-je froidement.

— Qu’est-ce qu’il y a, Pier Paolo ? T’es devenu dingue ?

— Il y a que tu vas rapporter le sac à la fille.

— Ça va pas, non ? Arrête. Arrête donc ! »

Il tenta d’ouvrir la portière au feu rouge du largo Tritone. Je le saisis par le poignet.

« Ne bouge pas ou je te casse les os. Tu sais, je fais du karaté. »

Il pouvait toujours se débattre, je le tenais plus solidement que dans un étau.

« Tourne par là, supplia-t-il, prends cette rue. Tirons-nous par le Quirinal. On peut tomber sur la police, piazza Barberini.

— Merci, tu me donnes une excellente idée. La police, tu ne mérites pas mieux. Je vais te conduire au poste de Stazione Termini. »

Il s’efforça de rire, pour tourner toute l’affaire en blague.

« Tu t’amuses à me faire peur, Pier Paolo ! »

Mais il blêmit en voyant que je n’avais pas la mine à plaisanter. Changeant de tactique, il passa à la flatterie.

« J’ croyais que tu étais du côté des délinquants, des voleurs, de tous ceux que la société met en marge. J’ai lu dans les journaux que…

— Eh bien ?

— Tu nous aimes, quoi, tu prends notre défense. Tu dis que c’est pas notre faute si la société nous pousse à nous débrouiller avec les moyens qu’on peut. D’ailleurs le pape, que tu as dit, est-ce qu’il ne donne pas l’exemple ? Est-ce qu’il ne vole pas en grand, le pape ? »

Pour le coup, j’eus envie de rire, en entendant cette punaise me resservir mes interviews dans la presse comme justification d’un scippo aux dépens d’une cliente de la Standa. Mais la rage l’emporta, et je serrais plus fort les mâchoires, à mesure que Peppino parlait.

« À la fac, j’ai des copains qui lisent tes livres en cachette, tu sais, car ils auraient à le payer cher si un prof les surprenait. Il y en a qui te comparent à… comment disent-ils ? Nitche, c’est ça ? Une sorte de prophète, qu’ils disent, qui voulait mettre le feu à la société. T’es vachement dans le vent, Pier Paolo. Le parti des curés (il baissa la voix sur ces mots, comme si nous devions nous solidariser tous les deux contre le danger d’invisibles micros dissimulés autour de nous) te dénonce comme un monstre, un type sans morale. Comme un nouveau Néron, qu’ils disent.

— Tu sais qui c’était, Néron ? »

Il écarquilla les yeux, se gratta la nuque avec sa main restée libre et chercha désespérément dans ses souvenirs de lycée une réponse assez vague pour ne pas me déplaire.

« Un type terrible, faut croire… »

Puis, recommençant à gémir :

« Tu peux pas m’ faire ce coup, Pier Paolo… Toi, l’homme au colt (il me cligna de l’œil pour voir si je souriais à cette allusion fine) et aux balles d’or ! Tu t’imagines leur tête, à tous ceux que tu as encouragés à se rebeller contre une société injuste ? Apprendre qu’un voleur s’est confié à toi, et que tu l’as livré aux flics ?

— Les voleurs… les voleurs… je les hais, les voleurs, si maintenant ils te ressemblent ! m’écriai-je en lui broyant le poignet. Tu seras le premier que je livre aux flics, tant pis pour toi. »

En réalité, je me sentais inondé par une sueur froide qui trempait ma chemise. Moins butor, Peppino eût deviné que ses paroles m’avaient jeté dans un violent trouble. Il poussa un grognement, essaya une nouvelle fois de se dégager puis se rencogna, silencieux. Largo Santa Susanna, je pris à droite par via Orlando. La fontaine de piazza Esedra jetait son panache devant nous.

« Allons-y donc, à la police ! » déclara-t-il soudain, d’un ton faraud qui me surprit.

Je tournai la tête.

« Mais on te coffrera, toi aussi.

— À la bonne heure ! » m’écriai-je, résolu à lui signifier qu’il en serait pour ses frais de chantage, même si au-dedans de moi je n’attendais pas sans appréhension de connaître sa nouvelle ruse.

« Tu as compté sans mon frère.

— Ton frère ? »

Le pouce tendu vers la banquette, il me montrait l’autre passager, le jeune garçon oublié pendant la dispute.

« Je dirai que tu l’as enlevé pour lui faire subir des violences.

— Ton frère ? répétai-je, incrédule.

— Encore mineur, si tu veux le savoir. Quand on se met du côté des flics, ajouta-t-il avec mépris, on évite de se fourrer dans certaines situations.

— Salaud ! m’exclamai-je. Tu mens !

— Ce sera à toi de le prouver au commissaire. » Il cligna de l’œil, cette fois en direction de son « frère » qui, complètement réveillé, s’étirait comme un chat. Avant de dire (première occasion de faire entendre sa voix) : « T’inquiète pas, Peppino ! On va descendre ici (il indiquait les arbres de piazza dei Cinquecento, devant la gare) et se carapater patte patte. Il a l’air méchant, mais sa voix est douce, douce ! Je l’écoutais en rêve, j’aurais cru qu’elle venait du ciel. »

À cette remarque inattendue, nous éclatâmes de rire, Peppino et moi. Je fis le tour de la place et vins ranger la voiture le long du mur de Dioclétien, bien aise d’éviter un nouveau scandale qui eût anéanti maman.

« Foutez le camp, oust ! » dis-je en lâchant le poignet de mon voisin.

Il ouvrit la portière et déguerpit. Son compagnon, pendant qu’il rabattait la banquette, me souffla à l’oreille : « C’est faux, j’suis pas son frangin ! » Je sentis ses lèvres – non, je n’étais pas en train de rêver – ses lèvres qui se posaient doucement sur mon cou.

« Tu t’appelles comment ? » demandai-je, la gorge soudain nouée, incapable de réagir comme j’aurais dû à ce message. Même fugitif et rapide, c’était bel et bien un baiser.

Mais il avait déjà filé hors de l’auto, prompt comme du vif-argent. Il courut après Peppino sur ses tennis percés aux orteils, s’arrêta net au bout de quelques mètres, se retourna, m’envoya un large sourire qui découvrit deux rangées de dents éclatantes, secoua sa tignasse bouclée, agita le bras dans un geste résigné qui pouvait dire aussi bien : « Tant pis pour cette fois ! » que : « Ôtons-nous cette idée de la tête ! » puis reprit sa course entre les chênes verts, sans se presser, sautillant sur chaque pas comme les enfants, et frappant en l’air de ses deux mains l’une contre l’autre.

Un acteur-né, pensai-je, dès que je parvins à me ressaisir. À lui le rôle du messager dans mon prochain film, dont j’écrivais alors le scénario. Il me fallait un jeune garçon plein de vitalité et de malice. « Comment ? me diras-tu. Une minute après m’avoir laissé croire que tu étais atteint au cœur, tu songeais à utiliser ta merveille pour une fin pratique ? » Eh ! Gennariello, c’est que lorsque tu écris ou que tu fais des films, tu t’arranges inconsciemment pour que toute émotion profite à ton œuvre et l’innerve de sa force vibrante. Pourquoi l’émotion y perdrait-elle ? Pourquoi les créateurs seraient-ils à plaindre ?

Ma conduite fut beaucoup moins réfléchie que je n’ai l’air de le dire. Je me précipitai hors de l’auto. Il avait disparu derrière le coin des Thermes. Je courus après lui, sûr de le distinguer dans la foule d’après son pas élastique. Continuait-il à frapper dans ses paumes, les deux mains levées au-dessus de sa tête ? Comment l’appellerais-je dans mon film ? Mais « Angelo » bien sûr ! D’après l’étymologie : « celui qui annonce, qui apporte la nouvelle, la bonne nouvelle ». Et d’après son allure, sa manière de ne pas toucher le sol. Une grâce, une élégance, une gaieté que je n’avais vues à nul autre, sauf aux « anges » peints au mur des églises, qui entrechoquent en l’air les cymbales. Ils n’ont pas besoin de poser le psaltérion sur leurs genoux, ni de recourir au plectre d’ivoire : ils pincent les cordes avec leurs ongles, et jouent sans s’arrêter de danser.