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À sa démarche je le reconnus tout de suite. Il avançait en dansant, comme sur des semelles à ressorts, et frappait en l’air ses deux mains l’une contre l’autre. J’étais assis sur un rebord de mur, via Giulia. Les derniers élèves du lycée Virgile rentraient chez eux, tirés à quatre-épingles, coiffés à la dernière mode, leurs livres sanglés dans une courroie. En vagues soyeuses jusqu’aux épaules tombaient leurs cheveux longs. Je les entendais discuter fièrement du Vietnam, et le nom de Marcuse volait d’une bouche à l’autre entre les austères palais de cette rue habitée autrefois par des princes et des cardinaux. Il passa devant moi dans son maillot à cinq cents lires usé par de nombreuses lessives. Les cheveux coupés court, la nuque bien dégagée, une hotte de gros pains sur le dos. Je sautai à bas du mur mais ensuite restai cloué sur place, incapable de bouger, une main sur mon cœur pour en comprimer les battements. De son côté, m’avait-il reconnu ? M’avait-il remarqué ? Machinalement, je me mis à le suivre.

« Laisse-toi guider. Tu verras bien où il t’emmène. » Il m’emmenait en effet. Il me conduisait où il voulait. Faisant halte si dans la foule des ménagères qui rentraient du Campo dei Fiori chargées de fruits et de légumes je perdais du terrain. Se remettant en marche à peine je me retrouvais dans son dos, si près que je distinguais sur la peau hâlée de sa nuque une loupe noire minuscule. Impossible de croire à une simple coïncidence, bien qu’il n’eût pas tourné la tête une seule fois ni regardé de mon côté. Il s’éloignait en sautillant dans ses baskets autrefois bleus délavés par les rageuses averses de Rome, s’arrêtait à nouveau pour m’attendre et repartait aussitôt, sans cesser de frapper dans ses mains comme s’il heurtait une paire de cymbales.

Plus étrange encore me parut ma conduite. Moi qui étais passé maître dans l’art d’aborder les garçons, je me faisais remorquer. Inerte, docile, passif. Dans une poche de mon pantalon, j’avais toujours le petit miroir, précaution contre les mauvaises rencontres. Qu’une de mes paupières (surtout celle de gauche) eût l’air de tomber, j’aurais renoncé à l’aventure. Il tourna le coin du palais Farnese en direction du Campo dei Fiori. Je profitai de cet instant pour sortir la glace et me regarder. O.K., examen positif. Je tournai le coin à mon tour. Il m’avait attendu, tout le poids du corps portant sur une fesse, l’autre jambe soulevée et ne touchant le sol que par la pointe de son pied tendu, comme un danseur entre deux figurés.

La seconde poche de mon pantalon contenait un paquet de cigarettes et un briquet. D’habitude, quand un garçon me plaisait, j’allumais une cigarette et je tendais le paquet avec un sourire. Devais-je me fier à ce truc ? Presser le pas, le dépasser, chercher dans ma poche les nazionali et prononcer les mots rituels ? « Tu veux fumer ? » Je ne sais pourquoi, le coup me parut indigne. La question que j’avais posée des centaines de fois me serait restée au fond de la gorge. À lui la désinvolture, à lui l’initiative. Une situation toute nouvelle pour moi. Étourdi, éperdu, je me sentais sans volonté, plein d’un obscur effroi qui aiguisait mon excitation au lieu de me faire rebrousser chemin.

Sur la place, rendez-vous des maraîchers du Latium, il déposa sa hotte à la porte d’un restaurant, siffla pour prévenir le type qui jetait de la sciure sous les tables, puis fonça dans la cohue du marché jusqu’à une vendeuse des quatre-saisons. Forte femme aux seins généreux, enceinte de six mois, qui lui remplit un cornet de mirabelles. Il paya, emporta le cornet et se faufila entre les étals de légumes jusqu’à la statue qui domine le Campo. Assis sur les gradins du socle, il s’assura par un coup d’œil que je l’avais suivi, puis commença à puiser dans le cornet une prune après l’autre. Très singulière me sembla sa façon de déguster les fruits. À peine la mirabelle enfoncée dans sa bouche, il recrachait le noyau entre ses jambes, prenant tout son temps au contraire pour savourer la pulpe qu’il gardait sur sa langue, sans la mâcher, tant qu’elle n’avait pas tout entière fondu. Il me regardait maintenant bien en face, avec un sourire malicieux dans les yeux. Une autre prune et « toc ! » le noyau, aussitôt expulsé, rebondissait sur les dalles, tandis que le velours jaune et parfumé du fruit se dissolvait lentement dans sa bouche, derrière ses lèvres charnues qu’il bougeait avec une componction gourmande.

J’espérais qu’il allait m’offrir une prune et que ce geste me fournirait une entrée en matière. Il les mangea toutes jusqu’à la dernière. Alors seulement me revint en mémoire le sonnet d’un des poètes dialectaux que j’avais lus dans l’arrière-boutique de mon oncle. Le cornet de prunes est un moyen classique de communication dans le petit peuple romain. Les jeunes gens se déclarent leur amour par ce langage simple et ingénu. Cracher par terre les noyaux en face de la personne qu’on regarde dans les yeux, c’est lui signifier qu’on expulse de soi tout le dur et l’amer. Elle n’aura que le doux, le tendre, l’équivalent de la suave chair de mirabelle épanouie. Cependant, n’osant croire d’après son attitude si peu engageante jusqu’ici, et alors que nous ne savions rien l’un de l’autre, pas même nos noms, à une subite et inespérée proposition, je demeurai interdit, sans bouger de l’endroit où je m’étais planté.

« Hep ! fit-il avec un geste d’invite. Tu n’as pas vu que j’ai craché les noyaux ?

— Si… mais avoue que…

— Amène-toi ! Si tu crois que je n’ai pas remarqué de quelle façon tu me zieutes.

— D’accord, dis-je en riant. Mais tu ne sais pas la raison. »

Je vins m’asseoir à côté de lui.

« La raison ? C’est que tu me dragues, oui. Faut pas me prendre pour un con, Pier Paolo. »

Je tressaillis. Mon nom était sur toutes les lèvres, je ne pouvais plus passer incognito.

« Heureusement que tu me plais, reprit-il.

— Pourquoi tu ne l’as pas dit, l’autre fois ? Je t’ai cherché partout.

— Les prunes n’étaient pas mûres.

— Je ne savais même pas ton nom. Je n’avais aucun moyen de te retrouver. Le studio de Peppino, c’était de la blague, non ? »

Il me répondit simplement :

« Danilo.

— Danilo », dis-je, plus troublé que je n’aurais voulu l’être. J’avais envie de le toucher, de l’appeler « Nilo, Niletto », de poser mon doigt sur la petite loupe noire de sa nuque. Il portait un maillot très échancré qui dégageait le haut de son buste et la saillie brune de ses clavicules. Il paraissait lui-même d’humeur toute tendre et sentimentale. Sa jambe appuyait sur la mienne. La place avait beau retentir des cris rauques des marchandes, nous étions, sur notre socle de trois marches, isolés du vacarme, hors du monde, seuls avec notre secret. « Deux amoureux. » Pensée qui me hérissa aussitôt. « Toi, amoureux ? » Je m’étais bien juré, sous le pommier de mes rendez-vous avec Svenn, qu’on ne m’y prendrait plus. Moi, amoureux ? alors que je n’éprouvais pour mon petit voisin aux cheveux frisés rien d’autre que ma quotidienne poussée de désir pour toute chair drue et jeune. « Rien d’autre ? » Que pourrait-il y avoir d’autre ? Pourtant, au moment où je recommençais à m’abandonner au bonheur de la sensation présente, je ne sais quel besoin de me justifier me fit dire à voix haute une phrase qui aurait bien pu attendre une occasion ultérieure. En même temps, j’écartai ma jambe.

« La raison, Danilo, c’est que j’ai un rôle à te proposer dans mon prochain film.

— Moi, un rôle ? Un rôle pour moi ?

— Parfaitement. »

Il bredouillait, il s’étranglait. N’y tenant plus, il bondit sur ses pieds et se mit à tourner sur lui-même comme un toton.

« Un rôle pour moi ? J’ vais donc être un acteur ? Dans un vrai film ? On verra ma gueule pour de bon ? »

Il se laissa retomber, hors d’haleine. Mais sa surprise, son émoi étaient trop forts. Il dut se lever une autre fois, et courir comme un fou autour de la statue, avant de revenir se pelotonner contre moi, tout en sueur.

Passant ses bras autour de mon cou, il me murmura à l’oreille :

« Je vous aimerai… toute ma vie !

— Pourquoi me dis-tu “vous”, tout à coup ?

— Vous êtes un monsieur, vous.

— Danilo, si tu veux que nous restions amis, tu ne dois pas me parler comme ça. »

Craignant de m’avoir fâché, il renversa la tête et détourna mon attention vers la statue.

« Oh ! s’écria-t-il, vise un peu ce moine qui nous regarde par-dessous son capuchon. Qui c’est, dis ?

— Un philosophe, qui fut arrêté par l’Inquisition, condamné à mort et brûlé vif, ici même.

— En public ?

— En public, devant tout le monde.

— Brûlé vif ! Mais pourquoi ?

— Un hérétique, qui pensait différemment des autres.

— Et à Rome on brûlait un homme parce qu’il pensait différemment des autres ?

— Se distinguer des autres demande toujours du courage », dis-je sans appuyer, incertain si je devais profiter de l’allusion pour appâter Danilo par le plaisir de braver l’opinion.

Bien trop agité pour écouter ma réponse, il répétait avec stupeur : « J’ vais être un acteur ! Les gens vont m’ voir au ciné ! » Incapable décidément de tenir en place, il se dressa d’un bond et s’élança parmi la bousculade, shootant de joie dans les épluchures. Il avisa dans le panier d’une matrone attelée à la poussette de son gosse une de ces magnifiques aubergines de Sicile qui ont la forme et la taille d’un ballon de rugby, la souleva à deux mains et l’envoya par un tir splendide du pied droit atterrir dans le baquet des calamars. « Voyou ! » hurla le poissonnier aspergé et transi. Les commères firent chorus à son indignation. Danilo revint en courant, avec sous le bras une pastèque volée à un étalage. J’étais déjà debout, nous jugeâmes bon de déguerpir. À l’autre bout du Campo dei Fiori et, de là, dans le dédale des petites rues fraîches autour du palais Farnese.

Son maillot collé par la sueur moulait les formes pleines de sa poitrine. Il s’étira à l’abri d’un porche, comme un jeune animal content d’allonger ses membres, occasion pour moi de découvrir ce qui d’abord ne s’était pas présenté à ma vue. Plus flatteuse promesse n’aurait pu frapper mon regard. Un garçon qui avait tout pour me plaire. Quel élan, quelle joie de vivre, même une fois retombée l’excitation de la maraude et du jeu ! De quoi me donner envie de continuer l’aventure, sans que le mot « amour » dût poser devant moi son point d’interrogation moqueur. En comparaison avec les jeunes que je rencontrais depuis quelques années, si mornes, si abrutis par la société d’abondance, celui-ci conservait la liberté, la drôlerie des ragazzi du passé.

« Une partie ? » proposa-t-il, en jetant par terre au milieu de la rue la pastèque glauque et luisante.

Nous échangeâmes quelques passes. Mes chaussures à semelles de cuir étaient plus dures que ses baskets en caoutchouc. Trop dures pour le gros melon, qui éclata au premier tir et gicla sur un pneu de voiture sa provision de jus et de pépins.

« Maintenant, dit Danilo, nullement déçu, impatient au contraire de bondir vers du nouveau, on devrait aller chez toi.

— Chez moi ? balbutiai-je, hésitant à comprendre.

— À la maison, tu sais, c’est impossible. Je partage une piaule avec mes deux frères. On ne serait pas seuls une minute. »

Je tournai la tête pour qu’il ne me vît pas rougir.

« Chez moi non plus. Ma mère est toujours à tournicoter dans l’appartement. »

Maman nous eût laissés parfaitement libres. C’est moi qui pour rien au monde n’aurais voulu faire l’amour entre les murs où elle vivait. Mais si je n’avais pas trop envie de me confesser à moi-même cette répugnance, encore moins eussé-je réussi à m’en expliquer devant Danilo.

« Tu n’as pas une piaule pour toi seul ? s’exclama-t-il.

— Écoute, Danilo, je connais un endroit super chouette le long du Tibre.

— Ouais ! Moi qui était si content d’aller voir où habite un type dans le cinéma !

— Je veux bien t’y emmener. Mais après. Danilo. Allons d’abord où je t’ai dit, derrière le gazomètre. Tu verras que c’est mieux, cent fois mieux que dans une chambre. »

Il s’arrêta au milieu de la rue, se campa sur ses deux jambes écartées et mit le poing sur la hanche.

« Le long du Tibre ? Comme les petits mecs de mon âge ? Alors ça ! Quand je serai vieux, moi, pour sûr que je préférerais un lit et des draps blancs à l’herbe sale des talus ! »

Il ne m’en voulait pas. Ni reproche ni désappointement dans ses yeux qui pétillaient de malice et de bonne humeur. « Le long du Tibre ! Le long du Tibre ! » Il répétait ces mots avec une gaieté sans bornes. Mais moi, piqué par sa remarque, et confiant que mon corps mince et nerveux, mon ventre plat, mes épaules de lutteur développées par le karaté faisaient illusion, je lui demandai :

« Quel âge me donnes-tu ?

— Ben, plus de quarante berges, pour sûr que tu les as ! »

Je me mordis les lèvres. Il surprit mon geste. Et aussitôt de protester : les jeunes ne l’amusaient pas, on ne pouvait rien apprendre avec eux, il serait bien content de s’instruire un peu avec moi. Son père, ouvrier à la filiale Marelli de via Lingotto, section matériel radiophonique, rentrait trop fatigué le soir pour s’occuper de ses fils.

« Moi, j’sais à peine lire », m’avoua-t-il en rougissant.

Il venait d’avoir ses quatorze ans l’année de l’école obligatoire. Ses frères, nés après lui, fréquentaient le lycée technique. « Tant mieux pour eux ! » Ce fut dit avec chaleur et sans l’ombre d’acrimonie. Nous marchions le long du fleuve – une bonne trotte jusqu’au gazomètre dont la ronde silhouette grise émergeait au loin derrière les abattoirs. Il voulut ralentir près du poteau d’arrêt de l’autobus. Mine de rien, j’accélérai le pas, jusqu’à ce que le lourd véhicule nous eût dépassés. De nous deux, le blanc-bec imberbe ou le « vieux » de quarante-cinq berges, on verrait bien qui arriverait le plus frais.

« Et tes frères, ils sont contents, au lycée ? demandai-je, décidé à lui montrer que j’avais assez de souffle pour entamer une conversation.

— Comme ci comme ça. Les premières places ne sont jamais pour eux.

— Je parie que s’il y a des fils d’employés, ce sont eux qui les raflent.

— Comment le sais-tu ? »

Il avait sorti un mouchoir pour s’éponger le cou.

« Ugo a été collé à la fin de la troisième année. Il devra rattraper un an. Enfin, Marcello est passé. De justesse, mais il est passé. Faut pas se plaindre ! Les fils d’émigrés, eux, sont collés à tous les coups. Même à l’épreuve de repêchage. Le copain napolitain de Marcello, il arrive pas à s’en tirer.

— Ça aussi, c’était à prévoir, dis-je. J’ai été prof, autrefois. Rien qu’à lire les copies, je pouvais deviner si mes élèves vivaient à deux, trois ou quatre dans la même chambre, je pouvais deviner le métier du père, le nombre de livres sur le rayonnage de la salle à manger, la province d’origine de la famille. Je savais tout sur leurs conditions d’existence, à peu près rien sur leurs véritables capacités intellectuelles.

— Tu crois que j’aurais eu mon brevet, moi ? me demanda-t-il avec une pointe de regret.

— Deux frères à travailler dans la même piaule que toi ? Déjà tes chances étaient divisées par trois. Y avait-il quelqu’un à la maison pour t’expliquer les passages difficiles de Dante, te faire réciter les batailles du Risorgimento ? La Marelli est une usine en pointe : tu aurais gagné sans peine sur le fils du manœuvre ou du pompier. Mais en langues vivantes, ceux que leurs parents envoient pendant les vacances à l’étranger te seraient passés devant. Tu méritais peut-être de réussir par tes qualités individuelles. Le système scolaire te condamnait à l’échec.

— Mon frère Marcello est donc un génie ! » s’exclama-t-il naïvement, sans amertume contre le sort qui l’avait fait naître deux ans trop tôt, et l’obligeait à livrer du pain dans les restaurants pour arrondir le budget domestique par les quelques milliers de lires de sa paie.

Pendant qu’il écoutait mes diatribes contre l’école, je remarquai avec satisfaction qu’il commençait à traîner la jambe. Plus question de sautiller d’un pied sur l’autre ni de frapper dans ses mains comme les anges de Fra Angelico. Les bras lui ballottaient le long du corps.

Comme nous arrivions à l’angle des abattoirs, il me montra le sommet du mont Testaccio.

« Le gazomètre est encore loin, Pier Paolo. Montons là-haut, si tu veux. Le lieu est inhabité, à part quelques mômes qui ont une frousse bleue des visiteurs et se tirent avec leurs poneys. » Une violente colère me saisit.

« Jamais ! Jamais ! tu m’entends ? Il ne faut jamais aller là-haut pour ça ! »

Il me regarda, stupéfait, et haussa les épaules. Je ne comprenais pas moi-même ce qui m’avait pris. Le vallon du Testaccio eût été l’endroit idéal, sauf que… non, impossible de dire pourquoi je ne pouvais y emmener Danilo. Depuis plus de dix ans que j’habitais la zone et parcourais les bords du Tibre à l’affût de coins tranquilles, l’idée ne m’avait même pas effleuré de mettre à profit cet îlot de verdure et de calme. Quoi ! Profaner par nos souffles d’hommes le concert des voix argentines ? Avilir le seul reste de paradis encore intact au milieu de Rome ? « Jamais, répétai-je en serrant les poings, il ne faut jamais aller là-haut pour ça. » Le Testaccio appartenait aux enfants et à leurs montures, au vent de la mer et aux étoiles de la nuit : défense de fouler avec un amant l’herbe pour moi sacrée de cette colline.

« Quelle horreur, fit-il, pendant que nous longions les abattoirs au milieu des cris d’épouvante. Avec ma classe, j’ai fait un jour la visite. On nous a tout montré. Depuis, j’arrive plus à en manger, de la viande. J’ peux plus, tu comprends. Et toi ? »

Je dus détourner la tête une fois de plus, à la pensée de Carlino, le géant aux yeux clairs qui se rinçait à l’eau fraîche après le carnage, et des autres apprentis bouchers que j’avais poursuivis jusque dans les flaques de sang de leurs victimes. « T’es donc végétarien ?

— Le poisson, j’en mange. C’est pas pareil. Mais la bidoche, non. »

Rien n’aurait pu me gagner davantage à Danilo que cette franchise à repousser ce qui ne lui plaisait pas. Je fus ému aussi de trouver si pur, si sensible, un garçon d’une carrure et d’une robustesse toutes plébéiennes.

« Mais chez toi, vous ne mangez pas du poisson tous les jours ?

— Je m’ contente des légumes. Maman m’ fait cuire du soja.

— Du soja ? Ils vont transporter ailleurs les abattoirs, dis-je. C’est un vieux projet sur le point d’aboutir.

— Et mettre quoi à la place ?

— Un jardin public. Un terrain de foot.

— Un terrain de foot ? Chic ! »

Il avisa une boîte de conserve dans le caniveau et shoota. Je repris la boîte, l’envoyai en l’air de la pointe du pied, et tirai contre le tronc d’un marronnier. Il s’élança à son tour, je le poursuivis, toute son énergie lui était revenue, j’essayai de le dribbler, il me bouscula joyeusement. Nous arrivâmes au gazomètre, contents, excités, en sueur. Il avait déjà ôté son maillot et le jeta dans l’herbe avant de s’attaquer aux lacets de ses baskets. Pendant ce temps, j’aplanissais la terre sous un coudrier malingre qui étendrait sur nous une ombre plus poétique que la carcasse du camion à la banquette de crin si souvent utilisée.

Une merveille, ce garçon. Doux, puissant, compréhensif. Et d’une vigueur exceptionnelle. Inférieure, cependant, à la mienne. C’est lui qui flancha le premier.

« Oh ! s’écria-t-il en voyant – preuve dressée à l’appui – que j’étais prêt à recommencer. Trois fois de suite ! Ça alors ! »