11
Après ces réflexions, dont je me gardais bien de lui faire part, j’avais plaisir à voir mon frère se retourner sur toutes les filles dans la rue, non par vaine bravade latine, mais par propension vers l’autre sexe déjà nettement affirmée. J’envisageais, dès cette époque, ma destinée comme un voyage clandestin au milieu des embûches tendues par mes ennemis ; aussi me réjouissais-je (ignorant ses souffrances de fils et de frère) que Guido, à l’abri de la malédiction suspendue sur ma tête, pût commencer la chasse au bonheur dans les meilleures conditions de succès.
Pour ma mère également, je me félicitais qu’il s’engageât dans une voie si différente de la mienne. Mes entreprises féminines ne passaient pas inaperçues à la maison. Deux phases distinctes marquèrent les réactions de maman. D’abord la jalousie. Ni scènes ni larmes, assurément. Bien trop fine pour laisser voir sa désapprobation, elle se défendait de m’importuner par la moindre demande. Mais si Nerina, par exemple, me raccompagnait jusqu’à mon seuil, il me suffisait de glisser un coup d’œil vers la fenêtre du troisième étage pour apercevoir par la fente du vitrage une figure immobile appuyée contre le carreau.
Ressortais-je après le dîner, maman attendait mon retour. L’heure tardive, contraire à son habitude campagnarde de se mettre au lit sitôt la dernière fourchette essuyée, ne la décourageait pas. Je la trouvais assise à la table de la cuisine, droite et sévère, en train de raccommoder mon linge. Elle m’attirait à elle et m’embrassait plus longuement que les autres soirs. J’aurais été bien naïf de penser qu’elle me signifiait par ce baiser mon pardon. Une exclamation qu’elle laissa échapper m’apprit son vrai but. Elle cherchait à déceler, d’après le parfum resté imprégné sur ma joue, quelle rivale lui avait volé son fils cette nuit-là. Sans les connaître autrement que par cette intuition cosmétique (et s’efforçant, j’imagine, de faire un rapprochement avec leurs visages fugitivement entrevus par la fenêtre), elle considérait toutes les femmes qui me plaisaient comme ses ennemies personnelles. Le parc Margherita, où elle savait que je donnais mes rendez-vous, lui inspirait une répugnance invincible : là se tramaient les complots féminins qui aboutiraient à sa dépossession.
Bientôt, cependant, par la variété des noms qu’elle m’entendait prononcer, par le nombre des devinettes soumises à son odorat, par la subtilité de son instinct maternel, elle découvrit le sort éphémère de toutes mes conquêtes. Flora succédait à Giuliana, Astrid à Silvana : un carrousel ininterrompu. Elle seule qui m’avait mis au monde, allaité, bercé, soigné pendant ma coqueluche, veillé lors de ma pneumonie, elle seule restait dans ma vie à une place fixe et sacrée, madone et reine sur son trône de lumière, aussi nécessaire à son fils que la poignée de pâtes qu’elle jetait pour lui dans l’eau bouillante quand elle entendait son pas dans l’escalier.
Elle se mit donc à considérer toutes mes camarades comme des victimes brûlées en son honneur ; et, bien loin d’en éprouver du mécontentement, elle souhaita qu’aucune fille de Bologne n’échappât à l’immolation. Plus elles seraient nombreuses à être choisies puis abandonnées par moi, plus sa propre souveraineté apparaîtrait éclatante. Si une de mes tantes, avec son gros bon sens frioulan, lui faisait observer qu’on me voyait souvent avec cette Nerina, maman feignait de froncer le sourcil et de prendre un air préoccupé ; mais derrière sa main, distraite un moment du ravaudage en cours, elle dissimulait un sourire de satisfaction : sûre comme elle était (et elle ne se trompait pas) que je n’usais de la dactylo que comme un ornement supplémentaire pour ma bicyclette.
Elle s’estima définitivement hors de danger quand prirent fin mes sorties avec Giovanna. Rivale plus dangereuse que les autres, celle-ci ! La maîtresse d’école, quoique fort instruite et lectrice insatiable de romans, ne se sentait pas de taille à lutter avec la fille d’un grand éditeur milanais. Sa disgrâce (ma mère, impression erronée pour une fois, m’attribua l’initiative de la rupture) fut saluée avec un soupir de soulagement. Sans compter la fierté de se dire que le sacrifice d’une B. sur l’autel élevé par son fils à sa gloire constituait un tribut particulièrement prestigieux.
Seulement, autant mon mariage lui aurait semblé une perfidie et une trahison, autant elle aurait mal supporté de vieillir sans descendance. Refusant de voir que j’avais grandi, mais sachant qu’un jour je finirais bien par m’éloigner et elle par me perdre, son seul recours était de s’imaginer grand-mère, en train d’emmailloter et de dorloter le nouveau-né. Avec un bébé entre ses bras, elle recommencerait l’aventure merveilleuse de naguère, quand je dépendais entièrement de ses soins.
Comment concilier le désir jaloux de me tenir à l’écart des femmes, et le besoin de reverser sa tendresse sur une nouvelle progéniture ? La providence avait résolu cette contradiction, en lui donnant deux garçons, dont l’un, échappant aux ruses féminines, resterait éternellement à ses pieds, tandis que l’autre, moins précieux comme fils mais indispensable comme reproducteur, fournirait les petits-enfants. Voilà pourquoi je n’avais garde de convertir Guido à mes goûts, soucieux au contraire de lui épargner toute tentation qui pût le détourner d’un avenir conjugal si nécessaire au bonheur de maman.
Or mon frère, rentrant d’un bref voyage à Florence, me raconta une histoire suffisamment éloquente, où sa candeur n’avait pas vu malice. Place de la Seigneurie, il mangeait un sandwich, adossé au socle du gigantesque David. Un homme, à qui d’après ses tempes encore bien garnies et sa silhouette à peine empâtée on pouvait donner la trentaine, trapu, musclé, vêtu d’une salopette et d’un tricot à col roulé, descendit de bicyclette et vint s’abriter à son tour contre la statue. « T’as pas une cigarette ? » demanda-t-il sans préambule à mon frère, d’un ton que celui-ci trouva fort incivil. « Je ne fume pas. » Le quémandeur lui jeta un regard courroucé, enfourcha son engin et s’éloigna vers le pont.
Un peu plus tard, dans l’après-midi, comme Guido se reposait sur un banc dans un square, l’homme se montra à nouveau. Il prit place à l’autre bout du banc, sortit de sa poche et alluma un gros cigare dont il tira d’épaisses bouffées malodorantes (la maudite fumée des toscani), sans faire attention que le vent les rabattait vers son voisin qui se mit à tousser et à couvrir sa bouche de sa main. Indigné d’un tel sans-gêne, Guido, malgré la fatigue de ses déambulations depuis l’aube, s’apprêtait à se lever en quête d’un autre refuge, quand il s’entendit rudement apostropher.
« Eh petit ! T’es pas très bavard ! Pourquoi tu te rapproches pas pour causer un peu ? »
Marquant une pause dans son récit, Guido m’avoua que ces mots avaient éveillé en lui le soupçon qu’une « tantouse » (comme il disait) lui faisait des avances. Mais l’aspect « viril » de son interlocuteur le détrompa aussitôt. « Les pédés sont efféminés, élégants, polis », me confia-t-il ingénument, et l’inconnu, dans son bleu de travail maculé de cambouis, crachait par terre entre deux bouffées. Mon frère se dit également qu’un « salaud » animé de mauvaises intentions voudrait d’abord se montrer agréable. Cette réflexion (plus judicieuse que la précédente, quoique n’offrant pas une garantie meilleure à son esprit moins naïf) acheva de le rassurer. Il se rapprocha d’un demi-mètre sur le banc. Deux jeunes filles vinrent à passer dans le square. L’homme les regarda s’éloigner, poussa du coude mon frère et lui dit qu’il voyait bien à sa mine et à sa façon de prononcer les « c » qu’il ne parlait pas à un « p’tit gars de Florence ». Néanmoins, enchaîna-t-il en indiquant du menton les deux promeneuses, il espérait qu’une « occasion » s’était déjà présentée au jeune et sympathique visiteur.
Guido, dans sa simplicité, se contenta de secouer la tête. L’autre, alors, reprenant ses manières brusques du début, lui affirma que tout homme digne de ce nom qui débarquait à Florence devait se procurer une femme le soir même de son arrivée.
« Tu l’as pas encore dégotée, j’parie ? »
Il toisait son voisin d’un regard inexplicablement hostile.
« Je suis encore bien jeune », dit mon frère, furieux contre lui-même parce qu’il avait l’air de s’excuser devant ce butor, qui continuait à empuantir avec son cigare le transparent ciel florentin.
Cherchant une revanche, il s’enhardit à le railler, sûr qu’il allait recueillir l’aveu de misères et d’échecs. (Car seuls les ratés de l’amour, croyait-il, entreprennent ainsi le premier venu dans les lieux publics.)
« Mais vous, sans aucun doute, quelque belle vous attend à la maison ?
— Qu’est-ce que tu crois ? s’écria le fumeur de toscani en se dressant d’un bond, comme si un serpent l’avait mordu. Tu t’ figures que j’ai besoin d’un morveux comme toi pour savoir comment je dois me conduire ? Je m’ marie dans un mois, apprends-le, avant de m’ poser des questions aussi connes. J’étais sorti justement pour faire publier les bans. »
Sur ce, il s’éloigna d’un pas furibond. Le « morveux » resta pantois sur son siège, se demandant quelle faute il avait pu commettre, médusé par ce mélange inouï de familiarité, de rudesse, de morgue agressive et de bougeotte.
« Un dingue », fis-je à Guido. Pour rien au monde je n’aurais révélé à mon frère qu’avec ses dix-sept ans et sa jolie frimousse bronzée par le soleil du stade il avait troublé cet homme, contraint dans son désarroi de réagir par une ostentation comique de ses projets conjugaux. Comique, oui, à l’instar de tous les épisodes de cette farce. L’éternelle farce en trois actes : tu me plais, je te repousse, je te hais parce que tu m’as plu. Attirance, refoulement et mépris. Mais une farce qui peut tourner à la tragédie, si pour se punir de sa « faiblesse », venger son « honneur » et retrouver l’image qu’il se fait de lui-même, celui qui est monté volontairement dans ta voiture et t’a suivi de plein gré entre les baraquements de l’Idroscalo te défonce les côtes avec un pieu arraché à la palissade.
Au nom de tous les Italiens dont j’avais dénoncé la virilité comme une mascarade, il était fatal qu’un justicier sorti du peuple (Pelosi ou un autre, peu importe son nom), investi d’une mission pour ainsi dire rituelle, rétablît par le meurtre du provocateur le sentiment de leur identité. L’exorcisme du mariage, qui sauva le dragueur de mon frère en ce lointain après-midi de Florence, manquait à mon assassin : obligé, pour cette raison même, à tuer.
En 1942, j’aurais haussé les épaules si on m’avait prédit que ma sécurité physique serait un jour en danger. Pour souhaiter à Guido une vie différente de la mienne, il me suffisait de faire le compte de mes prudences, de mes lâchetés. J’ai profané la Poésie elle-même, en publiant, dans mon premier recueil, des vers d’une excessive circonspection. Le 14 juillet, nous célébrâmes, Enrico, Mathias, Daniel et moi, par de grandes ripailles de jambon et de lambrusco, la sortie simultanée de nos quatre plaquettes à la « Librairie ancienne Mario Landi », piazza San Domenico 5. Poèmes, s’intitulait mon opuscule : quatorze pièces contenues dans une brochure de quarante-huit pages tirée à trois cents exemplaires, plus soixante-quinze hors commerce pour la presse. Un de ces hors-commerce échoua sur la table de Gianfranco Contini. Le plus illustre critique littéraire italien eut la bonté de m’envoyer une carte postale avec la promesse d’un compte-rendu.
Ce succès me grandit auprès de mes camarades, sans effacer en moi la honte de mes petites forfaitures. Au lieu de louer franchement la beauté des jeunes garçons, j’avais recouru à toutes sortes de périphrases : David et Jésus passaient en dansant dans mes vers élégiaques, où le pressentiment de la mort servait d’alibi aux pâmoisons de Narcisse. Rustiques solitudes, chastes tintements de cloches et litanies plaintives pour le dimanche des Rameaux. Vers écrits en frioulan, circonstance qui ajouta quelque éclat à ma chétive couronne de poète, bien que la volonté politique de m’opposer à la langue officielle comptât beaucoup moins dans ma vocation dialectale, comme tu sais, que mes démêlés avec mon père et le désir de lier ma destinée d’artiste à l’idiome maternel. Au bas de chaque page, en petits caractères penchés, je donnais la traduction italienne : reléguant ainsi l’orgueilleuse Rome dans les sous-sols de la typographie et de la culture, et jetant comme des trophées au pied du trône où siégeait maman la casquette, les galons et les autres insignes militaires du vaincu d’Amba Alaghi.
Mais qui aurait soupçonné, parmi mes jeunes lecteurs, à quel pleutre allait leur admiration ? Comment imaginer que j’écrivais déjà des vers scandaleux, en ayant soin de les laisser au fond de mon tiroir, d’où ils ne seraient tirés pour être livrés au public que vingt ans après ?
Accomplir, répéter jusqu’au sang
l’acte le plus doux de la vie.
Un article sur Sandro Penna révéla le fond de ma couardise. Sandro Penna, vagabond impénitent, amoureux téméraire d’apprentis en salopette, de recrues en permission, de fils de concierges, de rôdeurs imberbes : il s’en faisait gloire, dans de courts poèmes où sonne haut l’allégresse d’un cœur libre.
Je l’ai trouvé mon petit ange
à un louche parterre.
Long est le trajet en autobus.
Un fruste
garçon boulanger accorde par instants
et puis refuse un peu de sa tendre grâce.
Dans la fraîche pissotière de la gare
je suis descendu de la colline en feu.
Preuve, ces vers publiés à la barbe des censeurs, qu’avec un peu d’audace on les rendait myopes. Ni frissons clandestins ni provocation tapageuse : le pur bonheur de vivre en harmonie avec soi-même et sans se cacher de personne. Légèreté, lumière et douceur franciscaines. Tranquille hardiesse du juste. Je me fendis d’un commentaire geignard. « Indiscutable noblesse poétique, dont l’amoralité ne dépose pas contre elle, si un poids de souffrances humaines cachées leste ces vers aériens. » Qu’avais-je besoin de justifier par un sentiment chrétien de remords celui qui a ressuscité la solaire innocence des dieux grecs ?
Honte à moi, Gennariello, pour avoir osé présenter sous les traits dolents d’un coupable l’homme à qui la religion de Moïse et de saint Paul était la plus étrangère. Même si, écœuré de vivre la tête dans un sac, j’ai brandi un jour l’étendard de la révolte, tu ne dois pas m’estimer à plus haut prix que ma valeur. Qui se révolte, sinon l’esclave ? Les seigneurs, n’ayant pas à prouver leur race, ne brandissent jamais d’étendard. De seigneur, un seul a illuminé notre siècle : lui, Sandro Penna, qui avait grandi à Pérouse entre les collines de l’Ombrie, qui ouvrait sa maison-casbah de Rome aux chats et aux voyous, et que la mort, il y a peu de temps, vint visiter dans son sommeil. Soixante et onze ans, vingt-quatre mois d’arriérés de loyer, trois cartons d’invendus de ses poèmes en tas sur son tapis, cinquante bouteilles de lait vides dans la huche de sa cuisine, et, au mur de sa chambre, le portrait de la Malibran en Chérubin.
Faute d’avoir réussi, Enrico, Mathias, Daniel et moi (pourquoi dois-je nommer toujours Enrico en premier ?) à fonder la revue projetée dans l’îlot du parc Margherita, mon article parut dans Le Tamis, mensuel littéraire de la Jeunesse Italienne du Licteur. Une publication fasciste, que nous espérions noyauter en y parlant d’écrivains et de peintres antipathiques au régime : Baudelaire, Giorgio Morandi, dont les bouteilles nous plaisaient non seulement parce qu’il les peignait à Bologne, mais parce que l’humble verrerie de ses natures mortes dégonflait la grandiloquence de l’art officiel. Au crible du Tamis passèrent quelques-uns de mes poèmes d’inspiration mystique. Telle cette exhortation de l’Archange à l’Ermite : « ô Saint ! Celui qui n’a pas péché n’est pas innocent. Sors de la grotte ! Traverse le sombre désert ! Supporte la douce beauté du mal ! » Toujours ce dégoûtant langage de la faute et de la chute.
En novembre 1942, mon frère m’accompagna à la gare : je partais pour Weimar, comme membre de la délégation italienne au congrès des écrivains européens. Pourquoi me rendre à l’invitation des nazis ? Elio Vittorini, le jeune et prestigieux auteur de Conversation en Sicile, porte-drapeau de l’antifascisme littéraire, faisait partie du voyage. Guido n’osa pas me contredire. Quand il agita la main vers le convoi qui s’ébranlait, je lus dans ses yeux l’expression attristée d’un reproche. Scène qui m’a hanté longtemps, et dont le souvenir à coup sûr traversa l’esprit de mon frère lorsque, moins de deux ans plus tard, c’est lui qui monta dans un train : non pour aller bavarder avec des intellectuels berlinois mandatés par Goebbels, mais pour rejoindre les patriotes frioulans dans le maquis. Il me laissait sur le quai de la gare, à Casarsa où nous nous étions réfugiés avec maman.
Revenu d’Allemagne, je publiai dans Le Tamis, aux mailles décidément trop lâches pour m’empêcher de me déshonorer, un article à la louange du congrès. Malgré le but avoué de propagande politique, écrivais-je, la jeunesse européenne a échangé des vues fécondes sur l’avenir littéraire de l’Occident, etc. Mensonges de la plus belle encre mussolinienne, étalée avec la plume d’oie nationaliste. Cette fois Guido, que j’avais élevé dans la haine du fascisme et à qui je citais le professeur Longhi comme un modèle d’intransigeance, fut trop loyal pour me cacher sa désapprobation. Il déposa sur mon lit, soulignées de traits rouges qui me frappèrent en pleine joue comme une gifle, les phrases accusatrices : « Si on suppose définitif l’actuel silence de la France, à qui doit revenir l’hégémonie culturelle en Europe, sinon à nous ?… L’optimisme nous incite à noter que la culture italienne dépasse les autres… Nous pouvons espérer être les seuls, dans un proche avenir, à avoir entre nos mains la culture, c’est-à-dire la spiritualité européenne ; ce qui serait très important, également du point de vue politique. »
Sornettes prétentieuses, auxquelles il est impossible que j’aie cru pour de bon. L’armée allemande assiégeait Moscou, les Japonais attaquaient par traîtrise à Pearl Harbor. Mécontent contre moi-même depuis que je n’osais plus aller à la piscine ni regarder nu Daniel sous la douche, il fallait que je me déconsidère jusqu’au bout. Oui, si je me suis abaissé à ces fanfaronnades, c’est par obscure envie de me perdre dans l’estime de mon frère, de mes camarades, de tous ceux dont le mépris me ferait mal. Seul pouvait commettre (mais ce n’est pas une excuse) un acte public de servilité aussi impudent un jeune homme cherchant à se punir d’être un lâche dans sa vie privée.
Mes instants de détente et de bonheur : lorsque, en sortant de chez mon libraire-éditeur Mario Landi, de l’autre côté de la place, dans la basilique à lui dédiée, je m’approchais du tombeau de saint Dominique, où j’avais découvert, à droite et à gauche de l’autel, sur les marches de mausolée, deux anges en marbre. Parfaite symétrie des postures (un genou en terre, ils soutiennent de l’autre un lourd candélabre), des vêtements (une ample robe à plis les enveloppe jusqu’aux pieds) et des ailes. Là s’arrête la ressemblance. Celui de gauche respire – tant pis pour le cliché – une « céleste douceur » : cheveux longs et soyeux, doigts de harpiste, paupières mi-closes, délicatesse de femme, attitude recueillie. Il porte son candélabre avec respect et mystère. C’est l’ange classique, à la beauté idéale, l’androgyne que Visconti, s’il avait pu le faire descendre de son socle, aurait envoyé sur la plage de Venise jouer les tentateurs devant les clients de l’hôtel des Bains.
Je restais de longues minutes à le dévorer des yeux, pour l’édification des bonnes sœurs du couvent, qui passaient et repassaient derrière l’autel sous prétexte de vérifier les cierges. Auraient-elles lu dans le fond de mon cœur, elles n’y auraient pas trouvé matière à scandale. Saint Dominique en personne m’eût approuvé, moi qui, avec trente-quatre ans d’avance sur la fameuse Déclaration de Paul VI, transférais sur une image de pierre mes passions non vécues. Qui sait si le premier persécuteur de notre race n’avait pas envoyé à dessein ce messager sur ma route, pour m’apprendre à préserver mes « tendances » de toute « réalisation » coupable ? Oui au penchant, non à l’activité, comme a réaffirmé Jean-Paul II devant les évêques américains. Compenser la chasteté de mes hivers à Bologne par l’amour d’une statue ne me brouillait pas avec ma conscience.
Agenouillé devant ce pur séraphin, ainsi me livrais-je aux délices équivoques de la sublimation, pendant que les religieuses me frôlaient de leurs robes blanches avec des hochements de tête attendris. Heureusement, pour bousculer la stratégie céleste et les plans de salut de mon âme, s’offrait à ma vue, de l’autre côté de l’autel, le second visiteur ailé. Au lieu de m’exhorter, celui-ci, aux paradis imaginaires de l’angélisme résigné, il m’administrait comme un stimulant sa vitalité batailleuse et avide.
L’étrange modèle, contraire à toute la tradition des peintres et des sculpteurs, que Michel-Ange avait choisi ! Quelque apprenti aperçu dans un faubourg populaire, pendant qu’il ferrait un cheval, le sabot coincé entre ses cuisses, ou le commis d’une auberge déchargeant des tonneaux devant le soupirail de la cave. Cheveux courts, boucles drues, torse trapu, dos râblé, encolure d’athlète, joues pleines, regard fixe dirigé droit devant lui : plus semblable à un fruste manœuvre qu’à un chérubin éthéré, qu’attend-il pour bondir en avant et jeter par terre son candélabre qu’il ne tient que pour la forme ? C’est à toi qu’il me fait penser, maintenant que je l’évoque à nouveau : oui, à toi sur le bord du terrain de football, quand tu renvoies le ballon sorti en touche et que tu te prépares, les couturiers tendus, à t’élancer dans la mêlée. Musclé et fonceur, sans le moindre air efféminé. (Ce qui ne veut pas dire, Gennariello, destiné obligatoirement au mariage !)
Pour moi, dès cette époque, mon genre, nettement mon genre, de préférence à l’autre. Une tentation bien plus violente que devant les jeunes gens au sexe ambigu. Et qui me forcerait bientôt à changer d’existence et à m’afficher au grand jour, mon instinct me le disait. Le goût d’un certain type physique m’a sauvé, non mon courage. Amateur d’éphèbes et de jouvenceaux, j’aurais peut-être gardé toute ma vie la tendance à rêver, à faire le mystique, à soupirer après quelque frêle adolescent comme le berger de Virgile après son Alexis.
Au contraire, quand j’avais bien regardé l’ange de droite, je ressortais de la basilique plus affamé qu’un loup. Devant ce gaillard pétulant, comment ne pas sentir le ridicule d’une adoration platonique ? Je courais jusqu’à la place Galvani et sautais dans le 11 qui me transportait à la gare. L’occasion attendue finissait toujours par se trouver, dans l’édifice de porcelaine auquel son terme cru donné par le poète Sandro Penna convenait assurément mieux que l’euphémisme fabriqué avec le nom d’un empereur romain.
Telle fut l’origine de mes quelques aventures bolonaises ; rares, furtives et bâclées ; soigneusement cachées aussi bien à mes camarades qu’à ma mère et à mon frère. Je n’en tirais ni véritable plaisir ni fierté excessive ; mais du moins la conviction rassurante que je n’étais pas un poltron complet.