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Suisse
Canton de Valais, district de Sion
Fondation Arcadia
De nos jours
La bibliothèque semi-circulaire était immense, les rayonnages montaient sur une hauteur de trois mètres. Des échelles coulissantes, mobiles, permettaient d’accéder aux livres les plus anciens. Une baie vitrée, éloignée des précieux ouvrages, laissait passer une lumière froide venue du nord.
Sur le mur attenant à la fenêtre, il y avait un grand tableau, copie plutôt brouillonne des Bergers d’Arcadie.
— Décidément, ce tableau nous aura suivis jusqu’au bout, nota Antoine alors que Cécile s’était assise.
Le père Klems les observait, le visage grave. La porte s’ouvrit, laissant passer un homme en costume gris, chemise blanche et cravate rouge, qui avait l’air d’un directeur de banque.
Le religieux croisa les bras et se tourna vers Antoine et Cécile.
— Je vous présente le père Vittorio Rospiglioli, qui travaille au Vatican.
— Ravi de vous rencontrer, dit l’homme d’un ton chaleureux. Les deux autres membres du conseil arrivent dans un instant. Vous avez fait un bien long chemin jusqu’à nous.
Marcas le salua d’un air méfiant.
— Quel type de travail effectuez-vous au Vatican ?
— Disons que je m’occupe de certaines affaires diplomatiques complexes.
La porte de la bibliothèque s’ouvrit à nouveau. Deux autres hommes d’une cinquantaine d’années, vêtus eux aussi du même costume gris et de la même cravate, firent leur apparition. Marcas ne put s’empêcher de sursauter.
— Vous deux !
— Eh oui. Le destin est parfois étrange, dit Isaac Sharanski, le Vénérable qu’il avait rencontré lors de la tenue dans les grottes de Sédécias, à Jérusalem.
— La paix soit avec toi, ajouta le frère Ibrahim ben Kacem en s’asseyant.
Le musulman échangea un regard avec les deux autres et tapota des doigts sur le dossier de la chaise. Il regarda Antoine et Cécile fixement.
— Vous avez vu des choses que vous n’auriez pas dû voir dans ce petit village de France. Il y a longtemps, Saunière a vendu à nos prédécesseurs le véritable livre de L’Apocalypse, trouvé dans la tombe de Marie Madeleine, secret qui était aussi détenu par les rois de France. Plus tard, quand le curé a eu la folie des grandeurs, nous nous sommes éloignés de lui.
— Bon sang, mais qui êtes-vous vraiment ? demanda Marcas, stupéfait.
— Les ultimes gardiens de l’ordre spirituel en ce monde, dit le prélat catholique qui venait de s’allumer un cigare dont il tira quelques bouffées. Disons qu’un certain marquis de Chefdebien a eu l’idée de réunir des frères, croyants, de plusieurs religions après les découvertes de Saunière et de créer la fondation Arcadie en Suisse, loin des tumultes de ce monde.
— Nous sommes les garants de l’harmonie nécessaire dans un chaos sans cesse renouvelé, ajouta le rabbin.
— De simples représentants de Dieu qui veillent a l’équilibre des forces, compléta le musulman.
Cécile et Antoine échangèrent un regard incrédule.
— Et vous enfermez dans votre asile tous les branques qui se prennent pour le Messie. Je ne vois pas le rapport avec l’harmonie dans ce monde et votre livre si précieux. Et encore moins ce que la maçonnerie viendrait faire là.
Le père Klems croisa les bras.
— Il faut commencer par le début, et vous pourrez nous comprendre. À l’origine, il y a un peu plus de deux mille ans, une femme a commis un meurtre à Jérusalem. Marie Magdala était son nom et Judas celui de sa victime. Elle voulait venger Jésus.
— Curieuse version du Nouveau Testament, dit Marcas.
— Les Saintes Écritures ont été parfois édulcorées pour le bien-être spirituel des fidèles, répondit Rospiglioli.
Le père Klems reprit :
— Après avoir tué Judas, Marie Magdala lui a donc volé son livre.
— Vous l’avez vraiment, ce livre ? s’exclama Cécile.
— Bien sûr ! lança une voix derrière elle.
Une voix qu’Antoine connaissait à merveille.
— C’est pas vrai !
Le frère Obèse venait d’entrer par une petite porte, juste à côté du Poussin.
Il se déplaçait avec une fluidité étonnante pour son poids. Il portait sous son bras une plaque de verre qu’il déposa sur la table. Dessous était insérée une feuille de parchemin, couverte d’une écriture ancienne.
— Voilà L’Apocalypse de Judas.
— Une simple feuille moisie ? s’exclama Cécile.
— C’est tout ce qu’il reste du manuscrit original. Les conditions de conservation au fond de la tombe de Marie Madeleine n’étaient pas optimales et le temps a fait son œuvre.
Marcas se mordit les lèvres. Dire que Tristan et Kyria avaient tué sans répit pour un manuscrit dont il n’existait plus qu’un fragment.
— Un témoignage néanmoins exceptionnel, reprit le frère Obèse, écrit juste après la mort du Christ. Nous l’avons décrypté. Judas livre une version très personnelle de l’Apocalypse dans laquelle il explique que Jésus n’est pas… seul…
— Quoi ?
— Il révèle que Jésus n’est qu’un parmi bien d’autres. Et que lui, Judas, s’est donné pour mission de le tuer ; quant à ses successeurs ils devront exterminer tous ceux qui se présenteront devant les hommes. Hélas pour lui, Marie l’a assassiné après avoir découvert sa trahison. Elle lui a volé ses écrits et s’est enfuie en Gaule pour finir ses jours dans cette région de l’Aude que vous connaissez désormais.
La lumière du jour s’était mise à faiblir, le crépuscule tombait. Des spots enchâssés dans la bibliothèque s’étaient allumés graduellement.
Antoine intervint :
— Avant de mourir, l’un des tueurs dans la grotte n’arrêtait pas de répéter une sorte d’incantation : le dernier messie doit périr pour que les Justes soient enfin sauvés.
— C’est, depuis deux mille ans, l’obsession de la confrérie de Judas. Ils veulent à tout prix identifier le vrai Messie ! répliqua le frère juif.
— Mais pourquoi ? demanda Cécile.
— Si un Messie véritable revenait, l’Apocalypse n’aurait plus lieu d’être.
— Alors les Justes ne seraient pas sauvés, c’est ça ? ajouta le commissaire.
— Exact, donc il faut à tout prix tuer le bon Messie pour que ce ramassis de pseudo-élitistes soit sûr de vivre la vie éternelle !
L’incompréhension et le dégoût se marquèrent en même temps sur les visages du commissaire et de Cécile.
— Cela dit, reprit le frère Obèse, l’Histoire a malheureusement donné raison à Judas. Au fur et à mesure que les grandes religions du livre de L’Apocalypse se sont développées, elles ont eu très vite affaire à des fidèles d’un genre particulier. Des hommes et des femmes persuadés d’avoir été choisis par Dieu, la providence ou un esprit divin pour sauver l’humanité ou leur pays. Certains sont restés tranquilles et totalement inoffensifs, d’autres sont passés à la vitesse supérieure et propageaient leur foi avec un zèle singulier. Généralement ces mystiques possédaient un charisme et une force de persuasion hors du commun, qui faisaient accourir des foules subjuguées. Chrétiens, musulmans, juifs, il en surgissait de partout, au grand désespoir des autorités constituées.
Cécile et Marcas avaient leur attention rivée aux explications des hommes en face d’eux. Le frère Obèse fit un signe à Isaac qui reprit le récit :
— Voyez-vous, Judas avait presque raison. Le messianisme est identique à une maladie. Les victimes sont touchées un peu partout sur terre, quel que soit le pays ou la religion.
Antoine croisa les bras.
— Visiblement, la confrérie de Judas les identifie avec plus de précision pour finir par les exécuter.
— Oui. Pour notre part, nous les mettons en sécurité. Selon la confrérie de Judas, ces messies, quelle que soit leur religion, naissent un 17 du premier mois de leur calendrier, et le lieu de leur localisation est indiqué par une position de constellation précise qui se met en place à intervalles réguliers.
— Curieusement, en Italie, le 17 est un chiffre maudit, précisa Rospiglioli. Il n’y a pas de dix-septième étage, pas de place 17 dans les avions de la compagnie Alitalia.
— Toutefois, ajouta Ibrahim, nous avons remarqué que ces deux critères étaient parfois inexacts. Sans doute à cause des innombrables variations de calendrier selon l’Histoire.
— Nous entretenons donc un réseau d’informateurs à travers le monde, révéla Isaac, qui nous permet d’identifier certains cas pathologiques et de les rapatrier ici. La Suisse est célèbre pour ses maisons de repos, et des institutions psychiatriques, des neurologues, des psychanalystes nous envoient souvent nos meilleurs « clients ».
Le frère Obèse épousseta de sa main son revers de manche.
— L’Apocalypse, comprenez-vous le sens de cette duperie millénaire ? La fin des temps et le messianisme vont de pair, ce sont deux concepts inculqués aux fidèles pour les maintenir dans la peur tout en leur donnant de l’espoir. Le problème, c’est qu’on se retrouve avec des flopées de messies qui arpentent la terre depuis des millénaires et provoquent des catastrophes à répétition. Ajoutez à cela les fous furieux de Judas avec leurs massacres, et vous comprendrez qu’on ne pouvait pas laisser le monde aller au chaos. Grâce à vous, le patron de la confrérie de Judas, l’Américain John Miller, va être neutralisé.
Ibrahim s’était levé, sa voix trahissait une nuance d’ironie.
— Croire qu’un messie, un prophète ou un homme si puissant soit-il va régler tous les maux de l’humanité par miracle est une folie, mais celle-ci peut se répandre à toute vitesse surtout en période de crise.
Sharanski intervint :
— Parfois, ces « élus » peuvent réellement faire progresser le monde, mais la plupart du temps cela se révèle désastreux, surtout quand ils opèrent pour leur compte personnel et s’affranchissent de Dieu. On en a eu un que l’on croyait soigné. Il était persuadé d’être le descendant de Jésus via les Mérovingiens. Un type un peu mytho qui a créé sa société secrète, le prieuré de Sion, un machin folklorique, mais d’autres cas ont posé problème.
Marcas sentit un malaise dans la voix du rabbin.
— C’est-à-dire ?
— Depuis la création de cet institut, il y a plus d’un siècle, nous avons eu deux évasions qui nous ont posé problème. Rassurez-vous, depuis on est devenus très vigilants.
— Vous voulez dire que deux de vos dingos internés se sont échappés ?
— C’est ça. La première fois en 1907. Un certain Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. Il a mené par la suite la carrière que l’on connaît.
— Bravo ! ricana Marcas. Et le deuxième ?
— À la fin de la Première Guerre. Un peintre autrichien, peu doué malheureusement. C’est lui qui a exécuté la copie des Bergers d’Arcadie qui est dans cette bibliothèque. Curieusement, il faisait une obsession sur les Juifs, responsables selon lui de tous les maux de l’humanité.
Le commissaire venait de comprendre.
— Vous vous foutez de moi ?
— Malheureusement non ! Il avait été amené ici, suite à des troubles neurologiques, après avoir été gazé sur le front de l’Ouest.
— Adolf Hitler, murmura Antoine.
Des toussotements résonnèrent dans la bibliothèque.
— Rassure-toi, il existe d’autres « messies » qui ont bien tourné, ajouta le frère Obèse. Nous avons eu en observation un certain Gandhi, que nous avons remis en circulation pour le plus grand bien de l’humanité.
— Et le prochain, c’est qui ? demanda Antoine, goguenard.