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Jérusalem
Porte de Damas
21 juin 2009
Marcas se sentait ridicule à se balader en cravate anthracite et chemise blanche, en plein quartier touristique, en ce début de soirée, mais le code vestimentaire pour la tenue maçonnique était impitoyable : hommes en costume sombre, femmes en robe noire.
Le commissaire arriva au niveau des hautes murailles de la porte de Damas. Il se repéra sur le plan, emprunta le grand escalier qui descendait, longea la muraille et arriva devant l’entrée de la grotte où un groupe de quatre touristes consultait le panneau d’informations en anglais. Le site archéologique était fermé, pourtant trois hommes en veste noire prenaient en charge les frères et les sœurs qui commençaient d’affluer. En longeant la file qui se formait, Antoine reconnut le frère Obèse qui faisait office de tuileur. À proximité, deux touristes ventripotents, habillés en bermuda kaki et sweat-shirt bariolé fulminaient à côté de leurs compagnes. Antoine tendit l’oreille.
— Je te dis que c’est ouvert, mais ils voudront pas qu’on rentre, Marcel. On n’est pas habillés pour.
— T’es con. C’est un site archéologique protégé. Sans doute une connerie de synagogue souterraine. Y a que les Juifs qui peuvent entrer là-dedans. Regarde, ils sont tous habillés en costard noir. Ils doivent faire une de leurs cérémonies, genre circoncision. Ils ont l’air malins, ces charlots. Mate, y en a un qui approche, répondit le second en dévisageant Marcas d’un air ironique.
Antoine soupira intérieurement. Même ici, il fallait qu’il tombe sur un groupe de beaufs français au QI proche du score du PSG en ligue ! Et en plus, ils le prenaient pour un Juif orthodoxe. Il fit semblant de ne pas avoir entendu. Le plus âgé des touristes s’esclaffa derrière lui.
— Hé, Salomon, garde-la bien au chaud, ta queue. Faudrait pas qu’ils te la coupent une deuxième fois !
Le groupe partit en chœur d’un rire gras. Le commissaire s’arrêta net. Lentement, il se retourna et fixa les quatre touristes. Il appréciait les blagues antisémites quand elles étaient racontées par des Juifs. La bêtise le révulsait, surtout quand elle baignait dans du racisme ordinaire. Il les jaugea pendant plusieurs secondes, l’air mauvais. Il avait besoin de se défouler. L’une des deux femmes se rapprocha de son mari et chuchota :
— Il a pas l’air content, Jean-Pierre. Je crois qu’il comprend le français. Je t’avais dit d’arrêter de balancer tes vannes sur les Juifs, dans leur pays.
— Mais non, je vais lui faire un salut amical, à ce con. Il va se casser, dit le gros qui offrit son plus beau sourire en agitant la main vers Marcas.
Antoine s’approcha du groupe et brandit sa carte de police.
Les yeux des beaufs s’écarquillèrent.
— Messieurs dames, bonjour. Je suis français moi aussi. Commissaire Marcas, chargé de la sécurité à l’ambassade de Tel Aviv. Je vous ai entendus prononcer une expression antisémite. Savez-vous que, si je témoigne en tant qu’officier assermenté, c’est passible de deux ans de prison ici ?
Celui qui avait interpellé Antoine devint rouge pivoine en échangeant un regard craintif avec ses amis. Il balbutia :
— Je suis désolé, c’était pour rire un peu. On… on est crevés après une journée à marcher dans cette ville. On aime beaucoup les Juifs, je vous assure. Hein, Marcel ? Le pédiatre des enfants, il s’appelle Cohen.
— Vraiment ? répondit Marcas d’un air glacé, en faisant mine de prendre son portable. Vous ne vous rendez pas compte de la situation. La semaine dernière, j’ai dû aller visiter cinq de nos compatriotes dans la prison d’État pour le même délit. Ça faisait cinq mois qu’ils attendaient leur jugement. Vous voulez que j’appelle mes collègues israéliens ? Vous pourrez ainsi témoigner de votre amour de la tradition hébraïque au poste ?
L’une des deux femmes réagit aussitôt :
— Monsieur le commissaire, ne faites pas ça. Il est stupide, c’est tout. Il ne recommencera pas. T’as compris ce que t’a dit monsieur le commissaire, crétin ?
Marcas les toisa. Il assumait son abus de pouvoir avec une satisfaction toute perverse.
— Bon. Je veux bien vous oublier, mais il va falloir faire amende honorable. Sinon…
— Tout ce que vous voulez, glapit l’homme au visage cramoisi.
— Vous voyez l’entrée ? Vous aviez raison, il va y avoir une cérémonie religieuse très importante. Dites au gros homme en costume noir que vous êtes tous ravis d’être dans ce si beau pays. Et demandez-lui sa bénédiction, même si vous n’êtes pas juifs. C’est un grand rabbin, très sage. Il a mauvais caractère, mais il faut insister. Je reste là et je vous observe. Allez !
— T’as entendu monsieur le commissaire ?
Le groupe se précipita vers l’entrée de la grotte. Marcas se mordit les lèvres en voyant les quatre péquenauds parlementer avec le frère Obèse. Il s’assit sur un banc et s’alluma une cigarette. Apparemment, le ton montait, le frère Obèse s’emportait. Antoine réprima un grand éclat de rire, tira quelques bouffées puis se leva. Le groupe était revenu vers lui, décontenancé.
— Votre rabbin n’a rien voulu entendre. Il a même nié qu’il était juif. On fait quoi ? On peut partir ?
— Filez. Mais ne prononcez plus de remarques déplacées. Ici… et en France.
— C’est promis, merci beaucoup, monsieur le commissaire.
— Je suis trop bon, ça me perdra, marmonna Marcas de nouveau au bord du fou rire.
Il vit s’éloigner le groupe et s’approcha de l’entrée de la grotte. Le frère Obèse lui donna l’accolade fraternelle tout en lui montrant les touristes qui quittaient les lieux précipitamment.
— Tu sais quoi ? Ces tarés m’ont demandé de les bénir. Ils m’ont pris pour un rabbin. L’un d’entre eux ne voulait pas en démordre, j’ai cru que j’allais le virer à coups de pompe !
— Eh bien, voilà une carrière qui s’offre à toi, mon frère, d’autant que tu n’es pas sans relations dans la communauté juive de Paris. Dis-moi, ton copain Lieberman…
— Notre frère Lieberman, tu veux dire ?
— Lui-même. En personne, ironisa Antoine.
Le frère Obèse eut ce regard oblique qu’il ne pouvait réprimer, chaque fois qu’il devait avouer une de ses nombreuses arnaques.
— À te dire la vérité, c’est lui qui m’a appelé après la garde à vue de ton marchand d’art véreux. Le Poussin lui avait rappelé quelque chose.
— Rappelé quelque chose, s’étonna Marcas, mais quoi ?
Rajustant sa cravate, le frère Obèse baissa la voix.
— Tu en sauras plus tout à l’heure. En attendant, laisse-moi te présenter le frère qui tuile avec moi.
Le commissaire se tourna vers un petit homme à barbiche et lunettes cerclées.
— Isaac Sharanski, rabbin et Vénérable de la loge Le Lion de Judée de la Grande Loge de l’État d’Israël, annonça le frère Obèse, je suis certain que vous allez bien vous entendre.
Antoine salua rituellement son frère. Isaac s’approcha et lui prit aussitôt le bras.
— J’ai entendu parler de toi, Antoine. J’avais un vieil ami, le professeur Marek de l’Institut archéologique, assassiné il y a quatre ans alors qu’il était en possession d’un trésor. J’ai su que tu avais puni les coupables. Un réseau néonazi. Marek était un membre très estimé de notre loge5.
Marcas s’inclina sans répondre. Le souvenir de sa lutte à mort avec le groupe de Thulé était encore vif. Trop de haine. Il préféra interroger son nouveau frère. D’un geste, il montra l’escalier où s’engouffraient les derniers invités à la tenue.
— Ça mène où ?
Isaac lui fit signe de le suivre, ils passèrent un portail codé et empruntèrent des marches taillées dans la roche. Le rabbin posa sa main sur son épaule.
— C’est la Grotte de Sédécias, du nom du roi qui a eu les yeux crevés par Nabuchodonosor. Il y a plus de trois mille ans, les ouvriers du roi Salomon sont venus extraire les pierres qui ont servi à bâtir le Temple du plus sage des rois. Elle a été redécouverte à la fin du XIXe siècle par des frères canadiens et américains qui menaient des fouilles archéologiques. En 1868, ils ont fondé Réclamation, la première loge sur la terre d’Israël. C’est une émotion puissante de savoir que la pierre qui nous entoure a servi à bâtir le Temple sous les ordres de l’architecte Hiram.
Le frère Obèse les avait rejoints, le souffle court.
— Mon cher Antoine, j’espère que tu goûtes cet honneur. C’est une tenue spéciale organisée pour les frères français. Seule entorse à mes yeux : les sœurs sont admises.
— Gloire au Grand Architecte de l’univers qui sait reconnaître les siens et les siennes, plaisanta Marcas en se tournant vers Sharanski. Votre grande loge est-elle uniquement constituée de frères de confession israélite ?
— Absolument pas ! Nous pratiquons l’œcuménisme, mon cher ! Les trois religions du Livre sont représentées et les frères de nos quatre-vingt-cinq loges appartiennent à sept confessions. On y trouve des chrétiens orthodoxes comme des druzes, des maronites comme des musulmans. Bien des frères, aux États-Unis, seraient surpris s’ils savaient que c’est sur le Coran qu’un nouvel initié prête son serment maçonnique dans certaines loges de Jérusalem !
Ils arrivèrent dans une salle voûtée qui précédait l’entrée de la grotte. Antoine ne put résister à la tentation de toucher la roche. C’était là que les ouvriers d’Hiram avaient extrait les blocs pour la construction du Temple, là que la légende maçonnique avait pris racine.
Le parvis était comble. Des frères sortaient une cravate à la hâte, d’autres enfilaient leur cordon ou serraient leur tablier autour de la taille. Antoine observait cette précipitation avec une curiosité en éveil. Même au milieu de ses frères, il ne pouvait s’empêcher de raisonner en policier. Il se mordit les lèvres. Sa déformation professionnelle le démangeait alors même qu’il allait entrer en tenue.
Le frère Obèse vint vers lui.
— Des nouvelles de l’enquête de Paris ?
— On a retrouvé le corps du Canadien. Dans un sale état.
— Des suspects ?
— Quasiment aucune piste. De toute façon, les tueurs n’appartiennent pas au monde des trafiquants d’art. L’enlèvement, la torture… ça ne colle pas. En attendant, si tu éclaircissais ma lanterne. Le frère Lieberman…
D’un geste des deux mains, le frère Obèse imita la forme d’un maillet. Antoine comprit aussitôt.
— D’accord, tu ne m’as jamais rien dit…
— Figure-toi que Lieberman travaille comme bénévole pour la Fondation Wiesenthal et, dans leurs placards, il y a un drôle de dossier…
— Wiesenthal, le chasseur de nazis ? s’exclama Antoine.
— Tout juste. Il y a quelques années, ils ont mis la main sur les archives d’un indic de la Gestapo, un certain Georges Balmont qui s’intéressait beaucoup à Nicolas Poussin.
— Et… ? souffla Antoine.
— Il y avait beaucoup de notes sur un tableau intitulé Et in Arcadia ego. C’est bien le titre de ton dessin, non ?
Stupéfait, Marcas hésita un instant avant d’interroger à son tour :
— Et toi, en quoi ça t’intéresse ?
Son interlocuteur baissa d’un ton.
— Tu sais bien que je n’aime guère voir sortir des affaires où des maçons sont mis en cause ?
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, c’est qu’avant de travailler pour les Allemands, ce Georges Balmont était un frère. On l’appelait même le Maître.
Antoine n’eut pas le temps de réagir, le frère Obèse venait d’apercevoir un officier de la loge qui lui faisait signe.
— Tiens, toi qui t’intéresses aux Assassins6, regarde notre premier surveillant, il s’appelle Ibrahim ben Kacem. C’est un universitaire du Caire. Spécialiste des courants messianiques de l’islam. Autant te dire qu’en ce moment, il a du boulot.
Marcas acquiesça. Depuis l’invasion de l’Irak, les illuminés d’Allah pullulaient entre Bagdad et Bassorah. Certains levaient même de véritables armées et maintenaient des régions entières en état permanent d’insurrection.
— Il n’a pas de problème en Égypte ?
— Disons que les intégristes lui mènent la vie dure. Si en plus ils savaient qu’il était franc-maçon… Tu imagines. Bon, je dois y aller. On va installer le collège des officiers. Surtout reste discret sur tout ce que je t’ai dit.
Marcas le regardait s’éloigner, abasourdi, quand il entendit une voix douce derrière lui.
— Antoine…
Il se retourna, surpris. Un sourire vint à sa rencontre qui le fit aussitôt vaciller.
— Cécile ? Ici, à Jérusalem…
Le sourire remonta doucement jusqu’aux fossettes qui s’illuminèrent un instant.
— Tu te souviens de moi ? Ça me fait plaisir !
Antoine hésita avant de répondre. Une vague du passé remontait en lui. L’estomac lui brûla. Des images anciennes jaillissaient en rangs serrés. Cécile…
— Ça fait combien de temps ? Le sourire s’éteignit.
— Depuis que tu m’as quittée. Dix ans. Pile.