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Rouen
30 mai 1431
Les rues de la ville commençaient à se remplir. Le supplice de la Pucelle avait été annoncé… Les Anglais surtout s’étaient faits les hérauts de cette condamnation, la diffusant auprès de tous leurs vassaux et alliés. Dans leur stratégie politique, la mort abjecte de Jeanne, brûlée pour hérésie, ne pouvait mieux les servir. Il fallait donc que le plus de monde possible puisse assister à l’exécution pour bien se convaincre que la Pucelle n’était point une sainte envoyée par Dieu, mais une vulgaire et misérable sorcière.
Aymon remontait à contre-courant le flot de passants avides d’assister au spectacle. Geoffroy se tenait à ses côtés.
— Non, passe par là.
— Ce n’est pas le chemin pour monter au Castel Vieux ?
— Exact, mais c’est le plus court pour aller à l’église Saint-Blaise.
— Pour y faire quoi ? s’étonna Aymon.
Un groupe de paysans, pris de vin, les sépara. Les mêmes qui, hier, jetaient des pierres sur les juges de la Pucelle fêtaient aujourd’hui sa mort prochaine. Geoffroy saisit son compagnon par la manche.
— Que crois-tu que tu vas faire quand tu seras entre les murs du château ?
Entre les murs : l’expression fit sourire Aymon.
— Je ne pense pas que l’on m’ait fait dégager la coursive de la tour de la prison pour rien.
— Exact, tu vas t’y engager jusqu’à l’endroit où tu as laissé une brèche à hauteur d’homme, tu t’en souviens ?
— Oui, il y a une pierre amovible.
— Eh bien, tu la descelleras et tu te glisseras à l’intérieur de la cellule.
Aymon frissonna : il avait compris.
— La cellule de la Pucelle, c’est ça ?
— Oui. À l’intérieur, tu repéreras le piton de sa chaîne et tu iras juste sur le mur d’en face. Maintenant arrête-toi. Nous sommes arrivés.
Le porche de Saint-Blaise était encombré de mendiants, estropiés, mutilés, crétins à la lèvre pendante qui réclamaient la charité. Geoffroy les écarta avant de reprendre :
— C’est sur ce pan de mur, le seul qu’elle pouvait atteindre avec sa longueur de chaîne.
— Qu’est-ce qu’il y a sur ce mur ?
— Un dessin. Un dessin gravé avec ses ongles.
Aymon réfléchit rapidement.
— La cellule sera dans l’obscurité. Si j’allume une torche, les gardiens le verront, alors moi je fais quoi ?
— Toi ? Rien ! C’est elle qui fera tout. Sans lumière.
D’un geste, Geoffroy l’arrêta devant une jeune femme qui tendait une main fine. Deux longues nattes brunes encadraient ses joues roses. Elle sourit légèrement. Ahuri, Aymon fixait ce visage d’une grande douceur.
— Lève tes paupières, Mathilde, commanda Geoffroy.
Aymon pâlit. Deux yeux blancs comme la neige venaient de s’ouvrir.
D’Arbrissol avait mis du temps pour remonter au Castel Vieux. La foule l’avait retardé. Maintenant, il était seul dans la cellule. Vite, il recueillit la paille souillée du sang de la Pucelle et en fit un tas qu’il roula dans sa tunique. L’évêque serait content. Ce naïf, vaniteux et stupide, qui croyait avoir sauvé le monde et l’Église et qui n’était que le jouet de la confrérie de Judas ! Pauvre imbécile, il venait juste de faire le contraire.
Guy saisit le flambeau et inspecta minutieusement la surface des murs. Le revêtement intérieur était en pierre friable, facile à graver. La Pucelle n’avait eu besoin que de ses ongles. Cette idiote n’avait pas pu résister. Quand il avait appris que Jeanne dessinait sur les murs, le cœur de Guy avait failli défaillir de joie. Des semaines qu’il lisait les minutes d’interrogatoire et rien… rien… Pourtant, la confrérie de Judas n’avait pu se tromper dans ses calculs : la conjonction d’Arcadie avait bien eu lieu, le dix-septième jour… La main d’Arbrissol s’arrêta net. Il venait de sentir quelque chose. Son cœur s’accéléra. Il baissa aussitôt le flambeau.
Un cri de rage lui échappa : une main anonyme avait recouvert le dessin d’un treillis impénétrable de traits et de rayures.
Le convoi, escorté de quatre-vingts hommes d’armes, arriva sur la place. Jeanne était seule sur la charrette, les mains liées. Un soldat la fit descendre pour la conduire à l’échafaud. Face au lieu du supplice, se tenait l’estrade où prélat et bourgeois attendaient lecture de la sentence. Mgr Cauchon, vêtu de ses habits sacerdotaux, trônait au centre, l’œil rivé sur la Pucelle que l’on faisait monter sur le bûcher. Tout autour de la place se tenait une double rangée de gardes, tous soldats d’Angleterre, pour contenir une possible émeute, mais le peuple était silencieux. À l’instant crucial où Jeanne allait périr dans les flammes, nul cri de haine, ni hurlement d’ivrogne ne venait troubler l’horreur de la scène. Ce silence inquiéta l’évêque. Il craignit que la foule, sous le coup de l’émotion, ne soit prise de pitié pour la coupable et n’en fasse une victime. D’une voix habituée à prêcher dans l’immensité des cathédrales, il se mit à proclamer la sentence :
— … Nous décidons que toi, Jeanne, membre pourri dont nous voulons empêcher que l’infection ne se communique aux autres membres, tu dois être rejetée de l’unité de l’Église, tu dois être arrachée de ton corps…
Un frémissement saisit la foule à la lecture du verdict. On multiplia les signes de croix. Des pleurs se firent entendre. L’évêque haussa le ton :
— … Nous te rejetons, nous t’arrachons, nous t’abandonnons…
Le hennissement d’un cheval couvrit la fin de la phrase.
Deux sergents se précipitèrent vers la Pucelle et la coiffèrent d’une mitre de papier où était écrit en lettres noires : « Hérétique, relapse, apostate, idolâtre ».
Le bourreau s’approcha et alluma une torche à un brasero de résine qui flambait au pied du bûcher. Le silence figea toute la place. L’évêque roula lentement le parchemin de son discours, le glissa dans un tube de bois et le tendit à un prêtre. Sa main droite était gantée de rouge et portait l’anneau épiscopal, elle s’éleva comme pour faire un signe de croix et tomba d’un coup, aussi brutale qu’un couperet.
Le bourreau jeta sa torche dans le bûcher.
Quand ils quittèrent le Castel Vieux, le couple de pèlerins remercia une fois encore le portier de l’hôpital. L’homme, un vieux soldat mutilé, ne put s’empêcher de songer à l’injustice du sort : une si belle jeune fille, aveugle ! Il la regarda pendant que son « mari » rassemblait ses affaires. Elle portait une robe déchirée et de misérables chausses blanchies par la poussière. Elle tenait ses mains croisées sur sa poitrine. Un détail frappa le mutilé : le bout de ses doigts était crevassé et couvert de chaux. La malheureuse devait avancer à tâtons !
Mathilde saisit la main d’Aymon. Le chemin qui descendait du château vers la Seine était caillouteux. Elle sentait la chaleur du soleil danser sur sa poitrine. Elle respira à pleins poumons, mais une odeur âcre la fit tousser.
— Un paysan fait brûler des broussailles ?
Aymon regarda vers la ville avant de répondre. Une fumée noire montait en lourde spirale.
— Non, ne t’inquiète pas ! Au fait, tu es certaine d’avoir bien retenu le dessin ?
Mathilde se mit à rire.
— Mes doigts ne me trompent jamais. Et puis il vaut mieux, car j’ai tout effacé.
Elle chercha à tâtons la main d’Aymon pour la serrer dans la sienne.
— Dis-moi, où allons-nous ?
Le soleil brillait au loin. Comme une promesse.
— À Chinon, auprès du roi de France.