38

 

Rouen

30 mai 1431

 

Les rues de la ville commençaient à se remplir. Le supplice de la Pucelle avait été annoncé… Les Anglais surtout s’étaient faits les hérauts de cette condamnation, la diffusant auprès de tous leurs vassaux et alliés. Dans leur stratégie politique, la mort abjecte de Jeanne, brûlée pour hérésie, ne pouvait mieux les servir. Il fallait donc que le plus de monde possible puisse assister à l’exécution pour bien se convaincre que la Pucelle n’était point une sainte envoyée par Dieu, mais une vulgaire et misérable sorcière.

Aymon remontait à contre-courant le flot de passants avides d’assister au spectacle. Geoffroy se tenait à ses côtés.

— Non, passe par là.

— Ce n’est pas le chemin pour monter au Castel Vieux ?

— Exact, mais c’est le plus court pour aller à l’église Saint-Blaise.

— Pour y faire quoi ? s’étonna Aymon.

Un groupe de paysans, pris de vin, les sépara. Les mêmes qui, hier, jetaient des pierres sur les juges de la Pucelle fêtaient aujourd’hui sa mort prochaine. Geoffroy saisit son compagnon par la manche.

— Que crois-tu que tu vas faire quand tu seras entre les murs du château ?

Entre les murs : l’expression fit sourire Aymon.

— Je ne pense pas que l’on m’ait fait dégager la coursive de la tour de la prison pour rien.

— Exact, tu vas t’y engager jusqu’à l’endroit où tu as laissé une brèche à hauteur d’homme, tu t’en souviens ?

— Oui, il y a une pierre amovible.

— Eh bien, tu la descelleras et tu te glisseras à l’intérieur de la cellule.

Aymon frissonna : il avait compris.

— La cellule de la Pucelle, c’est ça ?

— Oui. À l’intérieur, tu repéreras le piton de sa chaîne et tu iras juste sur le mur d’en face. Maintenant arrête-toi. Nous sommes arrivés.

Le porche de Saint-Blaise était encombré de mendiants, estropiés, mutilés, crétins à la lèvre pendante qui réclamaient la charité. Geoffroy les écarta avant de reprendre :

— C’est sur ce pan de mur, le seul qu’elle pouvait atteindre avec sa longueur de chaîne.

— Qu’est-ce qu’il y a sur ce mur ?

— Un dessin. Un dessin gravé avec ses ongles.

Aymon réfléchit rapidement.

— La cellule sera dans l’obscurité. Si j’allume une torche, les gardiens le verront, alors moi je fais quoi ?

— Toi ? Rien ! C’est elle qui fera tout. Sans lumière.

D’un geste, Geoffroy l’arrêta devant une jeune femme qui tendait une main fine. Deux longues nattes brunes encadraient ses joues roses. Elle sourit légèrement. Ahuri, Aymon fixait ce visage d’une grande douceur.

— Lève tes paupières, Mathilde, commanda Geoffroy.

Aymon pâlit. Deux yeux blancs comme la neige venaient de s’ouvrir.

 

D’Arbrissol avait mis du temps pour remonter au Castel Vieux. La foule l’avait retardé. Maintenant, il était seul dans la cellule. Vite, il recueillit la paille souillée du sang de la Pucelle et en fit un tas qu’il roula dans sa tunique. L’évêque serait content. Ce naïf, vaniteux et stupide, qui croyait avoir sauvé le monde et l’Église et qui n’était que le jouet de la confrérie de Judas ! Pauvre imbécile, il venait juste de faire le contraire.

Guy saisit le flambeau et inspecta minutieusement la surface des murs. Le revêtement intérieur était en pierre friable, facile à graver. La Pucelle n’avait eu besoin que de ses ongles. Cette idiote n’avait pas pu résister. Quand il avait appris que Jeanne dessinait sur les murs, le cœur de Guy avait failli défaillir de joie. Des semaines qu’il lisait les minutes d’interrogatoire et rien… rien… Pourtant, la confrérie de Judas n’avait pu se tromper dans ses calculs : la conjonction d’Arcadie avait bien eu lieu, le dix-septième jour… La main d’Arbrissol s’arrêta net. Il venait de sentir quelque chose. Son cœur s’accéléra. Il baissa aussitôt le flambeau.

Un cri de rage lui échappa : une main anonyme avait recouvert le dessin d’un treillis impénétrable de traits et de rayures.

 

Le convoi, escorté de quatre-vingts hommes d’armes, arriva sur la place. Jeanne était seule sur la charrette, les mains liées. Un soldat la fit descendre pour la conduire à l’échafaud. Face au lieu du supplice, se tenait l’estrade où prélat et bourgeois attendaient lecture de la sentence. Mgr Cauchon, vêtu de ses habits sacerdotaux, trônait au centre, l’œil rivé sur la Pucelle que l’on faisait monter sur le bûcher. Tout autour de la place se tenait une double rangée de gardes, tous soldats d’Angleterre, pour contenir une possible émeute, mais le peuple était silencieux. À l’instant crucial où Jeanne allait périr dans les flammes, nul cri de haine, ni hurlement d’ivrogne ne venait troubler l’horreur de la scène. Ce silence inquiéta l’évêque. Il craignit que la foule, sous le coup de l’émotion, ne soit prise de pitié pour la coupable et n’en fasse une victime. D’une voix habituée à prêcher dans l’immensité des cathédrales, il se mit à proclamer la sentence :

— … Nous décidons que toi, Jeanne, membre pourri dont nous voulons empêcher que l’infection ne se communique aux autres membres, tu dois être rejetée de l’unité de l’Église, tu dois être arrachée de ton corps…

Un frémissement saisit la foule à la lecture du verdict. On multiplia les signes de croix. Des pleurs se firent entendre. L’évêque haussa le ton :

— … Nous te rejetons, nous t’arrachons, nous t’abandonnons…

Le hennissement d’un cheval couvrit la fin de la phrase.

Deux sergents se précipitèrent vers la Pucelle et la coiffèrent d’une mitre de papier où était écrit en lettres noires : « Hérétique, relapse, apostate, idolâtre ».

Le bourreau s’approcha et alluma une torche à un brasero de résine qui flambait au pied du bûcher. Le silence figea toute la place. L’évêque roula lentement le parchemin de son discours, le glissa dans un tube de bois et le tendit à un prêtre. Sa main droite était gantée de rouge et portait l’anneau épiscopal, elle s’éleva comme pour faire un signe de croix et tomba d’un coup, aussi brutale qu’un couperet.

Le bourreau jeta sa torche dans le bûcher.

 

Quand ils quittèrent le Castel Vieux, le couple de pèlerins remercia une fois encore le portier de l’hôpital. L’homme, un vieux soldat mutilé, ne put s’empêcher de songer à l’injustice du sort : une si belle jeune fille, aveugle ! Il la regarda pendant que son « mari » rassemblait ses affaires. Elle portait une robe déchirée et de misérables chausses blanchies par la poussière. Elle tenait ses mains croisées sur sa poitrine. Un détail frappa le mutilé : le bout de ses doigts était crevassé et couvert de chaux. La malheureuse devait avancer à tâtons !

Mathilde saisit la main d’Aymon. Le chemin qui descendait du château vers la Seine était caillouteux. Elle sentait la chaleur du soleil danser sur sa poitrine. Elle respira à pleins poumons, mais une odeur âcre la fit tousser.

— Un paysan fait brûler des broussailles ?

Aymon regarda vers la ville avant de répondre. Une fumée noire montait en lourde spirale.

— Non, ne t’inquiète pas ! Au fait, tu es certaine d’avoir bien retenu le dessin ?

Mathilde se mit à rire.

— Mes doigts ne me trompent jamais. Et puis il vaut mieux, car j’ai tout effacé.

Elle chercha à tâtons la main d’Aymon pour la serrer dans la sienne.

— Dis-moi, où allons-nous ?

Le soleil brillait au loin. Comme une promesse.

— À Chinon, auprès du roi de France.

Apocalypse
titlepage.xhtml
content0001.xhtml
content0002.xhtml
content0003.xhtml
content0004.xhtml
content0005.xhtml
content0006.xhtml
content0007.xhtml
content0008.xhtml
content0009.xhtml
content0010.xhtml
content0011.xhtml
content0012.xhtml
content0013.xhtml
content0014.xhtml
content0015.xhtml
content0016.xhtml
content0017.xhtml
content0018.xhtml
content0019.xhtml
content0020.xhtml
content0021.xhtml
content0022.xhtml
content0023.xhtml
content0024.xhtml
content0025.xhtml
content0026.xhtml
content0027.xhtml
content0028.xhtml
content0029.xhtml
content0030.xhtml
content0031.xhtml
content0032.xhtml
content0033.xhtml
content0034.xhtml
content0035.xhtml
content0036.xhtml
content0037.xhtml
content0038.xhtml
content0039.xhtml
content0040.xhtml
content0041.xhtml
content0042.xhtml
content0043.xhtml
content0044.xhtml
content0045.xhtml
content0046.xhtml
content0047.xhtml
content0048.xhtml
content0049.xhtml
content0050.xhtml
content0051.xhtml
content0052.xhtml
content0053.xhtml
content0054.xhtml
content0055.xhtml
content0056.xhtml
content0057.xhtml
content0058.xhtml
content0059.xhtml
content0060.xhtml
content0061.xhtml
content0062.xhtml
content0063.xhtml
content0064.xhtml
content0065.xhtml
content0066.xhtml
content0067.xhtml
content0068.xhtml
content0069.xhtml
content0070.xhtml
content0071.xhtml
content0072.xhtml
content0073.xhtml
content0074.xhtml
content0075.xhtml
content0076.xhtml
content0077.xhtml
content0078.xhtml
content0079.xhtml
content0080.xhtml
footnote0001.xhtml
footnote0002.xhtml
footnote0003.xhtml
footnote0004.xhtml
footnote0005.xhtml
footnote0006.xhtml