17

 

Londres

Hyde Park

Speaker’s Corner

21 juin 2009

 

Le grand barbu essuya la déjection verte qui venait de tomber sur son épaule et jeta un regard mauvais à l’oiseau noir perché sur la branche, responsable de cet outrage inqualifiable à sa personne. La foule retenait son souffle, attendant avec impatience que l’orateur reprenne sa diatribe. Il leva les bras et les tendit vers l’assistance. Sa barbe et ses cheveux argentés bouclés accentuaient sa ressemblance avec le Moïse des Dix Commandements. Ses grands yeux noirs fixaient l’auditoire captivé.

— Partout dans le monde, les entreprises licencient des centaines de milliers de travailleurs. Le chômage gangrène vos vies. Deux milliards d’hommes et de femmes ne mangent pas à leur faim. Ils appellent cela la crise, mes frères. Ils disent que c’est la faute de la Bourse, des spéculateurs, des chefs d’entreprise rapaces, de ces vautours de financiers, mais nous savons tous ce qu’il en est.

Un vent brutal faillit rabattre le grand panneau qu’il avait posé contre son estrade.

 

DEAD TIME. KABBALA.

 

— Nous payons pour nos offenses à la face de l’Éternel. Nous payons notre orgueil démesuré. Les ondes des portables détruisent nos cerveaux et ceux de nos enfants, les océans sont pollués, le climat se réchauffe de jour en jour. Ne voyez-vous pas les signes ?

Une foule nombreuse s’était massée pour écouter Loew. La police avait calculé qu’en un mois le nombre de personnes qui venaient assister à ses oraisons vengeresses avait quasiment quadruplé. Sa popularité croissait de jour en jour, surtout depuis qu’il utilisait la Toile pour propager ses idées et lancer ses anathèmes à Hyde Park deux fois par semaine.

Sceptiques au début, les chaînes de télévision et les journaux avaient fini par envoyer des journalistes pour couvrir les prêches exaltés du barbu.

— Il parle avec ses tripes. Son regard est magique, répondit une jeune femme avec un bébé dans les bras à un journaliste qui lui tendait un micro. C’est un descendant de la lignée de David qui délivre son enseignement à tous les peuples de la terre.

— La Kabbale ne ment pas et Loew est son prophète, hurla un jeune type surexcité qui brandissait un poster à l’effigie de l’orateur.

La voix puissante du tribun se propageait dans la foule telle une onde magnétique.

— Je vous le dis. Yaveh envoie aux peuples de la terre ses élus à chaque génération, mais les puissants les rejettent. La Kabbale sacrée montre le chemin à suivre. Je vous le dis, vous êtes tous des êtres d’énergie, mais les forces de l’ombre vous enchaînent. Moi, moi seul, j’ai été envoyé pour vous libérer.

Deux policiers accoudés contre un muret regardaient la foule d’admirateurs avec lassitude.

— Gratiné, celui-là, dit le premier. Ça me tue, tous ces dingos qui accourent en masse. La connerie humaine est sans limites.

— Mais comment peuvent-ils gober toutes ces salades… Enfin, du moment qu’il ne les incite pas à se frapper sur la gueule.

— Hier, les gradés ont dit que si la foule continuait d’affluer, ils allaient l’expulser de Hyde Park. Trop de risques pour la sécurité.

Le plus âgé des bobbies regarda la foule d’un air sombre.

— Ça va tourner à l’émeute si on le dégage !

— Ben, j’espère que ça tombera pas pendant qu’on est de permanence.

Un hurlement se fit entendre. Les deux policemen tournèrent aussitôt la tête vers l’estrade. Loew se tenait la tête et affichait un visage crispé de douleur.

— Je souffre pour l’humanité, pour tous ses vices.

L’auditoire hurla à son tour.

— Je vous le dis, la fin des temps est proche ! Mais eux, les puissants, les riches, les hommes politiques, ils ne veulent pas entendre !

De nouveau la foule rugit.

— Je souffre pour vous. Yaveh choisit ses envoyés à chaque génération. Je suis celui que le nouveau millénaire attendait.

L’un des deux policiers haussa les épaules et porta un doigt à sa tempe.

— Ce mec est dingue. Il faut l’interner !

Un journaliste du Sun, qu’ils avaient déjà croisé, s’approcha d’eux.

— Dites, les gars, c’est une impression ou Loew a encore plus de succès que le week-end dernier ?

— Sûr que oui ! Même que les autres orateurs, dans le parc, se sont plaints : il leur a bouffé toute la place. Il devrait faire payer les entrées. Je sais pas d’où sort ce mec mais il les rend tous cinglés.

Le journaliste contemplait le tribun qui pérorait en faisant de grands moulinets avec ses bras.

— C’était le patron d’une boîte informatique qui a coulé à cause de la crise économique. Il a eu la révélation qu’il était le nouveau prophète de la Kabbale et depuis un mois il met le feu à Hyde Park. Je suis sûr que…

Un coup de feu retentit brusquement.

Les trois hommes coururent vers l’estrade.

Loew venait de s’écrouler, les mains plaquées sur le ventre. Des hurlements de panique se propagèrent dans la foule.

— Oh, merde ! cria l’un des deux flics. Appelle le Central et préviens l’équipe d’intervention sanitaire à Marble Arch, je vais récupérer Loew.

— Putain, s’écria le journaliste, c’est le scoop de l’année !

Des centaines d’hommes et de femmes couraient dans tous les sens. Le policier tentait de se frayer un passage pour approcher l’orateur.

 

À vingt mètres de l’estrade, caché dans un petit réduit qui servait à entreposer des outils de jardinage, un homme repliait vivement un fusil à lunette et à canon articulé. Il inséra l’arme dans un gros tube de canne à pêche, retira son gant de protection et sortit de la cabane. D’un pas rapide, il prit l’allée centrale, passa les grilles et s’arrêta près d’une Rover noire. Il ouvrit le coffre, y déposa son nécessaire de pêcheur, et s’assit à l’arrière.

— Bonne pêche ? demanda le chauffeur en démarrant.

Une ambulance remontait l’avenue à toute allure.

Le tireur saisit la Bible posée sur le siège avant, l’ouvrit à la page marquée d’un signet et répondit :

— Évangile selon Matthieu, verset 13 : 49-50 : « Triez dès aujourd’hui les bons des mauvais poissons. Il en sera de même à la fin du monde. »

Apocalypse
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