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Carnet du marquis de Chefdebien
« Il a fallu un siècle à ma famille pour démêler le vrai du faux, le mythe de la légende de ce qui nous a été confié dans le secret. Mon ancêtre, après la mort tragique de Louis XVI, avait connu bien des vicissitudes. Soupçonné de tiédeur révolutionnaire, en une période où cela coûtait la vie, il avait quitté Paris pour se réfugier près de Montpellier. Là, il avait tenté de rallier les frères de son atelier qui s’étaient dispersés, mais la guillotine ou l’exil avaient fait leur œuvre. Il ne put véritablement entreprendre ses propres recherches qu’en 1802, quand Napoléon fut devenu Empereur. Dans le même temps il reconstitua une loge où, par tradition, tous les Chefdebien aînés sont initiés en même temps qu’on leur révèle le secret légué par Louis XVI.
« En 1810, mon grand-père revit à Paris un de ses frères, Vivant Denon. Cet écrivain et libre-penseur, célèbre pour un roman réputé libertin publié juste avant la Révolution, avait accompagné Bonaparte dans sa campagne d’Égypte, puis l’avait suivi dans toutes ses conquêtes. Depuis, il avait été nommé à la tête du nouveau musée que Napoléon venait de créer. Sa tâche était immense : rassembler des milliers d’œuvres d’art éparpillées dans tout l’Empire pour enrichir le Louvre. Denon, quoique fort occupé, accueillit mon grand-père en toute fraternité et lui prêta son concours désintéressé. C’est ainsi que feu le marquis put mettre la main sur le dossier Poussin, conservé dans les archives secrètes de Versailles.
« C’est là qu’il trouva la première clé de l’énigme et qu’il comprit combien le tableau de Poussin n’était qu’une sorte de contre-feu destiné à égarer d’éventuels curieux qui auraient voulu s’emparer du secret. Commandés par Mazarin, sous le couvert d’un autre cardinal italien, Les Bergers d’Arcadie devinrent la possession exclusive de Louis XIV dès 1685 et furent exposés dans ses appartements privés. Le leurre était en place pour fonctionner durant des siècles.
« Restaient le dessin et le lieu où il avait été caché. La quête fut longue, et mon père la mena pendant des années. Finalement, il trouva une piste. Fouillant les archives ecclésiastiques, il s’aperçut que, dans les dernières années de pouvoir de Mazarin, le Razès, une région, pourtant perdue et fort déshéritée, avait attiré l’intérêt et la visite de bien des ecclésiastiques de renom et de grands du Royaume : des proches de saint Vincent de Paul, des membres de la famille Fouquet, jusqu’aux Condé, les plus proches parents du roi. Comme si là se dissimulait un centre magnétique.
Mon père remonta le fil pourtant bien embrouillé. Il suivit pas à pas la trace de ces personnages et bientôt un espace se dessina. Une sorte de triangle partant d’Alet jusqu’à Arques et dont Rennes-le-Château était le sommet mystique.
« Je fus celui qui trouva le dernier maillon : il me mena jusqu’à l’église de ce village. La date sur le pilier du porche de gauche m’a bien aidé. Elle m’a permis enfin de “réunir ce qui est épars”, comme on dit en loge.
« Désormais, il me faut un bras dévoué et une conscience que rien n’effraye. Je guiderai le bras et j’achèterai la conscience.
« Je viens de rentrer en mon palais de Narbonne après m’être confessé à Mgr Billard. Il me laissera les mains libres. Dans quelques jours, je me rendrai à Rennes-le-Château, j’irai voir ce curé qui croupit dans sa misère, je lui ferai miroiter l’or de ma générosité…»