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Paris

Place de la Révolution

21 janvier 1793

 

— Combien ? demanda Sanson, incrédule.

— Vingt mille hommes, répondit Garat qui venait de quitter l’Assemblée, on craint un coup de main des aristocrates.

Sanson jeta un œil sur le député, puis sur les troupes amassées depuis les Tuileries jusqu’à la place de la Révolution. Des gardes nationaux, des fédérés venus de Province, des sections de sans-culottes. Toute une armée prête à la répression. Certes, depuis des jours, la rumeur courait à Paris d’un complot fomenté par des royalistes. Une tentative désespérée des partisans de l’Ancien Régime pour sauver Louis XVI du couperet de la guillotine. Mais Sanson contempla encore la masse compacte des soldats : le roi n’avait plus aucune chance d’être sauvé. Son destin était scellé.

— Nous procédons aux vérifications ? interrogea Garat, il faut que je me rende à la prison du Temple.

Sanson hocha la tête en signe d’acquiescement. Exécuteur public sous le roi, il était devenu le bourreau de la République. Une fonction que sa famille occupait de père en fils, depuis des générations. Il connaissait son métier et jamais sa main n’avait tremblé. Il avait décapité des nobles déchus, pendu des financiers véreux, supplicié des fils de famille débauchés, brûlé des empoisonneurs publics et, aujourd’hui, il allait faire tomber la tête d’un roi. De son roi.

— Combien d’aides avez-vous ?

— Deux, répondit le bourreau en se dirigeant vers l’échafaud.

— Des hommes de confiance ?

Sanson retint son souffle avant de répondre.

— Comme moi-même, mais vous ne verrez pas leur visage. Ils portent une cagoule.

— C’est la tradition ?

— Depuis toujours. Pour éviter d’éventuelles représailles.

— Et vous ?

— Moi, j’officie tête nue.

— Et jamais…

— … je n’ai eu peur d’une quelconque vengeance, c’est ça ?

Garat esquissa un sourire. Ils étaient au pied de l’escalier. L’échafaud sentait la suie.

— C’est bien ma question.

— Ce n’est pas moi qui tue, citoyen, je ne suis que la main de l’État.

— Une main impitoyable, cependant !

— La main de la justice des hommes.

Garat se tut. Devant eux, dans le jour naissant, une forme compacte se dressait, sombre et menaçante.

La guillotine.

 

Prison du Temple

 

— Monsieur l’aumônier, le roi souhaite vous voir. Egdeworth, qui venait de célébrer la messe dans la chapelle, hocha la tête. Il prit son missel, joignit les mains et suivit le gardien.

La tour du Temple n’avait guère subi de modifications depuis le Moyen Âge. C’était un dédale d’escaliers à vis, de portes étroites, de salles voûtées. À chaque étage, un soldat en armes contrôlait les autorisations de l’Assemblée et fouillait les visiteurs. Un rituel humiliant que le prêtre supportait pourtant avec stoïcisme. Il lui suffisait de penser au roi qui attendait la mort dans sa cellule pour retrouver force et vigueur. Depuis sa condamnation, Louis XVI avait trouvé une volonté et une dignité qui lui avaient manqué tout son règne durant. Son âme de monarque s’était subitement révélée dans la tragédie.

Dans l’antichambre, les soldats se levèrent. L’un d’eux alla ouvrir la porte de la cellule et Egdeworth entra.

Le roi était de dos, agenouillé sur son prie-Dieu. D’un geste, il fit signe à l’abbé de s’installer près de lui.

— Viendrez-vous avec moi, ce matin, monsieur l’aumônier ?

— Oui, sire.

— Ainsi j’aurai donc un prêtre auprès de moi jusqu’au dernier moment.

— Sire, je me tiendrai à vos côtés jusqu’au pied de l’échafaud. Ensuite…

— Ensuite ?

— Vous serez seul.

Louis XVI se leva lentement.

— Seul, c’est bien ça ?

Edgeworth se leva à son tour.

— Sire, il faut que je vous…

Le roi l’interrompit du regard.

— Monsieur l’aumônier, hier, quand vous m’avez entendu en confession, vous m’avez dit des paroles bien singulières.

— Quelles paroles, sire ?

— « N’avez-vous rien oublié ? » : ce sont vos propres mots, n’est-ce pas ?

— Oui, sire.

Louis se tourna vers son confesseur.

— Avez-vous voulu suggérer que ma confession pourrait être incomplète ?

Edgeworth tressaillit. Le moment était venu.

— Sire, j’ai entendu la confession de l’homme, du chrétien, mais j’ignore si j’ai reçu celle du roi.

Le visage de Louis XVI demeura impassible.

— Un roi n’a de comptes à rendre qu’à Dieu, n’est-ce pas ?

— Un roi se doit d’abord à la vérité, sire.

— La vérité… répéta Louis, la vérité… Vous oubliez qu’à l’ultime moment, je n’aurai personne pour m’écouter.

Un bruit de pas se fit entendre dans l’antichambre, puis des voix. On frappa à la porte.

Louis XVI se redressa, le regard sans expression. Edgeworth tomba à genoux.

— Sire, je vous en supplie, au dernier moment… Prononcez un seul mot : Jeanne…

— Jeanne, reprit le roi, l’air absent.

De nouveau on frappa à la porte.

— … Et une voix vous répondra : Jeanne la Pucelle. Alors, vous saurez que vous pourrez soulager votre conscience.

La poignée de la porte tourna.

— Jeanne d’Arc, mon Dieu… Vous êtes donc au courant du secret légué par mes aïeux…

— Une partie seulement.

— C’est déjà trop, je…

Louis XVI n’acheva pas sa phrase. Un officier de la garde nationale entra. Ses mains tremblaient.

— Sire, il est l’heure.

 

Loge des Vrais Amis réunis

 

Villermoz regardait Chefdebien s’habiller. Il était torse nu et s’apprêtait à revêtir une chemise rouge. Pour un homme qui allait remplir une mission capitale, il était étrangement calme. La veille, un frère était venu le prévenir. Désormais son destin personnel se confondait avec celui de l’Histoire.

— Les vêtements sont les mêmes que ceux des assistants, précisa Villermoz. Quant à la couleur, vous vous doutez, je pense…

Chefdebien l’arrêta du regard.

— Bien sûr, se reprit Villermoz, excusez-moi. Un de nos frères, membre de la garde nationale, va venir vous chercher et vous conduira directement place de la Révolution. Là, le…

— Vous pouvez prononcer le nom, lâcha le marquis.

— Là, le bourreau vous conduira à l’échafaud. Il vous montrera votre place.

Le marquis inspira longuement. Son cœur commençait à taper dans la poitrine.

— En ce moment, un de nos frères est près du roi. C’est sur lui que tout repose.

— Qui est-ce ?

Villermoz hésita un instant.

— Le confesseur.

— Un prêtre !

— Allons, marquis, vous savez bien que nous avons toujours initié des hommes d’Église.

Chefdebien ne répondit pas. Il pensait au confesseur, à cet homme seul devant un roi aux portes du supplice. Qu’allait-il lui dire pour le convaincre ?

— Louis est très croyant. Nous comptons sur sa volonté de se purifier de tout avant d’affronter le jugement de Dieu. D’ailleurs…

— Et d’abandonner un secret que ses pères lui ont légué ? le coupa le marquis.

— Il aura le choix. Jusqu’au dernier moment. Et c’est à vous qu’il choisira ou non de livrer la vérité. Vous vous rappelez le mot de passe ?

— Oui. Quel sera mon rôle auprès du bourreau ?

— C’est vous qui vous chargerez du panier. Vous le remplirez de son, qui sert à absorber le sang, et vous le placerez juste sous la lunette. Puis…

— De son ! s’exclama Chefdebien, et ensuite ?

Villermoz tapa de sa canne sur le parquet. Il n’aimait pas être interrompu.

— Il va s’écouler à peine moins d’une minute entre le moment où Louis aura la tête bloquée et le fauchage par la lame. C’est à ce moment qu’il risque de parler.

Chefdebien baissa la tête. Un nœud commença à se former dans son estomac. Brusquement une clameur immense qui venait de la rue traversa les persiennes.

— Le roi vient de quitter la tour du Temple, annonça Villermoz, vous êtes prêt ?

Sans répondre, Chefdebien s’avança vers la porte. La voix de son frère l’arrêta :

— Vous n’oubliez rien, marquis ?

Chefdebien se retourna. Villermoz tenait dans la main un morceau de tissu rouge sang.

— Prenez, votre cagoule.

Apocalypse
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