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Banlieue parisienne
20 juin 2009
Une odeur de putréfaction envahissait ses narines. Il essaya de se libérer de ses liens mais ses mains restaient entravées. La lumière de l’ampoule qui pendait du plafond dévoilait une cave remplie de cageots de légumes et de fruits pourris. Les effluves de décomposition organique lui tournaient la tête. Il tenta de se relever, mais se cogna contre le rebord de la planche d’un établi en métal. La douleur de son œil mort était insupportable comme si on lui avait injecté un jet d’acide brûlant qui lui rongeait progressivement l’intérieur du crâne. Pourtant, sa conscience restait intacte. Il pouvait entendre des sons au-dessus de lui. Des voix, de la musique et même des rires. Des rires : c’était totalement incongru ; ses kidnappeurs faisaient la fête après leur massacre…
Hubert Landry tremblait de peur à l’idée que ces tarés reviennent le torturer. Surtout la femme. Plusieurs fois dans sa vie, il s’était retrouvé dans des situations dangereuses mais jamais comme maintenant. Le dessin de Poussin. Les Bergers d’Arcadie. Voilà pourquoi ils avaient assassiné les flics. Ils étaient donc envoyés par son commanditaire. Il essaya de réfléchir avec le peu d’énergie qui lui restait. De se souvenir. Chaque détail pourrait l’aider à comprendre. Et peut-être à lui sauver la vie. Tout avait commencé dans ses locaux de Montréal, un matin, à l’ouverture. Trois ans plus tôt.
La mallette en cuir était posée sur son bureau, à moitié ouverte. L’homme, à l’accent américain prononcé, fumait une cigarette, guettant sa réaction. Il était arrivé avec une recommandation d’un de ses gros clients, un sésame suffisant.
De grosses liasses en coupures de cinq cents dollars étaient soigneusement rangées.
— 200 000 dollars, mon cher monsieur Landry. Je veux ce dessin et vous allez le trouver. Vous recevrez le double, sous forme de transfert sur un compte de votre choix quand vous me le rapporterez.
Le quinquagénaire en costume de ville gris, taillé sur mesure, les ongles soigneusement manucurés, avait posé à côté de la mallette une reproduction d’un dessin. Les Bergers d’Arcadie. Nicolas Poussin. Landry se souvenait vaguement de la peinture originale, conservée dans un musée européen, la Pinacothèque de Munich ou le Louvre… il n’était pas certain. Il lut une inscription gravée sur la représentation du tombeau.
— Et in Arcadia ego. Je suis en Arcadie… C’est l’esquisse du tableau définitif ? demanda Landry d’un air détaché.
— Non. Une variante, pourrait-on dire. Poussin a exécuté plusieurs versions des Bergers d’Arcadie.
— Et je suis censé le trouver où ?
L’homme le regarda d’un air amusé.
— C’est vous le spécialiste.
— Vous permettez ?
Landry avait allumé son ordinateur. L’argent liquide trahissait une volonté de discrétion qu’il ne connaissait que trop bien chez certains de ses clients. L’œuvre était d’origine douteuse. Naturellement. Il entra dans une base de données à accès restreint et tapa un nom de code, acheté très cher auprès d’un historien qui travaillait pour les musées nationaux. Il accéda rapidement à ce qu’il cherchait. Le recensement actualisé des œuvres de la période du XVIIe siècle, avec le classement alphabétique des peintres. Il tapa le nom de Poussin. Une longue liste défila devant lui. Il arrêta le curseur sur Bergers d’Arcadie et sélectionna celui où était indiquée la mention « dessin ».
La même esquisse que celle qu’il avait sur le bureau s’afficha sous ses yeux.
— Classé comme une œuvre spoliée. Je ne suis pas certain de vouloir me charger de cette commande, cher monsieur.
— Pourquoi ?
— C’est une pièce considérée comme volée pendant la guerre. Il est donc interdit de l’acquérir, sous peine de lourdes sanctions.
— Et alors ? D’après la réputation que je vous connais, cela n’a jamais constitué un obstacle pour vous.
Landry paraissait mal à l’aise.
— Je n’aime pas les œuvres confisquées par les nazis. À la fin des années 1990, sous la pression des associations juives, des commissions internationales se sont mises en place pour faire la lumière sur les spoliations d’or et d’œuvres d’art pendant la Seconde Guerre mondiale. Les États ont suivi les recommandations et sont devenus très sourcilleux sur les biens de cette époque. Dit autrement, il est bien plus risqué maintenant d’acheter un dessin de cette provenance qu’il y a dix ans.
L’homme le scruta un moment et haussa les épaules.
— Tant pis pour vous. Si vous voulez vous asseoir sur 600 000 dollars, c’est votre affaire.
Il referma la mallette et fit mine de partir. Landry leva la main en signe d’apaisement. Il ne pouvait pas se permettre de rater cette affaire, ses finances étaient au plus bas depuis quelques mois.
— Attendez… Même si j’acceptais, qui vous dit que j’arriverais à mettre la main dessus ? Cela prendrait sans doute beaucoup de temps et je devrais engager des frais.
— Le temps est une création humaine et, à ce titre, il a à mes yeux une valeur toute relative. Je sais être patient. Ce dessin a un sens, disons métaphysique, que vous ne soupçonnez pas. Mettez-vous à sa recherche et gardez cet argent comme gage de ma bonne volonté et de ma détermination.
— Je vous contacte comment ?
— C’est moi qui vous appellerai, trois fois par an.
L’Américain avait pris congé et, depuis, il ne l’avait plus jamais revu. Régulièrement, il avait appelé, ne se formalisant pas des réponses négatives de Landry. Pendant trois ans, au gré de ses voyages d’affaires dans le monde, le Canadien avait lancé des sondes chez tous les trafiquants avec qui il était en contact. Il avait même promis une prime de 50 000 dollars à qui pourrait l’aider. Alors qu’il pensait l’œuvre définitivement perdue, la chance lui avait souri au mois de mai. L’un de ses contacts l’avait appelé, très excité, en lui certifiant que le dessin se trouvait à Paris. Son cœur avait bondi. Le tuyau s’était révélé juste, pour son plus grand malheur.
La porte de la cave s’ouvrit avec fracas. Une musique assourdissante envahit la pièce. Instinctivement, Landry se plaqua contre les cageots, le plus loin possible.
— Ce cher Hubert… On doit parler… Je m’appelle Tristan.
La blonde diaphane s’approcha de lui et s’assit à ses côtés.
— Mon nom à moi, c’est Kyria. T’aimes quoi comme musique ?
Landry ne savait pas quoi répondre.
— Pitié.
— C’est un nom de groupe ? Curieux, je connais pas. C’est quel genre ? Techno pop ? Funk progressif ?
Le Canadien tournait son unique œil vers elle, pour la voir complètement.
— Je vous en prie, je ne sais pas de quoi vous parlez.
Elle se rapprocha de lui et le gifla à toute volée. Le coup décupla la douleur.
— T’es qu’un vieux, t’as pas idée des bonnes vibrations qu’on peut avoir maintenant. Putain, mec, quand t’étais moins pourri, t’écoutais quoi ?
— Folle, vous êtes folle, hurla-t-il. Les Beatles, Pink Floyd, Céline Dion…
Kyria sourit et commença de sucer l’ongle de son index. Long et verni de rouge sang.
— Faut choisir, pépé. Un seul nom.
Il fallait qu’il se décide. Vite. Le plus récent, ça pouvait peut-être marcher.
— Céline Dion.
Elle leva les yeux vers le plafond et d’un geste brusque écrasa sa botte à talon aiguille sur le ventre du trafiquant, qui hurla.
— Mauvaise réponse. C’est de la soupe. T’aurais besoin de refaire ton éducation musicale. Je vais te prêter mon iPod.
La fille lui inséra les écouteurs. Un chant grégorien lui envahit le cerveau. Une basse, lourde et monocorde, sonna entre ses tempes. D’un coup, elle poussa le curseur à fond. La conscience de Landry éclata en lambeaux. Le son apocalyptique lui vrillait les tympans, faisait exploser ses neurones en chaîne. Une main rapide lui enleva les écouteurs et une voix masculine résonna, douce, presque enivrante.
— La musique est d’essence divine… Tu ne crois pas ? Elle apaise, nous conduit à la sérénité.
— Pitié… Je vous en supplie… Pitié.
Un talon cerclé de fer se posa sur son entrejambe.
— Là, tu te répètes, papy, commenta la blonde.
— Tout ce qu’on désire, c’est la vérité, ta vérité, reprit la voix de l’homme, si tu nous racontais ton aventure ?
— Mais quelle aventure ?
— Écoute, on t’a suivi depuis ton arrivée à Paris. On t’a vu entrer au Café de Nemours et, juste après, un car de police a débarqué. Étrange. T’aurais pas voulu nous doubler, par hasard ?
De son œil valide, embué de larmes, Landry entraperçut le visage de son interlocuteur. L’homme qui était dans la camionnette.
— Pas moi ! Pas moi ! Au café, j’ai été arrêté par la police avant même de récupérer le dessin. Un flic m’a interpellé, puis…
— C’est lui ?
Kyria lui tendit une photo. On y voyait un quadragénaire, cheveux courts, le visage tendu vers la portière défoncée d’une voiture. Le Canadien acquiesça.
— Oui, c’est lui qui m’a arrêté dans le café.
— Son nom ?
— Je ne sais pas ! Je jure que je ne sais pas !
— Calme-toi.
Tristan lui caressa les cheveux, presque avec tendresse.
— On s’est renseignés sur ton vendeur, Della Rocca, après son arrestation. C’est toi qui l’as donné ?
— Non. Il devait m’appeler sur mon portable. Ce flic, là sur la photo, il a dû intercepter, il a dû…
— Il a dû… oui… bien sûr ! Sauf que ton vendeur, Della Rocca, vient d’être libéré il y a une heure. De plus en plus étrange, tu ne trouves pas !
Les nerfs de Landry lâchèrent.
— Laissez-moi. J’ai… mal… si mal.
Kyria contempla le Canadien qui sanglotait et se tourna vers son compagnon.
— On fait quoi ? On va voir le vendeur ?
— Non. Della Rocca a dû passer un deal avec la police et le dessin est sûrement entre leurs mains désormais.
La blonde fixa la photo qu’elle tenait entre ses doigts.
— Putain de flic ! Je lui collerais bien une balle. Tu crois que c’est lui qui a le dessin ?
— Probable. De toute façon, la loi internationale exige désormais que les Français rendent l’œuvre à sa légitime propriétaire, et on sait où la trouver. C’est une piste qui peut se révéler très favorable. Je vais rendre compte. Quelque chose me dit que nous pourrions partir bientôt en Terre sainte.
— Et lui ?
Son compagnon jeta un œil vers le trafiquant.
— On va le remercier de nous avoir aidés dans cette mission.
— Je suis libre ?
— Vous ne le serez jamais autant, votre existence sur cette Terre a enfin pris tout son sens. Vous partez pour un voyage sans retour en Arcadie…
— Arcadie… c’est Acadie que vous voulez dire, chez moi, au Canada, murmura Hubert.
— Non. Arcadie. L’autre monde…
Landry frissonna. Tristan se tourna vers sa complice.
— Dans son métier d’expertise artistique, perdre un œil est un vrai handicap. Achève-le !
— Avec joie, mon amour, répliqua-t-elle en l’embrassant.
Le taxi filait sur l’autoroute A1. Antoine avait failli rater son départ à cause d’une ultime réunion de crise au ministère sur le triple meurtre. Le frère Obèse lui avait rendu un précieux service en faisant comprendre à Scalese de le laisser tranquille. Une surveillance de Della Rocca avait été mise en place par précaution, mais Marcas ne croyait pas à un autre enlèvement. Les meurtriers n’étaient intéressés que par le Poussin, il en était persuadé.
Il tenait précieusement dans sa main sa sacoche de cuir brun patiné par les ans. Il n’osait pas en extraire le dessin de Poussin, même s’il était tenaillé par la curiosité mais aussi par un sentiment plus morbide. L’esquisse était lourde de mystère et de sang. Et ceux qui l’avaient fait couler ne reculeraient devant rien pour mettre la main dessus. Les paisibles bergers d’Arcadie autour de leur tombeau ne promettaient pas le paradis. Ils gardaient la porte d’un enfer dont la clé devait se trouver à Jérusalem.
Une clé conservée par une très vieille dame.