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Nanterre
OCBC
Rue des Trois-Fontanot
18 juin 2009
Marcas n’aimait pas venir à Nanterre à scooter. Quelle idée d’installer le service d’enquête des œuvres d’art dans cette banlieue de l’Ouest parisien ! Il aurait fallu le localiser à côté d’un grand musée, genre Louvre ou Beaubourg, cela aurait eu de la gueule. Heureusement, il avait réussi à obtenir le statut de commandant de police détaché auprès du ministère de la Culture, si bien qu’il passait le plus clair de son temps hors de son bureau.
Il gara son Yamaha sur le trottoir et entra dans l’immeuble gris de style administratif. Un traiteur était en train de débarrasser les restes d’une réception organisée pour le bilan annuel du service. Le directeur général de la police, et les représentants du ministère de la Culture, des Douanes et des Affaires étrangères étaient venus féliciter les équipes de l’OCBC, qui venait de publier son rapport annuel, plutôt flatteur. La vingtaine de policiers et de gendarmes avait récupéré en un an l’équivalent de plusieurs centaines de millions d’euros de tableaux, sculptures, manuscrits et objets de culte. Un record depuis la création du service.
Marcas laissa passer les serveurs qui emportaient les cartons de bouteilles de champagne vides et les tréteaux, salua le planton de service et monta directement au deuxième étage.
Arrivé devant le bureau du lieutenant Tassard, il frappa et ouvrit la porte sans attendre de réponse. Son adjoint consultait son ordinateur portable, une tasse de café fumant à la main.
— Commissaire, vous avez fait vite…
— Les avantages du scooter. Bon, c’est quoi, cette histoire de procédure ?
Tassard avait préparé une liasse de documents administratifs qu’il mit sous les yeux de son supérieur.
— L’autorisation du procureur pour l’opération n’est pas valable. La date n’est pas la bonne.
— Hein ?
— Ils se sont trompés chez le proc. Ils ont mis la date du 18 au lieu du 17 qui correspond à l’interpellation. Nous, on s’en est pas aperçus, mais l’avocat a tout de suite remarqué l’erreur.
Marcas prit le document et repéra à son tour la date erronée. Ils étaient coincés, il ne pouvait pas justifier légalement sa fausse identité. Ça ne tiendrait pas une seule seconde devant un juge, déjà par nature méfiant sur les opérations sous couverture. Merde. L’autre escroc allait s’en sortir. Il fallait qu’il trouve quelque chose pour tenir tête à l’avocat.
— Il nous reste le recel du dessin de Poussin, hasarda son adjoint.
— Tu parles, ça vaut pas un clou. Mon témoignage d’officier infiltré ne sera pas valable avec cette connerie de date. Della Rocca pourra toujours prétendre qu’il venait à peine de l’acheter et voulait justement alerter les autorités. Putain, mais quelle merde ! Toute une procédure foutue en l’air pour une simple erreur administrative.
Tassard haussa les épaules en signe de fatalisme.
— On a encore le prévenu sous la main. Comme il n’est au courant de rien pour la nullité de la procédure, il est peut-être possible d’en tirer quelque chose ?
— Tu as raison… Allons voir ce papy.
Ils descendirent un escalier sur deux étages puis longèrent un couloir. Marcas essayait de se concentrer sur les moyens de pression possibles. Ils poussèrent une porte et débouchèrent sur une salle où se trouvaient deux équipiers, dont l’homme qui avait joué son voisin de table au Nemours.
— Salut, les experts, lança Marcas en utilisant le nom de la série télévisée qu’ils détestaient tous.
— Bonjour, chef, répondirent avec lassitude les deux hommes.
Sur le côté de la pièce, debout, un troisième lieutenant avait marmonné quelque chose. Petit, râblé, le cheveu châtain soigneusement peigné, bien propre sur lui, un nouveau venu des douanes, en stage de formation et avec qui le courant ne passait pas. Marcas soupçonnait le dénommé Ramirez d’avoir des sympathies un peu trop marquées pour un parti de droite extrême et déjà l’avait taclé à deux reprises dans le service. Il avait failli demander son retour anticipé, mais le douanier devait repartir dans son corps d’origine à la fin du mois.
Derrière eux se trouvait une glace sans tain où l’on apercevait Della Rocca assis sur une chaise métallique. D’un geste mécanique, il caressait sa barbe, le regard perdu vers le fond de la pièce.
Le commissaire s’approcha de la vitre et posa la main sur un dossier rouge posé sur la table.
— C’est son pedigree ?
Tassard hocha la tête en guise de réponse. Il l’ouvrit et lut à haute voix :
— Historien de formation. Il a fait sa thèse de doctorat à la Sorbonne, sur les royaumes wisigoths à l’aube du Moyen Âge. Obtenue avec les félicitations du jury.
Surpris, Antoine sursauta.
— Un médiéviste, un universitaire ? Comment il a atterri dans le monde de l’art ?
— Marchand depuis 1972. Il monte sa première galerie, rue de Médicis. On n’en sait pas plus. On le retrouve expert dès les années 1980.
— Mais ce Della Rocca ne connaît rien à la peinture, protesta Antoine, il surgit comme ça du néant et personne ne s’interroge ?
— Expert à la vente de la succession Vernet en 1995, continua Tassard, imperturbable, un gros coup. La dispersion d’une collection unique dans la même famille depuis plus d’un siècle. Les héritiers Vernet mettent en vente des peintures de maîtres de l’époque classique jusque-là inconnues. Certains spécialistes ont immédiatement hurlé à la supercherie. Mais le prévenu a présenté des expertises scientifiques indiscutables.
— Un marchand avisé et un homme subtil !
— En tout cas le résultat de la vente aux enchères dépasse toutes les espérances. Il devient un personnage. Les journaux, les magazines du monde entier en ont parlé. Une avalanche de reportages et d’articles louant tous le prévenu d’avoir redécouvert, je cite : « d’inestimables trésors du génie national » qui, d’ailleurs, sont presque tous partis à l’étranger. À partir de là, sa réputation est établie.
— Le fisc a transmis ses déclarations ?
— Oui. Della Rocca devient très riche à partir de la vente Vernet. Et encore, c’est sans compter les ventes en liquide… Un gros poisson.
— Ce qui veut dire que, si on n’avait pas reçu la dénonciation à propos du Canadien, jamais on n’aurait coincé ce type-là. Vous avez autre chose ?
— Rien, à part une coupure de presse annonçant qu’il participerait à une importante vente de charité au profit des œuvres du Grand Consistoire de France dans une semaine.
— Tiens… tiens, dit Marcas. Ce Della Rocca a des affinités avec le judaïsme.
— C’est le problème avec les Juifs, ils sont partout dans le monde de l’art, Della Rocca, c’est peut-être un nom d’emprunt pour faire classe, lâcha le stagiaire d’un air condescendant. C’est bizarre, même son avocat est un feuj, Lieberman…
Marcas le fusilla du regard.
— Ramirez, votre connerie, elle, n’est pas d’emprunt. Autre chose ?
Tassard échangea un regard gêné avec l’autre adjoint. Le stagiaire ne dissimulait pas une certaine satisfaction. Marcas s’impatienta.
— Bon sang, vous allez lâcher le morceau ?
— Il y avait une fiche des Renseignements généraux sur lui, dit Tassard.
— Et alors ?
— Ben… Il est comme vous.
— Comment ça : comme moi ?
L’autre adjoint intervint. Il n’osait pas le regarder dans les yeux.
— C’est que… Il est de la même maison.
— Lui aussi c’est un flic infiltré ? rétorqua Marcas d’un air stupéfait.
Le douanier à la coupe de cheveux impeccable lança d’une voix tranchante avec un demi-sourire :
— Non. Vous ne comprenez pas, commissaire. Vos adjoints veulent dire que Della Rocca lui aussi est de la truelle. C’est un franc-maçon.