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Paris
Loge Les Vrais Amis réunis
2 septembre 1792
Le marquis de Chefdebien arriva en tenue, les vêtements déchirés, mais nul ne lui posa de questions. Tous les visages étaient tendus, certains frères portaient un pistolet à la ceinture. Sur le parvis du temple, les officiers de la loge avaient le plus grand mal à rétablir le calme.
— Mes frères, nous allons entrer en tenue, annonça le Grand Expert, je vous en prie, faites silence, quels que soient les événements du monde profane, notre réunion ne peut commencer que dans la concentration et la sérénité.
Un silence immédiat lui répondit.
— Comme vous le savez, cette tenue est exceptionnelle et seuls ont été convoqués les frères qui peuvent se prévaloir des hauts grades.
Chefdebien jeta un œil surpris sur ses compagnons. Il n’y avait là que des maçons qui appartenaient aux ateliers de perfection. Des hommes qui pratiquaient l’art royal depuis des années.
— Mais à quel grade ouvrirons-nous nos travaux en loge ? interrogea un frère.
— Au grade de maître. Préparez-vous.
Un coup de canne sur le sol dallé vint ponctuer cette dernière parole et un à un les frères pénétrèrent dans le temple.
Le rituel d’introduction se déroula sans que le marquis de Chefdebien ait repris ses esprits. Tandis que le Vénérable prononçait les paroles sacramentelles, il revoyait le visage disloqué de Voyron, son corps qui s’affaissait sous les coups.
— Mes frères, je déclare la tenue ouverte.
À sa gauche l’orateur se leva. Il tenait ses mains dissimulées sous le pupitre. Il doit trembler, pensa Chefdebien.
— Mes frères (la voix marqua un temps d’hésitation), l’Assemblée a décidé de la mise en accusation du roi. Il sera jugé dans quelques semaines. Et il n’y aura que deux sentences possibles : l’acquittement ou… la mort.
C’était comme si la foudre tombait sur les visages. Le marquis sentait monter dans sa gorge un son qui allait se muer en cri. Il serra les poings et baissa les yeux. Nul n’avait le droit de profaner une tenue par ses émotions.
— Mes frères, reprit l’orateur, je sais ce que cette nouvelle a de terrible. Tous nous avons rêvé d’une monarchie éclairée, d’un gouvernement juste, d’un pays de droit et de liberté. Et…
Cette fois la voix lui manqua. Depuis le discours de Danton qui décrétait la patrie en danger, le peuple s’était transformé en loup féroce. Partout, en ville, on attaquait les prisons et on massacrait les suspects. Les cadavres se comptaient par centaines. Certains horriblement mutilés. On égorgeait sur le pas des portes, on violait dans les rues, la folie assassine avait infesté Paris.
D’un hochement de tête, le Vénérable autorisa l’orateur à s’asseoir. Le plus délicat restait à venir.
— Mes frères, il faut nous préparer au pire.
Chefdebien, du regard, fit le tour de ses frères. Tous appartenaient à des loges prestigieuses. Comme la loge des Neuf Sœurs qui avait initié Voltaire et Benjamin Franklin. Et beaucoup faisaient partie de l’ordre des Philalètes, fondé par le Vénérable Savalette de Lange, une fraternelle où l’on se passionnait pour tous les mystères de l’occulte.
Une main se leva qui demandait la parole. Le marquis reconnut Villermoz. Ce Lyonnais jouissait, dans tout le monde initiatique, d’une réputation exceptionnelle. Il avait été initié aux rites des élus Cohen, le plus ésotérique des ordres maçonniques, et il était à l’origine de nombre de hauts grades. Chefdebien se demanda par quel miracle ce chef mythique, qui quittait rarement les bords du Rhône, se trouvait à Paris, désormais livré à l’émeute et au chaos.
— Mes frères, le roi est condamné. Le roi va mourir.
Un murmure de protestation parcourut les Colonnes.
D’un simple geste de la main, Villermoz imposa le silence.
— Louis XVI est déjà un roi martyr. Ce n’est plus qu’une question de jours. Nul ne peut arrêter l’Histoire quand elle est en marche.
Chacun contemplait le visage impassible de Villermoz. Ne disait-on pas que les élus Cohen avaient acquis le don de connaître le futur ? Que dans le secret de leur loge, ils avaient vu naître la Révolution qui, aujourd’hui, emportait tout sur son passage ?
— Mes frères, continua Villermoz, si nous sommes réunis en ce jour de détresse où le monde ancien s’écroule, c’est parce que nous autres maçons avons un devoir, un devoir face à l’avenir.
Ces paroles étonnèrent Chefdebien. Au début de la Révolution, Villermoz s’était fait remarquer pour son engagement prononcé en faveur des idées nouvelles. Et voilà que ce fervent républicain parlait du roi comme d’un martyr !
La main gantée posée à plat sous son cou, Villermoz fixait le Delta lumineux suspendu au-dessus du Vénérable. Tout autour, les maçons des hauts grades le regardaient, le souffle coupé.
— Mes frères, il existe un secret terrible.
Un brouhaha secoua les Colonnes. Le Vénérable frappa du maillet pour rétablir le silence. Lui-même qui était une des éminences grises du Grand Orient, ne pouvait détacher son regard de l’initié lyonnais.
— Mes frères, ce secret existe… et il va disparaître.
Le tumulte éclata. Sans en tenir compte, Villermoz continua :
— Il me revient, ce soir, dans l’enceinte sacrée de notre temple, de vous révéler ce que je sais. Car ce soir, l’un d’entre nous sera choisi afin de remplir une mission vitale pour l’avenir de la maçonnerie.
Chefdebien, quoique brisé par l’émotion de la mort horrible de Voyron, ne pouvait détacher son regard de l’orateur. La réputation de Villermoz, dans le monde maçonnique, était sans tache. Et de sa vie de frère, il n’avait jamais affirmé quoi que ce soit qu’il ne pût prouver ou justifier.
— Comme vous le savez, j’ai toujours été fasciné par les nombreux rites que notre ordre a générés au fil de son histoire. Ils sont nombreux, parfois fantaisistes, souvent imprévus, mais ils méritent tous d’être étudiés, comparés et appréciés à leur juste valeur. C’est à ce devoir que j’ai consacré ma vie de maçon. Ainsi, chaque fois que j’ai découvert un rituel nouveau, j’ai tenu à m’y faire initier.
Savalette de Lange, qui dirigeait la commission des rituels au Grand Orient, hocha la tête en signe d’approbation.
— Il y a maintenant un an, j’ai été reçu dans une obédience maçonnique particulière, la Pure Observance. J’ai été séduit par la rigueur du rituel, sa progression initiatique et la haute valeur de ses symboles liés au compagnonnage médiéval.
Des raclements de gorge se firent entendre. Pour beaucoup de frères, l’origine médiévale de la maçonnerie était une atteinte aux Lumières du siècle actuel.
— Cet ordre, en hommage à ses prédécesseurs, a restauré certains édifices bâtis par les maîtres maçons du Moyen Âge, dont une chapelle localisée au Mas Deu, à côté de Perpignan. Lors des premiers travaux, le sol sous l’autel s’effondra et révéla une cavité. À l’époque, j’étais en tournée pour mes affaires dans le Sud et comme j’étais le plus haut gradé de la confrérie, on m’appela et je vins sur place.
— Et qu’avez-vous trouvé ?
La question jaillit des Colonnes, comme sortie de toutes les bouches des frères. La voix de Villermoz ne se troubla pas :
— Deux squelettes et un…
Le marquis lui-même retenait avec peine son impatience.
— … et un message.
Le frère de Lyon ne laissa pas à l’assemblée le temps de reprendre son souffle.
— Un homme et une femme enlacés. Aymon et Mathilde, selon les inscriptions, enterrés en 1470. L’homme portait encore les outils de son métier : un burin et un maillet.
— Que disait le message ? demanda Chefdebien.
— J’y viens. Cet Aymon écrivait qu’il était présent à la mort de Jeanne d’Arc.
L’assemblée retint son souffle.
— Il était au courant d’un secret terrible, transmis par la Pucelle, brûlée pour l’avoir détenu. Malheureusement son parchemin ne faisait pas mention de la nature du secret. En revanche…
L’attente se lisait sur le visage de tous les frères.
— … il révèle qui en sont les détenteurs. De génération en génération.
Villermoz balaya l’assemblée du regard.
— Mais qui ? s’exclama Savalette de Lange.
L’initié lyonnais fixa le Vénérable.
— Vous me demandez qui connaît actuellement ce secret ?
Un silence oppressant figea la loge. D’un coup sec Villermoz fit craquer la jointure de ses doigts.
— Le roi de France.