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Rouen
Le Castel Vieux
9 mars 1430
L’évêque venait de renvoyer son conseil. Un à un les abbés, les chanoines, les juristes quittaient la salle d’audience en s’inclinant devant Cauchon. Une fois encore, la réunion avait échoué : ni les religieux ni les hommes de loi n’avaient trouvé le moyen légal de faire condamner Jeanne à mort.
C’était là l’obsession de l’évêque, que la Pucelle finisse sur le bûcher. Sinon le scandale serait trop grand.
Cauchon jeta un œil sur la porte derrière laquelle venait de disparaître le dernier des conseillers. Il se leva de sa cathèdre et vint lui-même donner un tour de clé dans la serrure. Il avait besoin d’être seul pour réfléchir. Réfléchir aux conséquences si jamais Jeanne ne mourait pas.
Il traversa la salle du conseil et regagna la Tour noire. Il n’y avait que là qu’il se sentait en sécurité. Partout en ville, la colère montait, sourde et anonyme. Les espions pullulaient à la solde du roi de France. Il n’était entouré que d’ennemis et de traîtres, des chiens qui rêvaient de voir son cadavre traîné comme une ordure par les rues de la cité.
Arrivé dans sa chambre, il s’assit à sa table de travail. Devant lui, en une pile serrée se tenait le dossier d’accusation. Toute la vie de la Pucelle. Il prit la première page.
«… Née à Donrémy, en 1410, le dix-septième jour de…»
Il en saisit une autre au hasard.
« Nous, Norbert de Villeroy, inquisiteur des Dominicains, avons entendu Jeanne, dite la Pucelle, qui nous a affirmé être bonne chrétienne et avoir, durant toute sa jeunesse, révéré et honoré les saints reconnus de l’Église. Elle affirme avoir une dévotion toute particulière pour Marie Madeleine. Interrogée par nous, elle dit s’être rendue en pèlerinage sur le tombeau de la sainte qui s’est manifestée à elle et lui a révélé sa véritable mission…»
Cauchon jeta la feuille sur la table. Cette fille était folle ! Il se dirigea vers l’oratoire et s’agenouilla. Il avait besoin de prier pour retrouver des forces. Les jambes nues sur la dalle, il fixa l’autel où se dressait un tableau peint sur bois : une Crucifixion réalisée par un artiste italien. L’évêque cherchait l’inspiration divine : il devait purger l’Église et le monde de cet objet de scandale : cette Pucelle maudite. Ses yeux s’embuaient tandis qu’il regardait la Passion du Sauveur. Les clous qui déchiraient ses mains, la couronne dont les épines faisaient ruisseler le sang. Autour du Christ, ses compagnons éplorés soutenaient la mère de Dieu, la Vierge Marie. À gauche de la Croix, penchait un olivier au large tronc dont le ramage noueux occupait tout l’arrière du tableau. Suspendu à une branche, un corps décharné flottait dans le vide tandis qu’à ses pieds une bourse laissait échapper des pièces d’or.
Cauchon se pencha vers le tableau. Le visage tourné vers le supplicié, Judas semblait en extase. Un sourire de haine lui balafrait la face comme un coup de faucille.
Deux coups discrets venaient de heurter le bois de la porte. Cauchon se signa et alla ouvrir. Guy d’Arbrissol venait d’arriver.
— Monseigneur, j’ai des nouvelles !
— Bonnes, j’espère ? interrogea l’évêque.
— Elles devraient vous satisfaire. Monseigneur, hier soir j’ai bu et parlé avec un des officiers du château.
— Lequel ? demanda l’évêque soupçonneux.
— Saviez-vous, monseigneur, que le château a été construit par des anciens qui étaient fort méfiants ?
Cauchon ouvrit les yeux comme si on se moquait de lui. Décidément ce d’Arbrissol était un insolent. Le déranger pour lui donner un cours d’histoire de l’architecture ! Guy vit le regard interloqué de son auditeur et se dépêcha d’effacer cette impression néfaste.
— J’entends par là que les premiers constructeurs du château se méfiaient autant des gens de l’extérieur que de l’intérieur.
— Mais que veux-tu dire à la fin ? explosa l’évêque.
Le chevalier ploya la tête sous l’orage qui s’annonçait et débita son discours à toute vitesse.
— J’ai appris que des couloirs secrets parcouraient la totalité du château. Ce matin, je m’en suis fait montrer certains. La plupart sont bouchés ou effondrés, mais l’un d’eux, justement, longe sur toute sa circonférence la salle où la Pucelle est enfermée.
— Une coursive inconnue ? s’exclama l’évêque.
— Oui, les anciens s’en servaient pour espionner leurs prisonniers. Dissimulés dans ces couloirs, ils écoutaient les conversations. Des gens méfiants… et habiles.
— Et tu l’as parcourue ?
— J’en ai seulement reconnu l’entrée, monseigneur. Plus loin la voûte s’est effondrée. Mais je suis certain qu’avec un bon maçon…
Cauchon ne le laissa pas continuer. Il se précipita vers la porte pour héler ses domestiques.
— Il faut absolument boucher cette entrée que tu as découverte. Aujourd’hui même.
— La boucher, monseigneur, vous êtes fou ?
Le mot frappa l’évêque comme une gifle. Il se retourna comme piqué par un serpent.
— Tu as dis quoi, misérable ?
— Je dis que si vous ordonnez de boucher cette coursive, vous vous privez à jamais d’en finir avec cette Jeanne qui vous obsède tant !
— En finir avec la Pucelle, tu veux dire…
— La condamner au bûcher ! Voilà ce que je veux dire.
De nouveau, Cauchon s’était agenouillé dans l’oratoire. Pendant que ses lèvres murmuraient silencieusement une oraison, son esprit revenait sur les révélations du chevalier. Il avait eu tort de négliger ce jouvenceau, de le prendre pour un gamin inconséquent. Dieu seul sait où il s’était fait couturer le visage, mais il était finalement plus sensé que sa réputation le faisait penser. Et son plan était diabolique.
L’évêque commença une nouvelle prière et se concentra sur la situation. Depuis qu’elle avait été conduite à Rouen et interrogée sans relâche par ses juges, pas une fois la Pucelle n’était tombée dans l’un des nombreux pièges que lui avaient tendus les inquisiteurs. À chaque question ambiguë dont la réponse risquait de la faire condamner pour hérésie, elle s’en était tirée en invoquant la parole de Dieu et les commandements de la sainte Église. Pour certains juges, cette facilité de Jeanne à éviter les pièges les plus subtils des théologiens était l’aveu même de la protection divine qui s’exerçait sur elle. Pour d’autres, dont Cauchon, c’était la démonstration qu’elle était l’instrument et la chose du Malin.
Il fallait donc une preuve décisive pour emporter la conviction. Et cette preuve, d’Arbrissol venait de la lui apporter sur un plateau d’argent.
Depuis le début de son épopée, Jeanne prétendait entendre des voix qui la guidaient dans sa mission. Principalement celle de l’archange saint Michel. Des voix auxquelles elle faisait une confiance absolue, des voix qui lui parlaient, surtout pendant la nuit, et lui inspiraient les réponses aux questions à venir de ses juges.
Des voix qu’elle était seule à entendre et qui désormais pourraient bien venir de derrière un mur. Il suffirait de dégager la coursive qui longeait la cellule, d’ouvrir une brèche en hauteur, de prévenir les hommes de garde pour qu’ils ne manifestent aucune surprise… Et là…
L’évêque se frotta les mains. C’est lui qui élaborait, avec les inquisiteurs, les questions qui étaient posées à Jeanne. La voix conseillerait à la malheureuse une réponse qui ferait d’elle une hérétique. Saint Michel allait souffler à la Pucelle sa propre condamnation à mort sans qu’elle en ait conscience.
De joie, l’évêque se prosterna devant la Crucifixion et remercia Dieu d’avoir envoyé au chevalier pareille inspiration. Une fois levé, il fit appeler le chef des gardes du château. Un sergent d’armes qui avait traversé bien des campagnes et savait se rendre utile.
L’homme, vêtu d’une cotte de mailles, la dague au côté, entra et se figea. Depuis des années, il commandait la garnison de Castel Vieux et connaissait la ville comme sa poche.
— Officier, j’aurai besoin de faire des travaux de déblaiement dans le château. Des travaux qui doivent demeurer discrets, très discrets. Que me conseillez-vous ?
Le chef des gardes prit son temps pour répondre. Il savait qu’avec les puissants une affirmation inconsidérée était souvent fatale.
— Monseigneur, si cet ouvrage doit demeurer secret, je vous conseille de ne le faire réaliser ni par mes hommes ni par la valetaille du château, c’est le plus sûr moyen de l’ébruiter au-dehors.
— Alors par qui ?
— Je vais aller rencontrer maître Roncelin qui dirige les travaux de la cathédrale et lui demander s’il n’a pas un compagnon qui ait déjà travaillé sur un chantier militaire.
— Pourquoi un compagnon et pas un maître ? s’étonna Cauchon.
— Parce que les compagnons voyagent, monseigneur. Si Roncelin me fournit un de ses ouvriers, sitôt le travail terminé au château, il partira pour un autre chantier. Cela évitera le risque d’indiscrétions.
L’évêque parut réfléchir. Sa décision pourtant était prise. S’il parvenait à faire entendre à la Pucelle la voix qui la mènerait à sa perte, il sauverait l’Église.
— Faites donc ainsi, et d’un geste il congédia le soldat.
Ses prières n’avaient pas été vaines. Enfin Dieu l’avait inspiré. Bientôt, ce qu’il avait appris ne serait plus qu’un horrible cauchemar. Il revoyait le visage de la matrone, celle qu’il avait mandatée pour vérifier que Jeanne était bien vierge. L’évêque se signa et demanda à Dieu son pardon. Il n’avait pas eu le choix : on avait retrouvé le cadavre de la matrone, violée et tuée, sur un banc de sable de la Seine. Un crime de rôdeur, avaient conclu les autorités.
Après son examen, il avait convoqué la matrone. Elle s’était jetée à ses pieds, toute tremblante. Ils étaient seuls dans la petite salle attenante à la cellule. Il avait pris la précaution d’éloigner les gardes. Une sage décision, sinon…
— Alors, elle est vierge ? avait-il interrogé avec impatience.
— Oui, monseigneur, oui, avait crié la matrone, les traits bouleversés, mais…
À cet instant, l’évêque avait compris que jamais plus dans sa vie d’homme il ne trouverait le repos.
— Mais ?
La matrone avait éclaté en pleurs avant de répondre :
— Elle est toujours vierge, oui, mais elle est enceinte.