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Jérusalem
21 juin 2009
Steiner avait entraîné son collègue français dans un escalier en colimaçon qui montait jusqu’aux archives pour donner sur une terrasse face au jardin.
— Alors ? lança l’Israélien.
Antoine écarquilla les yeux. Sous le soleil de plomb s’étendait un jardin typique de l’Europe du Nord : gazon étincelant, pins sylvestres, source gazouillant entre les fleurs aux couleurs délicates. Rien n’avait été oublié pour créer une atmosphère digne des Alpes bavaroises.
— Ne me dites pas que c’est vous qui avez imaginé ce jardin !
Steiner s’esclaffa.
— Nous nous contentons de l’entretenir ! Mais il était là bien avant nous. Un héritage imprévu des fameux Templiers dont je vous ai parlé. Mais, je vous en prie, servez-vous.
Marcas s’assit sous la toile écrue qui les protégeait de la chaleur déjà forte.
— Servez-vous, répéta Steiner, vous avez là des samboussek, des petits chaussons à base de pâte à pizza fourrés avec de la sauce tomate et du fromage fondu. À côté, des pitas sur lesquels vous déposerez un peu de houmous, des pois chiches écrasés mélangée avec de l’huile d’olive et des herbes. Il y a aussi de la téhina, à la graine de sésame. Et, bien sûr, des falafels, boulettes de farine de pois chiches avec de l’ail et du persil, frites à l’huile. Bon appétit.
— À vous aussi, répondit le commissaire en plongeant la main au hasard, mais parlez-moi de ces Templiers qui ont créé ce jardin, je vous avoue qu’ils m’intriguent.
— En fait, je ne vous ai raconté que le début de l’histoire. La suite est bien plus intéressante. Figurez-vous que cette communauté de protestants allemands vivait en bons termes avec ses voisins juifs jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933. Mais à partir de là tout a changé et ils ont ouvert une section du parti national-socialiste. Leur siège était dans cette maison et, dans ce jardin, un drapeau à croix gammée flottait au vent.
Marcas se redressa sur sa chaise.
— Des nazis en plein Jérusalem ? Je croyais que c’étaient les Anglais les maîtres des lieux, à l’époque ?
— Bien sûr, mais les Templiers étaient une colonie établie depuis longtemps et respectée par les autorités. Quand ils ont commencé à se véroler idéologiquement, ça s’est fait de façon insidieuse et la guerre n’avait pas encore éclaté.
— Incroyable !
— Cruelle ironie, cette maison bâtie au cœur de Jérusalem a été interdite aux Juifs et le portrait d’Adolf Hitler trônait dans l’entrée.
— Et que sont-ils devenus au moment de la guerre ?
— Par la suite, ces pseudo-Templiers ont été emprisonnés et expulsés, mais le fait est que des antisémites revendiqués comme tels ont vécu dans la cité sainte pendant des années.
Antoine contemplait le jardin au charme bucolique. Le mal se nichait partout, surtout là où on ne l’attendait pas. Comme la mort symbolisée par le tombeau dans le tableau de Poussin.
— Et in Arcadia ego, prononça lentement Antoine. Dites-moi, Steiner, vous avez fait du latin ?
— In vino veritas, proclama l’Israélien en sortant une bouteille de vin de sous la table.
Il détailla l’étiquette avec un plaisir évident.
— Mes supérieurs nous gâtent. C’est un excellent rouge d’ici, un Ben Ami, année 5762 de notre calendrier.
Marcas reprit l’information au vol.
— En termes de temps maçonnique, nous sommes exactement en 6009, après la date du Déluge, mais peut-être est-ce inscrit sur vos fiches.
Steiner fit couler le liquide rouge dans un verre en cristal taillé. Le breuvage miroita sous la lumière.
— Nos informations ne vont pas jusque-là ! En revanche, il va falloir que je parle à mon rabbi. Notre calendrier commence aussi au Déluge et nous sommes, nous, en 5770. Il y a comme un problème…
Antoine se mit à rire.
— Je ne suis pas assez savant pour trancher cette querelle chronologique mais il va falloir, moi aussi, que j’en parle à mon Vénérable.
— Je suis heureux de vous voir de bonne humeur, vous allez en avoir besoin. Tenez.
Steiner tendit un dossier de couleur grise.
— C’est le rapport d’autopsie du Canadien, je n’ai pas osé vous le donner pendant l’arrestation de Deparovitch.
— Vous l’avez lu ?
— Feuilleté seulement, pendant que vous contempliez le jardin.
Marcas posa la chemise sur la table.
— Il me suffit de voir votre visage pour savoir ce qu’il y a dedans.
La voix du commandant se décomposa.
— Croyez-moi, j’en ai vu des saloperies. Surtout depuis que les immigrés russes sont venus s’installer ici. Mais ce qu’ils ont fait subir à ce Canadien…
Antoine contemplait le dossier posé entre les pitas et les falafels. Quelques pages seulement mais qui disaient l’innommable.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit pour coincer ces salauds…
— Je voudrais rencontrer la propriétaire du dessin de Poussin seul à seule. Le plus rapidement possible.
— Rapidement, ça signifie quoi ?
Antoine fixa son homologue.
— Ça signifie tout de suite.