56
Arques
Villa Nigla
24 juin 2009
Antoine se réveilla, le crâne parcouru d’une douleur intolérable. Il ouvrit les yeux. Des visages dansaient devant ses yeux. Il sentit une main lui caresser le front.
— Réveille-toi. Je t’en prie.
La voix de Cécile avait du mal à se frayer un chemin dans les méandres de son cerveau. Il se redressa sur les coudes. Un courant d’air frais s’insinua dans l’entrebâillement de sa chemise. Un goût amer remonta dans sa gorge.
Il était couché sur un canapé, dans ce qui ressemblait à un salon. Il frissonna. Cécile le regardait avec inquiétude.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il avec angoisse.
— Presque dans ton tombeau, lança une voix grave derrière lui.
Il reconnut la voix de la cave. Il tourna la tête et vit un jeune homme élancé en pull noir qui le dévisageait avec ironie. Il tenait un revolver dans sa main. Marcas tourna sa tête de gauche à droite pour chasser la douleur dans sa nuque.
— Qui êtes-vous ?
— Peu importe. Ta première question était beaucoup plus intelligente.
— Ils ont torturé le marquis, jeta Cécile d’un air las. Ils nous ont emmenés en voiture dans la maison des Lévy. La Villa Nigla.
— C’était simplement de la persuasion, ajouta une jeune femme qui venait de surgir sur leur gauche.
Antoine reconnut celle qu’il avait croisée dans l’immeuble d’Hannah.
— Nous sommes dans la salle à manger de la maison qui a appartenu à la vieille Juive. Elle était abandonnée depuis longtemps, entrer là-dedans a été un jeu d’enfant. Vous vous réveillez à temps pour la visite touristique.
Antoine échangea un regard furtif avec Cécile.
Le jeune homme fit un geste avec son arme en direction d’une porte.
— Lève-toi, prends ta copine et passez devant nous, direction la cave.
— Où est le marquis ?
— À côté, il récupère, ricana Kyria. Otto va nous l’amener. Dépêchez-vous.
Antoine se leva, aidé de Cécile. Ils passèrent dans un long couloir qui sentait le papier peint humide.
Une porte s’ouvrit sur leur droite. Un homme de haute stature, le visage fermé, le crâne rasé, vêtu d’un blouson noir et chaussé de rangers s’avançait en tenant par le bras le vieil aristocrate, qui portait un bandeau sur le front masquant son œil droit.
— Mes amis, souffla l’érudit, je n’ai pas eu la force de me taire. Ils m’ont…
— … arraché l’œil, acheva Kyria. Mais je ne suis pas si méchante, nous avons anesthésié son orbite pour qu’il ne souffre pas… enfin tant que durera l’action du produit.
— Vous êtes dingues, gronda Antoine, et il s’avança vers la jeune femme.
Otto s’interposa en souriant et lui colla un automatique contre le front.
— Cesse de nous faire perdre du temps, le flic. On a du travail.
Kyria braqua sa torche sur une porte peinte en blanc, à moitié ouverte, laissant entrevoir un escalier.
— Suivez-la, ordonna Tristan d’une voix tendue. Si les suppositions du marquis sont exactes, la cave donne sur une grotte où se trouverait le tombeau de Marie Madeleine.
L’escalier n’avait qu’une volée de marches. Ils arrivèrent dans une sorte de cellier où étaient entreposés de vieux meubles, des caisses remplies d’objets hétéroclites, des tas de jouets cassés et des volets rouillés. La pièce était close, aucune porte, aucune ouverture n’apparaissait. Les murs étaient en béton gris.
Tristan et Kyria inspectaient les lieux pendant qu’Otto braquait sa torche sur le centre de la pièce.
Antoine jeta un œil sur le contenu d’une des caisses. Des verres ébréchés, des assiettes fêlées, vestiges de temps anciens. Son regard s’arrêta sur un petit cadre qui contenait une photographie protégée par une plaque de verre poussiéreuse. Par curiosité, il le sortit du carton et le plaça sous le faisceau de la torche de l’homme de main. Cécile se mit à ses côtés. Antoine souffla sur la poussière. La photo vieillie par les ans avait pris une teinte pastel, mais on pouvait distinguer les visages. Deux petites filles à l’air intimidé entouraient une vieille dame au regard perçant. La plus petite tenait dans sa main une poupée de porcelaine. Derrière eux, on distinguait sur un portrait un homme en soutane, l’abbé Saunière. Antoine passa son doigt sur le visage de la plus jeune des filles.
— Je te présente Hannah Lévy avec sa sœur, murmura Marcas à Cécile. Elles posent avec la servante du curé. Quand elles étaient encore en Arcadie…
— Qu’est-ce que vous racontez, les deux crétins ? lança Kyria à l’autre bout de la pièce.
— Rien qui puisse intéresser des gens comme vous, répondit Antoine qui sentait la colère monter en lui.
Tristan intervint. Sa voix forte résonna dans la pièce.
— La ferme ! Kyria, éteins ta torche et serre de près la dame. Otto, mets ton arme sur la tempe du vieux. Je vais éteindre les lumières.
La pièce plongea brutalement dans le noir. Tristan mit ses lunettes infrarouges : une clarté verdâtre envahit son champ de vision. Il inspecta méticuleusement les murs puis le sol et s’approcha d’une armoire rongée de salpêtre, posée contre l’un des murs. Le sol changeait d’apparence, comme si le dallage s’arrêtait à cet endroit. Il s’accroupit et passa sa main sous le meuble.
— Kyria, rallume et fais attention à ne pas braquer ta torche sur moi, j’ai encore l’appareil infrarouge.
Le cellier fut à nouveau envahi de lumière. Antoine et Cécile clignèrent des yeux.
— Vous deux, dégagez l’armoire là-bas, dit-il d’un ton rude.
— Et si on ne veut pas ? maugréa Marcas. Je ne suis pas déménageur.
Il ne vit pas venir le coup de pied qui faucha sa jambe. Il tomba, genoux à terre. Kyria lui saisit les cheveux d’un coup sec.
— Un seul mot de trop et tu passes le même mauvais quart d’heure que ta copine juive.
Il grimaça sous l’effet de la douleur.
— Vous allez nous tuer de toute façon.
— Il existe différentes façons de mourir, flic. Certaines sont très déplaisantes. Obéis.
Cécile aida Antoine à se relever. Ils agrippèrent l’armoire et la poussèrent sur le côté. Une grille d’environ un mètre de diamètre, fermée par un cadenas rouillé, apparut dans le halo de la torche.
— Poussez-vous ! cria Tristan en braquant son revolver.
Deux coups de feu retentirent. Le cadenas vola en éclats sous l’impact. Kyria balaya les morceaux de métal et ouvrit la grille. Un escalier de fer descendait vers le fond. Un imperceptible clapotis résonnait dans les entrailles du sous-sol.
— Je passe devant, dit-elle en s’engouffrant dans le boyau humide. Vous me suivez. Tristan fermera la marche.
Antoine se sentait impuissant, il posa son pied sur un des barreaux de métal rouillé puis descendit lentement. Sa main agrippa un autre barreau. Une fine poussière rouge colla à ses mains trempées de sueur.
— Faites attention, c’est très glissant, lança-t-il à Cécile et au marquis.
— Touchant, répondit en écho la voix de Kyria.
Le quatuor continua sa descente pendant environ une minute. Les halos des deux lampes tournoyaient dans le goulot, dessinant des formes fugitives sur les parois couvertes d’une moisissure grise. Soudain, Antoine sentit l’absence de barreau. Son pied pendait dans le vide.
— Saute, abruti ! cria la tueuse, c’est facile, le sol est tout près.
Le faisceau lumineux éclairait une ouverture sur le côté.
Il hésita quelques secondes puis se laissa tomber. Ses pieds glissèrent sur le sol en pente, il perdit l’équilibre et se retrouva à quatre pattes devant les jambes de Kyria.
— J’ai toujours aimé voir les hommes à mes pieds, surtout ceux de l’âge de mon père, dit-elle d’un ton moqueur en lui envoyant sur le visage des éclats de boue.
Il se releva et essuya sa joue souillée.
— Et moi, de contempler la médiocrité, lâcha-t-il.
Elle le gifla à toute volée.
— Profite bien de tes derniers instants. Je m’occuperai de toi personnellement, dit-elle.
Il détourna la tête et vit une jambe pendre du boyau. Il tendit les bras pour aider Cécile puis de Perenna. Tristan atterrit sur le sol avec la souplesse d’un félin, suivi d’Otto.
Les torches balayèrent l’espace dans lequel ils se trouvaient. Les murs de pierre étaient séparés par des murets à mi-hauteur qui formaient des box de chaque côté. Au centre coulait une rigole qui se perdait dans l’obscurité. Des anneaux de fer rouillés pendaient à intervalles réguliers.
— Astucieux, dit Tristan. Ce sont les anciennes écuries souterraines, ça permettait aux moines de cacher les chevaux et les bêtes aux pillards qui rasaient la région. Continuons.
L’extrémité de l’écurie, dans sa partie haute, finissait par un éboulement où l’on devinait des pierres taillées.
— Sans doute la sortie de l’écurie vers l’extérieur, conclut Kyria. On rebrousse chemin.
Ils marchèrent en sens inverse en suivant la montée qui devait conduire à l’entrée communiquant avec l’extérieur. Tristan qui menait le groupe poussa du pied une porte de bois vermoulue qui tomba à terre.
Le tueur ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise.
Le faisceau de la lampe illuminait une grotte remplie de stalactites qui pendaient par milliers. Un léger courant d’air frais balayait l’espace, se faufilait entre les larmes de pierre naturelle, s’infiltrait dans le moindre recoin. Une cathédrale naturelle dont les parois prenaient des incurvations baroques. Les ombres des coulées de roche dansaient sous la lumière de la torche.
Cécile soutenait le marquis par le bras.
— C’est magnifique, elle est intacte, préservée de toute intrusion humaine depuis des siècles, murmura l’érudit.
Sur leur gauche, un chemin avait été taillé dans la roche et continuait de monter. Sur leur droite, un autre, plus étroit, courait sur une dizaine de mètres et donnait sur une ouverture en forme d’ogive, avec un petit toit triangulaire à son sommet.
Tristan braqua sa lampe sur l’ouverture et s’avança, suivi par le petit groupe. Les détails apparaissaient dans la lumière froide. Des motifs sculptés étaient taillés dans la roche autour du porche fermé par une porte en bois massif. Une inscription était gravée en haut du fronton.
Le marquis se précipita.
— C’est pas possible. Mon Dieu !
— Qu’est-ce que t’as, le vieux ? lança Kyria.
— Lisez ce qui est écrit au-dessus du porche, jeune imbécile, cria l’érudit d’un air de défi.
Le groupe se massa devant l’entrée et leva les yeux vers les caractères gravés. Ils disaient :
Terribilis est locus iste.
Cécile traduisit aussitôt :
— « Ce lieu est vraiment terrible. »