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Chinon

Tour

21 juin 1430

 

— Amen, prononça le prêtre tandis que le roi de France, qui venait d’assister à la messe, se levait avec difficulté.

Depuis sa naissance, ses jambes le portaient mal. Il avait les genoux cagneux et la cheville fragile. Il s’accouda au rebord de la fenêtre pour reprendre son souffle. Il avait toujours eu honte de son corps. De faible constitution, il avait les bras étroits comme des clous de charpentier et ses mains tremblaient dès qu’il levait un verre de vin. D’ailleurs jamais personne ne l’avait vu manier l’épée, ni aller au tournoi : un comble pour un homme dont le pays était en guerre depuis des décennies. Pourtant il était roi, et roi légitime, depuis que Jeanne d’Arc l’avait fait sacrer souverain dans la cathédrale de Reims. Il tenta de se souvenir du visage de la Pucelle. Et ce furent ses cheveux qu’il revit, hirsutes, taillés au couteau et courts comme ceux des moines. Une vraie bergère ! Et pourtant, grâce à elle, le royaume reprenait vie. Comme si sa mort en martyre avait insufflé un courage nouveau à tout un peuple décidé, cette fois, à chasser définitivement l’Anglais de la terre de France.

— Sire ?

Le roi se retourna précipitamment. En plus de ses disgrâces physiques, Charles était peureux. À tout moment, il craignait qu’on ne l’assassine.

— Gilles, mon beau cousin, que me voulez-vous ?

Le seigneur de Rais, maréchal de France, s’inclina dans un vacarme de métal. C’était la coutume, à la cour, que les militaires de haut rang se déplacent en armure et tout harnachés de leurs épée et dague.

— Sire, il y a là les deux envoyés que vous attendez depuis plusieurs jours déjà.

Le cœur du roi s’accéléra. Une violente rougeur fouetta ses pommettes pâles. Il regarda vers le sol comme toujours quand il cherchait à dissimuler sa gêne.

— Où sont-ils ?

— Dans la vieille ville. Ils attendent votre bon vouloir.

Charles acquiesça, mais ne prononça pas un mot. Gilles de Rais ne se découragea pas : il était habitué au mutisme royal.

— Dois-je les faire venir auprès de Votre Majesté ?

De nouveau, le roi baissa les yeux. Depuis la mort de Jeanne, il était devenu plus méfiant encore. Il est vrai que nombre de ses partisans lui en voulaient de n’avoir rien tenté pour la sauver. Mais il avait ses raisons.

— Les a-t-on…

— Oui, sire, on les a interrogés et fouillés. Il n’y a rien de suspect.

— Alors… qu’on me les amène dans ma chambre. Sur-le-champ !

Gilles de Rais s’inclina. Comme toujours après un accès de doute, Charles succombait à son défaut favori : un excès d’autoritarisme. Le maréchal le salua, passa dans l’antichambre et appela son chambellan.

— Va chercher le couple qui vient d’arriver. Tout de suite.

 

Aymon avançait lentement pour que sa compagne s’habitue au pavé inégal de la cour d’honneur.

— Dis-moi ce que tu vois, demanda Mathilde.

Aymon hésita avant de répondre. Depuis qu’ils avaient franchi le pont-levis, le tailleur de pierre qu’il était nageait dans le ravissement. Partout ce n’étaient que tours, puissantes et hautes, courtines de pierre blanche, échauguettes à la toiture dorée… Il ne savait où jeter les yeux tant, depuis des siècles, architectes et maçons n’avaient cessé de fortifier et d’embellir les lieux.

— C’est le plus beau château du royaume de France, s’écria-t-il avec enthousiasme.

Mathilde, qui lui tenait la main, allait lui demander des précisions quand le chambellan qui les guidait s’arrêta et héla un garde.

— À partir de maintenant, vous ne devez plus rien voir, ordre du roi.

Le garde sortit une cagoule et masqua le visage d’Aymon. Il s’apprêtait à faire de même avec Mathilde quand le chambellan l’arrêta.

— Non, pour elle ce ne sera pas la peine.

 

— Marie… prononça le roi.

— … Madeleine, répondit Aymon en s’agenouillant.

Il tira du scapulaire porté autour de son cou une page de parchemin qu’il déposa aux pieds du monarque. La veille, il avait retranscrit le dessin sous la dictée de Mathilde.

Le roi saisit prestement le manuscrit et se leva pour aller le consulter près de la fenêtre. Un à un, il vérifia les détails. Jeanne la Pucelle n’avait pas menti. Il se rappela la fois où il l’avait reçue, ici même à Chinon, et qu’elle lui avait révélé la vérité.

— Sais-tu ce que signifie ce dessin ?

— Non, sire, je ne suis qu’un humble messager.

Charles fixa la nuque du compagnon. Un instant, il se demanda s’il ne serait pas plus sûr de faire tomber cette tête, mais les frères maçons venaient de lui rendre un immense service. Mieux valait compter sur leur discrétion que se les aliéner.

— Que comptes-tu faire désormais ?

— Je vais rejoindre un chantier avec ma compagne.

Le roi jeta un regard sur la jeune femme agenouillée à ses pieds. Ses mains tremblaient de peur sur le dallage.

— Et où vas-tu ?

— En Aragon, mon roi, au Mas Deu.

Charles eut une pensée toute politique. L’Aragon était loin. Près de la mer. Et les routes étaient infestées de pillards. Avec un peu de chance… Il se leva.

— Alors porte mon salut à tes frères et dis-leur de toujours rester fidèles à la couronne de France.

Aymon allait répondre quand le bandeau retomba sur ses yeux. Une main le saisit à chaque bras. L’audience était terminée.

 

Le roi revint s’accouder à la fenêtre qui donnait sur la vieille ville. Au pied de l’église, un prêcheur exhortait la foule. Charles n’avait pas besoin de tendre l’oreille pour saisir son discours enflammé. Tous les jours, depuis le martyre de Jeanne, la populace se rassemblait et réclamait sa canonisation. Pour la première fois depuis longtemps, Charles sourit.

S’ils savaient !

Lentement il plia le manuscrit et le glissa dans son pourpoint juste au-dessus de son cœur.

Désormais, les rois de France détenaient le plus grand des secrets.

Apocalypse
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