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Paris
Cimetière du Père-Lachaise
18 juin 2009
Le corbeau perché sur le toit du petit mausolée le regardait avec acuité. Antoine n’avait jamais aimé cet oiseau. Vieux fonds de superstition honteuse légué par sa grand-mère. Il se sentait épié par le volatile noir, comme si ce dernier voulait lui demander des comptes sur la mort d’Aurélia. Marcas détourna son regard et s’attarda de nouveau sur la pierre tombale de marbre rosé qui tranchait au milieu des sépultures vieillies par le temps.
Aurélia de Crécy-Valois
1969-2008
Morte sans douleur
Une photo en médaillon, incrustée dans la pierre, représentait le visage souriant d’une belle femme aux yeux clairs.
Cela faisait presque un an qu’elle s’était éteinte dans ses bras après avoir tenté d’échapper à son destin1. Ils s’étaient aimés d’une passion étrange et obsédante lors de leur aventure au Brésil, face à la secte des Assassins. Sa mort l’avait bouleversé. Antoine avait réalisé alors que c’était la première fois qu’il perdait quelqu’un à qui il tenait vraiment. Des relations, des frères de loge, oui, mais pas une personne qu’il avait dans le sang. La mort, il croyait l’avoir domptée avec son initiation maçonnique : l’épreuve de la terre, le cabinet noir pareil à un cercueil, le crâne qu’on observait avant de passer à la lumière de l’Orient. Il avait souvent assisté à des cérémonies funèbres dans les temples, où la mort devenait symbole de passage mais là, ça ne passait pas.
D’ailleurs, il s’était fait plus rare en loge, en dépit du soutien constant de ses frères.
Elle est morte. La femme que j’aimais.
Ce sentiment atroce qu’une part de lui s’était aussi éteinte. Injuste. C’était le mot qui tournait et retournait dans son esprit, comme un jet d’acide sur une plaie à vif. Après sa mort, il avait passé des mois à déprimer et à s’interroger sur sa vie, sans trouver de réponse, puis il s’était plongé à corps perdu dans son travail à l’OCBC2, acceptant les dossiers les plus ardus. Sa vie se résumait désormais à son travail. Les seuls moments de détente, il les passait avec son fils qui avait été un précieux soutien. L’adolescent s’était presque comporté comme un père, s’occupant de le distraire et de le protéger. T’es mon père, putain. Je suis là. Marcas avait découvert chez son fils une force qu’il ne soupçonnait pas. Avec patience ce dernier lui avait redonné, imperceptiblement, le goût de la vie.
Le corbeau croassa une nouvelle fois, comme s’il se moquait de lui. Malgré l’été tout proche, Antoine avait froid. Il s’accroupit, posa un bouquet de roses presque noires sur la dalle et effleura la photo du médaillon.
Tu me manques tant, mon amour.
Il n’arrivait pas à concevoir que la dalle renfermait un cadavre pourrissant. C’était stupide mais il préférait croire que, s’il la soulevait, il trouverait Aurélia intacte, aussi belle qu’avant. Éternellement jeune et belle. L’amour et la mort, intimement liés.
La sonnerie de son portable interrompit sa réflexion. Il se releva et s’appuya contre le mur du mausolée voisin. Le corbeau ne cessait de l’épier.
— Oui ?
— On est dans la merde avec l’antiquaire.
La voix de son adjoint semblait fatiguée. Une raucité qui trahissait une nuit longue, ponctuée de cigarettes et de tasses de café.
— Il n’a pas reconnu les faits ?
D’un coup Marcas se concentra sur sa mission en cours. Les vieux réflexes. Même dans un cimetière, devant la tombe de la femme qu’il avait aimée passionnément.
— On ne peut pas dire ça de cette façon. Ce matin, passé cinq heures, il nous a dit qu’il avait une déclaration à faire. On lui a demandé s’il voulait son avocat et là…
— Là, quoi ?
S’il y avait une chose que l’âge n’avait pas éteinte chez le commissaire, c’était l’impatience. Un sentiment toujours vif et qu’il contrôlait mal. Il résista pourtant à la tentation d’apostropher son collègue.
— On a essayé de le faire parler. Mais rien. D’un coup, il a été muet. Une tombe. Une attitude sans queue ni tête.
Tassard, François de son prénom, était un adjoint réputé pour parfois tourner en rond comme dans un labyrinthe. Antoine décida de changer de sujet.
— Et le Canadien qu’on a embarqué ? Le fameux Valmont… Il a avoué ses liaisons dangereuses ?
Son adjoint ne releva pas le trait d’humour. Antoine mit cela sur le compte de la fatigue.
— Là, c’est tout bénef. Notre collectionneur de dessins du XVIIIe siècle est dans la boue jusqu’au cou. Dans sa chambre d’hôtel on a retrouvé une sanguine de Fragonard et un dessin de Prud’hon. Et devinez quoi ?
— J’écoute.
— Le Fragonard est inscrit sur Treima. Disparu en 1993 après avoir été subtilisé dans un musée d’Ottawa. Il venait sûrement l’écouler ici.
— Le con… savoura Marcas.
La base informatique Treima répertoriait toutes les œuvres d’art volées dans les musées. Posséder ou vendre un tableau étiqueté Treima équivalait à laisser une grosse empreinte digitale bien grasse sur le manche d’un couteau planté dans un cadavre.
— Il faudra remercier nos amis canadiens et leur renvoyer directement ce monsieur dans le premier avion pour Montréal avec tous nos compliments. À eux, ce Valmont pour le Fragonard. À nous, Della Rocca, le fourgue du Poussin. C’est un bon échange.
Marcas jeta un dernier regard à la tombe et décida de s’éloigner. Avec son équipe, ils avaient filé Valmont depuis son arrivée à Paris. Leurs homologues canadiens les avaient avertis que le trafiquant venait de quitter le Canada, sans doute pour acheter ou vendre une œuvre sur le marché parallèle.
Antoine décida de relancer son adjoint sur Della Rocca.
— Écoute, à propos du marchand, je te ne saisis pas bien, là. Il dit qu’il a une déclaration à nous faire et il se tait ? C’est ça ?
— Absolument, patron. Il s’est de nouveau muré dans le silence.
— Et vous n’en avez rien tiré ?
— Rien…
Son adjoint hésita avant de reprendre :
— Jusqu’à il y a une heure…
Cette fois, Marcas perdit patience. À ce rythme-là, la garde à vue allait durer vingt-quatre heures de plus.
— Bon, il a dit quoi, à la fin ?
Tassard marqua encore un moment de pause avant de répondre.
— Son avocat est ici.
Antoine marchait d’un pas rapide vers la sortie du cimetière. Il croisa une jeune femme avec un bouquet de dahlias, l’espace d’un instant, il songea de nouveau à Aurélia. Il se ressaisit et haussa le ton.
— Et alors, il n’est pas en position de négocier.
— Euh… si…
La voix de son adjoint trahissait un malaise.
— En fait, la procédure d’infiltration n’est pas conforme.
— Tu te fous de moi ?
Une semaine avant la venue de Valmont en France, Marcas avait justement suivi un mini-stage chez ses collègues du SIAT, service d’information d’assistance technique, département mis en place depuis l’adoption de la loi Perben, pour peaufiner sa technique d’infiltration. La procédure avait été avalisée par sa hiérarchie, avec une autorisation express du procureur.
— C’est quoi, ce bordel ? tonna-t-il. Pas question de libérer ce fumier. J’arrive tout de suite.
Il vit passer au-dessus de lui le corbeau qui l’avait nargué. Un symbole de mauvais augure.