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Paris

Assemblée nationale

2 septembre 1792

 

« Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre […] le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie […] Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la patrie est sauvée. »

 

Danton se rassit, le visage en feu. Des bancs de l’Assemblée un tonnerre d’applaudissements monta vers l’orateur. Déjà des journalistes se précipitaient au-dehors pour rapporter au peuple les paroles du tribun. Bientôt les presses, dans les imprimeries, allaient s’activer et, partout dans la capitale, la nouvelle de la patrie en danger allait se répandre.

Dans la tribune des visiteurs, le marquis de Chefdebien ne participait pas à l’euphorie générale. Il regardait le visage de taureau de Danton, l’encolure puissante, tout le corps prêt à bondir pour un nouveau combat. Une force animale jaillissait de l’orateur, la force des torrents que l’Histoire transforme en crue. Cet homme lui faisait peur. Il avait le pouvoir de déchaîner les passions, mais pas celui de les contrôler. Au pied de la tribune, des membres de la Commune de Paris, des sans-culottes, discutaient avec acharnement. Certains arboraient le bonnet rouge de la révolte. D’autres quittaient l’Assemblée d’un pas rapide pour rejoindre les faubourgs où des hordes populaires attendaient depuis des jours le signal de la guerre civile.

Le marquis se leva. Une dernière fois, il regarda Danton, une file bruyante de députés attendait pour serrer la main du héros du jour. Le tribun avait le regard étrangement figé. Il remerciait d’un hochement de tête, d’un sourire usé. Son rôle était terminé. Il venait de semer le vent qui allait devenir tempête.

— Alors, marquis, vous avez apprécié le discours de notre grand homme ?

Chefdebien se retourna et aperçut le journaliste Voyron, un de ses frères maçons de la loge Les Vrais Amis réunis, un modéré qui tentait encore de sauver la Révolution de ses propres démons.

— Comment ça, mon cher, vous n’êtes pas dans votre journal à tirer une édition spéciale ?

Voyron soupira et baissa la voix. Dans l’enthousiasme général, il n’était pas bon d’afficher son pessimisme.

— Que le Grand Architecte de l’Univers nous protège, les jours qui s’annoncent vont être terribles.

Le marquis ne répondit pas. Depuis la fuite avortée du roi Louis XVI à Varennes et son emprisonnement, la folie semblait s’être emparée du pays. La nation des Lumières plongeait dans l’obscurantisme sans fond de la haine et de la violence. Chaque jour, des torchons fraîchement imprimés réclamaient des têtes à abattre, encore des têtes, toujours plus de têtes. On dressait des listes de suspects, on fouillait les maisons à toute heure, on arrêtait et on jugeait en un tour de main. Au nom de la liberté, un sang impur devait abreuver tous les sillons du royaume.

— Mais ce n’est pas pour me lamenter avec vous que je suis venu, reprit Voyron, le visage grave, notre loge se réunit exceptionnellement, dans moins d’une heure. Votre présence est impérative. Venez !

Sans poser de questions, le marquis emboîta le pas à son frère.

 

Dans la rue, le bruit des tambours était assourdissant. Des cortèges d’hommes, la pique sur l’épaule, remontaient la rue en chantant. Une à une les églises des paroisses firent sonner le tocsin. Les gens sortaient sur leur pas de porte, le visage inquiet. D’un coup le canon du guet tira, une détonation isolée d’abord, puis une rafale suivit. Chaque coup éclatait comme un avertissement lugubre. D’habitude on ne tirait au canon que pour les événements heureux : naissance, anniversaire, mais là, c’était l’annonce du malheur qui tonnait, prémonitoire, dans le ciel de la capitale.

— Je suis venu à cheval, annonça Voyron, et j’en ai pris un pour vous. Dépêchez-vous.

 

Toute la ville semblait répandue dans les rues. Des torrents d’hommes et de femmes engorgeaient chaque passage. Sur le Pont-Neuf, des orateurs improvisés debout sur les parapets hurlaient des appels à l’émeute dans un chaos continu. Enveloppé dans une cape grise, son cheval au pas, Chefdebien tentait de comprendre les motivations de cette convocation imprévue. D’habitude, sa loge se réunissait deux fois par mois, et jamais depuis qu’il était arrivé à Paris cet ordre immuable n’avait varié. Il est vrai que les événements politiques ne cessaient de s’accélérer. À chaque tenue, les discussions se faisaient de plus en plus vives entre les frères, encore partisans d’une royauté constitutionnelle et ceux d’une république de plus en plus égalitaire. Toute la maçonnerie menaçait de s’effondrer, minée par la division. Sans compter qu’en Angleterre les aristocrates en exil publiaient d’infâmes pamphlets qui dénonçaient les maçons comme les instigateurs occultes de la Révolution. Quant aux sans-culottes, ils réclamaient ouvertement la dissolution des loges soupçonnées de tiédeur révolutionnaire.

Le marquis se rapprocha de son compagnon :

— Dites-moi, mon frère, vous connaissez la raison de cette réunion exceptionnelle ? D’habitude…

Voyron ralentit le pas de son cheval.

— Vous avez entendu le discours de Danton ? Vous savez ce que ça signifie ?

D’un geste rapide, le journaliste indiqua l’est de Paris. Chefdebien pâlit. C’est là, dans l’ancien enclos du Temple, que depuis le mois d’août était enfermé le roi Louis XVI.

— Jamais ils n’oseront… commença le marquis.

— Vous croyez ? Regardez !

Ils venaient d’arriver devant l’église Saint-Germain. La place était noire de monde. Une foule agitée martelait le pavé en hurlant. Dans la rue principale un convoi protégé par quelques cavaliers en uniforme tentait de se frayer un passage. C’étaient des charrettes bâchées qui se dirigeaient vers la prison de l’Abbaye. C’était là qu’on entassait les suspects en attente de jugement.

Le convoi n’avançait plus. Tout autour la clameur augmentait. Une femme aux cheveux défaits tira sur une des bâches qui résista. Elle s’acharna, et le drap se déchira, découvrant, recroquevillés et enchaînés, des prisonniers aux vêtements en loques, aux visages terrifiés.

— Des ennemis de la nation ! lança une voix anonyme.

— Vengeance ! hurla la foule.

Le marquis de Chefdebien allait éperonner son cheval pour fendre le peuple en folie, mais Voyron le retint.

— C’est trop tard ! Vous voulez vous faire tuer ?

 

Déjà les autres charrettes étaient découvertes. Des dizaines de mains avides empoignaient les prisonniers et les faisaient rouler sur le pavé. Un des cavaliers de l’escorte tira en l’air. Une pique le déchira au bas-ventre, il resta un instant en selle, à contempler ses viscères béantes, avant de s’effondrer et d’être piétiné par la foule. Plusieurs prisonniers n’étaient déjà plus que des amas sanglants. Un suspect qui s’accrochait désespérément à l’arceau de la charrette poussa un cri de bête sauvage : un sabre venait de lui trancher la main. Rampant au sol, un prisonnier tentait d’échapper à la folie populaire, une masse lui brisa les deux jambes tandis qu’à coups de sabots rougis de sang, des femmes hystériques lui brisaient le crâne.

— Descendez de cheval, hurla Voyron, descendez, nom de Dieu, ils vont nous massacrer !

Chefdebien sauta de sa monture et se colla contre la grille de l’église. Un blessé roula sur le pavé. Deux hommes se précipitèrent sur lui, une hache à la main. Le premier coup entailla l’épaule jusqu’à l’os, le deuxième traça un chemin de sang à travers son visage. Le blessé n’était plus qu’un long hurlement. Le dernier coup de hache lui trancha la gorge, mais buta sur les cervicales. Un des hommes se pencha : d’un coup de couteau, il décolla les vertèbres et trancha dans le vif de la moelle épinière.

La tête martyrisée rebondit sur le pavé. Une pique l’enfourcha en plein front et la leva au ciel. La foule hurla de joie.

Voyron poussa son frère le long de la grille.

— Mais ne restez pas là ! Courez ! Bon sang ! Courez !

Chefdebien se précipita. Une main lui arracha sa cape, une autre fit voler son chapeau. Une odeur de sang montait du pavé. Devant lui une femme, corsage ouvert, criait des obscénités. Le rire aux lèvres, elle montrait ses seins nus à un corps tressautant que la foule venait d’empaler sur la grille. Chefdebien se retourna pour appeler Voyron.

Un cri le glaça :

— Un aristocrate ! Mort au traître !

D’un coup de canne, le journaliste tenta de se dégager de la meute qui le cernait. Tout autour de lui, des visages ivres de colère hurlaient à la mort. Des mains, rouges de sang, commencèrent à frapper. Dans un dernier sursaut, Voyron se retourna et agrippa les grilles qui longeaient le cloître Saint-Germain. Un coup de reins et il pourrait échapper à ses bourreaux.

Chefdebien vit son frère sauter, saisir les barreaux, lancer un pied en avant quand un éclat de métal vola au-dessus des têtes. Tranchante comme un rasoir, la faux fendit l’air.

Quand elle retomba, Voyron était mort.

Apocalypse
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