19
Israël
Tel Aviv
Aéroport Ben Gourion
21 juin 2009
Un vent chaud balayait le tarmac. Sitôt accomplies les formalités de la douane, Marcas avait été pris en charge par son alter ego israélien et conduit dans un parking bordé de barbelés où l’attendait une jeep de l’armée. Devant l’air surpris du Français, le commandant Steiner avait haussé les épaules en signe de fatalité.
— C’est la guerre, avait cru entendre Antoine tandis que la jeep s’élançait dans le vrombissement incessant des réacteurs.
Steiner pointa le doigt vers un hélicoptère stationné près d’un baraquement aux fenêtres grillagées. Il cria quelque chose, mais Antoine n’arrivait pas à entendre. Le conducteur de la jeep accéléra, longea une piste déserte pour déboucher face à une barrière de sécurité gardée par deux femmes soldats, coiffées d’un béret vert. Le long de la piste, une batterie antiaérienne dardait vers le ciel une rangée de missiles au fuselage gris. Après un contrôle minutieux des passes, l’une des gardes ouvrit l’accès tandis que l’autre gardait le doigt sur la détente de sa mitraillette Uzzi.
— C’est pire qu’un tuilage à l’entrée de votre confrérie, hein ? lâcha Steiner.
Le commissaire lui lança un regard qui hésitait entre surprise et colère. Déjà qu’il n’appréciait que modérément cette atmosphère d’état de siège, si en plus il lui fallait subir une remarque ironique sur sa qualité de frère, son séjour risquait d’être plus court que prévu. Steiner ne s’y trompa pas qui se reprit aussitôt :
— Simple plaisanterie, cher Marcas, n’y voyez aucune offense. Ici, nous vivons comme si la fin du monde était pour demain, cela rend notre humour toujours un peu limite. Mais, que voulez-vous, si nous, Juifs, ne pouvons pas rire de tout, alors…
La phrase resta en suspens. Un Airbus A350 d’Olympic venait de s’engager sur une piste d’envol, les réacteurs en plein rugissement, prêt à catapulter l’appareil dans les airs. La jeep stoppa. Les quatre pales de l’hélicoptère se mirent à tournoyer à leur approche. Marcas descendit et s’engouffra dans la carlingue. Cela faisait des années qu’il n’était pas monté dans un hélicoptère. Si sa mémoire était bonne, c’était pour une opération conjointe avec la gendarmerie en Corse, le temps d’une mission à Ajaccio. Le feulement des pales et le ronronnement du rotor emplissaient l’espace. Il s’assit sur un siège et boucla la ceinture de sécurité. Le conducteur les salua d’un bref signe de tête avant de refermer la porte coulissante. D’un coup Antoine sentit l’engin se soulever comme un ascenseur à propulsion rapide.
Il se colla contre le hublot pour avoir une vue d’ensemble de l’aéroport mais l’engin avait obliqué vers la droite et il n’aperçut qu’une étendue de terre ocre et caillouteuse. Steiner se pencha vers lui pour échapper au bruit assourdissant du moteur. La cinquantaine naissante, le policier était grand, le crâne dégarni, le regard fixe, presque minéral.
— Désolé pour ce transfert aérien impromptu, mais l’autoroute A1 qui mène à Jérusalem est bouclée à cause d’un attentat à une trentaine de kilomètres d’ici. Nous serons arrivés dans dix minutes. Et encore une fois, pardonnez-moi pour ma réflexion de tout à l’heure.
Antoine sourit en guise d’apaisement. Pour autant, il n’avait pas envie d’en finir.
— En tout cas, je vois que vos services de renseignements fonctionnent bien. Et que ma fiche, chez vous, est à jour. Y compris pour tout ce qui touche à ma vie privée !
— Détrompez-vous, commissaire, votre appartenance à une obédience maçonnique est une information récente. Vous devez participer à une tenue, ce soir, dans le centre historique de Jérusalem, n’est-ce pas ? C’est un secteur extrêmement sensible. Vous vous doutez bien que nous avons épluché avec beaucoup de soin la liste des participants.
— Je comprends mieux, concéda Antoine.
— D’ailleurs, toutes mes félicitations : pouvoir faire votre cérémonie dans un lieu aussi chargé d’histoire que les carrières du Temple de Salomon… même les archéologues chez nous sont sur une liste d’attente !
— Voyons, ironisa Antoine, vous savez bien que nous sommes le lobby le plus puissant de la planète ! C’est du moins ce que disent nos adversaires.
— C’est ce que disent aussi les nôtres ! s’exclama Steiner en lui tendant une cannette d’eau gazeuse. Quoi qu’il arrive, commissaire, vous êtes ici un hôte de marque. Grâce à vous, nous allons enfin mettre la main sur un trafiquant de première importance.
Antoine ne répondit pas. Si le volet international de l’enquête se présentait déjà comme une réussite, il n’en était pas de même en France où les fils étaient rompus. Il sortit son portable, mais le signal ne passait pas. Il lui faudrait attendre pour avoir des nouvelles de Paris. Certes ils avaient récupéré le Poussin, mais à quel prix ?
— J’ai lu le compte rendu de votre enquête, continua Steiner, beau boulot. Nous prenons le relais avec un grand plaisir !
— Merci, répondit sobrement Antoine en regardant le paysage défiler à travers la vitre piquetée de sable.
— Déjà venu en Eretz Israël, commissaire ? l’interrogea Steiner.
— Jamais, mais cela faisait très longtemps que je le souhaitais. Simplement, j’aurais préféré d’autres circonstances…
— C’est-à-dire ? s’inquiéta Steiner.
Antoine passa la main sur son front moite. Il n’aimait pas raconter un échec. Surtout celui-là.
— Un événement imprévu s’est produit juste avant mon départ : l’escorte qui accompagnait l’intermédiaire canadien pour son extradition a été attaquée par un commando. Trois de mes hommes ont été abattus.
— On nous a mis au courant de ce… prolongement de l’affaire. C’est ce qui nous pousse à accélérer l’arrestation de Deparovitch. Peut-être que son interrogatoire livrera des éléments qui permettront d’identifier les tueurs. Je le souhaite. De tout cœur.
Marcas soupira et déplia ses jambes. Il fallait qu’il chasse ce sentiment de culpabilité et d’impuissance. Le commissaire tourna la tête vers le hublot. Au-dessous de lui, il apercevait un aéroport militaire où s’alignaient trois rangées d’avions de combat, des chasseurs F1 rutilant au soleil.
— C’est la base de l’armée de l’air de Sdandov. Dans trois heures, ils décolleront pour un exercice coordonné avec l’armée de terre et la marine. Nous avons de la chance, l’espace aérien va être bientôt bouclé.
Antoine pensa au dessin qu’il était sur le point de rendre à Hannah Lévy. Un peu d’amour et de beauté dans un monde au bord du gouffre.
L’hélicoptère vira sur la gauche et s’éloigna de l’aéroport militaire. La terre qui défilait était blanche, caillouteuse, entrecoupée d’une végétation aride. Pourtant, çà et là, de grandes taches vertes marquaient la présence de cultures et d’habitations. Marcas avala une autre gorgée d’eau. Le capitaine lui tapa sur l’épaule.
— Voilà le programme. Nous avons rendez-vous avec l’unité qui coordonnera l’arrestation de Deparovitch. Vous ne pourrez cependant pas assister directement aux opérations pour des raisons de sécurité évidentes. Ensuite direction l’hôtel. Nous avons prévu une visite guidée de la ville par l’un de nos agents, passage à la Knesset, puis au musée des Antiquités, dans la salle des faux. Ça devrait vous amuser. Puis le lendemain, visite d’un kibboutz Beth Alpha et cérémonie protocolaire dans la soirée pour la remise du dessin de Poussin à sa propriétaire. Cela vous convient ?
Antoine replia ses jambes et renifla. Il avait toujours été allergique aux voyages organisés. Bien sûr, il ne s’était pas fait d’illusions sur sa participation à l’opération Deparovitch, mais de là à jouer les simples touristes, aux frais de l’État d’Israël, il y avait certaines limites.
— Mon cher collègue, je suis très honoré, mais si vous pouviez oublier les visites touristiques… D’autant que, ce soir, comme vous le savez déjà, je risque de me coucher très tard. Pour le reste, je serai ravi de rencontrer mes homologues et d’assister à la cérémonie de remise officielle…
Steiner allait répondre quand le pilote lui tendit un casque directement branché sur la radio de bord. Une discussion s’engagea en hébreu pendant qu’Antoine se penchait vers le hublot pour tenter d’apercevoir les premiers faubourgs de Jérusalem.
Brusquement Steiner lui saisit la main. Une ride profonde barrait son front juste au-dessus des sourcils.
— Commissaire, vous connaissez un certain Lieberman en France ?
Antoine sursauta. L’avocat de Della Rocca, le receleur du Carré des Antiquaires.
— Il veut vous parler.
Marcas tendit la main vers le casque. Steiner plissa les lèvres.
— Je crois qu’il a une mauvaise nouvelle…