13
Jérusalem
Golgotha
An 33
Marie Madeleine avait choisi de marcher la nuit, le long de la route pavée qui montait vers les hauteurs de la ville. Le chemin était désert. On n’entendait ni le cahot sourd des charrettes ni le bêlement plaintif des brebis menées au marché. Les paysans des environs étaient restés chez eux comme les habitants de la ville. On craignait l’émeute.
Partout dans les vieux quartiers, des espions parcouraient les rues, s’arrêtaient dans les tavernes et annonçaient qu’un grand complot allait éclater. Que les disciples du faux Messie qui avait été crucifié la veille se réunissaient en secret pour préparer l’insurrection. Que ces suppôts de Satan allaient provoquer une répression de la part des Romains. Que le sang des innocents allait couler à cause de ces traîtres et de ces hérétiques. Qu’il fallait les dénoncer et les livrer.
Marie Madeleine baissa son voile pour mieux voir. La lueur bleutée de l’aube gagnait le haut de la route. Déjà on voyait le feuillage des arbres se découper sur le ciel. Les jardins se rapprochaient de sa vue. Un cri rauque la fit sursauter. Sa respiration, haletante, s’accéléra. De nouveau un cri retentit suivi d’un coup de sifflet. Marie Madeleine sauta dans les fourrés qui bordaient le chemin.
Judas s’était levé tôt pour sortir dans le jardin. Il regarda sans la voir l’aube qui se levait et fixa en frissonnant les troncs gris et noueux des oliviers. Le monde lui faisait horreur. Il repoussa la porte d’un geste brusque et alluma la lampe à huile. La pièce unique sentait la sueur et l’abandon. Jetée au sol une paillasse achevait de pourrir. Cela faisait trois nuits que Judas s’était réfugié ici. Trois nuits à ne plus dormir, le démon au ventre.
Judas fixait la cruche d’eau. Un filet de salive humecta la commissure de ses lèvres et glissa sur sa barbe. L’ancien disciple avait de plus en plus soif, mais il n’osait pas boire.
La veille il avait aperçu son reflet dans l’eau.
Et ce qu’il avait vu lui faisait peur.
Une patrouille romaine venait de surgir. L’officier qui la commandait porta la main à sa bouche et siffla. Plus bas, en direction des champs, un même son lui répondit. Il se tourna à droite et siffla une nouvelle fois. Un écho remonta aussitôt. Marie Madeleine se tapit entre les arbustes. Les Romains étaient en train de ratisser les pentes de la colline. Elle porta la main à sa bouche pour assourdir sa respiration. À sa gauche, un bruit de sandales foulant l’herbe se rapprocha. Un cliquetis de métal résonna, puis s’éteignit. Un légionnaire venait de s’arrêter. Marie Madeleine leva les yeux vers lui. Le casque du soldat brillait sous les premiers rayons du soleil. Il observait le terrain, la main sur le pommeau de son glaive. Brusquement il abaissa sa lance et fouilla les fourrés. La lame siffla entre les herbes comme un serpent en colère. Marie Madeleine vit l’éclat frôler son visage. Un spasme déchira son ventre et la nausée envahit sa bouche.
Un sifflement retentit sur les hauteurs. Le légionnaire remit sa lance à la verticale et se dirigea vers la route. La poitrine de Marie Madeleine se contracta. Elle avait peur.
À pas cadencés, la patrouille descendait le chemin pavé, récupérant au passage les légionnaires qui avaient fouillé les bas-côtés. Le martèlement rythmé des sandales de cuir résonna entre les arbres, puis s’estompa.
Le silence revint.
Marie Madeleine était toujours au sol. Le sang battait à ses tempes. La peur contractait son ventre secoué de spasmes violents.
— Seigneur, murmura-t-elle, je remplirai ta mission. La Vérité n’est pas de ce monde.
La main de Judas cessa d’écrire.
« Moi, Judas, homme et fils de l’homme, j’ai écrit afin que ce que j’ai vu et entendu, ne reste pas inconnu des temps à venir. »
Le doute venait de le reprendre. Qui oserait le croire, lui qui avait trahi ? Déjà les disciples du Christ, dans leur exil, le maudissaient, le couvraient d’opprobre. Pour eux, il était pire qu’un chien.
« Que mes amis me pardonnent, que ma famille ne se couvre pas le visage de honte en gémissant, que mon nom ne soit pas synonyme de trahison, que ma mémoire ne soit pas souillée à jamais par mon geste…»
Trop tard, sans doute. Ponce Pilate même l’avait lâché. Pire, il faisait courir le bruit que Judas avait été acheté. Que sa trahison avait un prix. Qu’il avait livré le Christ à la mort… pour quarante deniers.
Quand Marie Madeleine se releva, la voie était libre. La maison de Judas était située au-dessus de la vieille ville. À l’orée d’un champ d’oliviers qu’il exploitait lui-même. Marie Madeleine arriva par l’arrière. Le volet de la fenêtre qui donnait sur les arbres était ouvert. Des taches de lumière dansaient sur la chaux du mur.
Lentement, Marie Madeleine s’approcha. Dans la pièce où brûlait la flamme vacillante d’une lampe à huile, Judas écrivait. Elle entendait sa respiration.
« Je n’ai été que l’instrument du destin. Quand Caïphe m’a révélé la menace, la Révélation m’a foudroyé et Elle a effacé à jamais l’ancien Judas. J’ai su alors quelle était ma mission. Et je l’ai acceptée, quitte à être voué à l’ignominie et à l’exécration pour des siècles et des siècles. »
« … que l’on sache que j’ai pris mes précautions et que d’autres sont prêts déjà qui veillent et attendent les Signes. Quand viendra le Temps, ils se lèveront et frapperont à leur tour. »
Marie Madeleine se glissa par la fenêtre et s’immobilisa sur le sol en terre battue. D’un coup d’œil, elle balaya la chambre. Une paillasse, des jarres d’huile, une corde de chanvre suspendue à une poutre, des sacs remplis d’olives, un crochet où pendait une tunique… Judas venait de cesser d’écrire. Elle se colla contre le mur, près de la table. Elle pensa au Christ, à ses mains percées, à son front déchiré…
Une sourde colère s’empara d’elle.
L’ancien disciple s’empara des feuillets de papyrus et les glissa dans un étui de cuir usé. D’une main tremblante, il saisit une cordelette qu’il noua en croix autour de l’étui. Enfin, il prit un bâtonnet de cire rouge et l’approcha de la flamme de la lampe. Quand elle tomba sur le cuir, la première goutte de cire chaude éclata comme un soleil.
— Judas ?
Il se retourna brusquement. Ses yeux étaient exorbités.
— Qui es-tu ?
Sa voix balbutiait d’angoisse.
— Tu ne me reconnais pas ?
— Non…
Madeleine se détacha du mur.
— Tu en es sûr ?
— Marie… Marie Madeleine… Mais qu’est-ce que tu veux ?
De sa main droite, elle dégrafa la fibule qui retenait les deux pans de sa robe. Le tissu tomba au sol.
— Ce que je veux ?
Un gémissement de tentation lui répondit.
— Tu crois que je n’ai jamais vu tes regards, Judas, quand ils se posaient sur mon corps ? Tu crois que je n’ai jamais deviné ton désir ?
Judas se leva, comme hypnotisé.
— Viens, maintenant.
Il avança, son corps maigre secoué de frissons.
— Viens…
Judas était au centre de la pièce. Juste sous la poutre. Marie Madeleine colla son ventre brûlant contre le sien. De sa main libre elle saisit la corde qui pendait, l’enroula autour du cou de Judas et s’y agrippa de toutes ses forces.
— … et crève !
Les talons du traître tressautèrent. Une fois, deux fois, puis ce fut le silence. Marie Madeleine, haletante, contemplait son œuvre. Ses bras tremblaient. Elle ne comprenait pas comment elle avait eu la force de ce geste. Sitôt qu’elle avait saisi la corde, elle avait tiré jusqu’à se lacérer les mains. Déjà le corps de Judas ne touchait plus terre. Dans un ultime effort, elle avait noué la corde au crochet fiché dans le mur et elle avait regardé l’ancien disciple.
Regardé mourir.
Le corps ne bougeait plus. La poutre taillée dans un tronc d’olivier était solide. La corde aussi. Elle prit un escabeau et le jeta sous le pendu. Avec un peu de chance, le suicide ne ferait aucun doute.
Maintenant il lui fallait fuir.
Un bruit de voix la fit sursauter. Elle se précipita vers la fenêtre. Le visage dans l’ombre, elle regarda dehors. Deux hommes venaient d’arriver en lisière du champ d’oliviers. L’un d’eux portait une hache. D’un bond elle traversa la pièce jusqu’à l’entrée. Si elle courait droit devant elle, les bûcherons ne la verraient pas.
En ouvrant la porte, elle vit l’étui de cuir. Les taches sombres des sceaux de cire.
Indécise, elle les compta : trois… cinq… sept.
« Rien ne doit demeurer de Judas. Rien », avait dit le Seigneur.
Elle saisit l’étui, l’enfouit sous sa robe et s’élança dans la lumière du matin.