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Rouen

29 mai 1430

 

Le printemps s’attardait sur la ville. Un vent chargé d’effluves remontait la Seine et gagnait les vieux quartiers. Dans les vergers, l’odeur lente des fruitiers montait avec le soir et enveloppait jusqu’au clocher de la cathédrale. Accoudé à un balustre, maître Roncelin, les yeux fermés, humait ces senteurs avec une joie d’enfant. Aveugle à la nuit qui tombait, sourd au bruit de la ville, il respirait le parfum de la terre. Un moment, il se crut au paradis, loin de la fureur des hommes et des soubresauts de l’histoire. Mais une odeur, âcre et imprévue, le fit sursauter. Il ouvrit les yeux et aperçut une fumée lourde et grise qui venait de la place du Vieux-Marché. Un frisson le saisit et le fit choir brutalement de son rêve. Sous le nuage qui montait à l’horizon, un rideau de flammes crépita. Effrayé, Roncelin se signa : il venait de reconnaître le bûcher que le bourreau essayait pour le supplice du lendemain.

L’odeur amère de la fumée que portait le vent le fit tousser. Il baissa les yeux vers la rue. Elle était déjà noyée dans l’ombre, pourtant on distinguait l’éclat furtif de lanternes qui se dirigeaient vers un bâtiment trapu, accolé au mur de la cathédrale. Les maîtres arrivaient un par un.

 

Traditionnellement, la loge où se réunissaient les maîtres maçons était construite contre l’édifice en cours. C’était une construction banale, faite de bois et de torchis, où les maîtres se retrouvaient pour planifier les travaux. Au centre de la loge se tenait un rectangle de plâtre qu’il fallait toujours soigneusement éviter : c’est là qu’était dessiné, à la pointe de charbon, le tracé d’architecture, l’épure que les maçons devaient réaliser. Quand la partie dessinée du bâtiment était terminée, on la recouvrait d’une nouvelle couche de plâtre et on dessinait un nouveau plan à exécuter.

En face se trouvait la place du maître de l’atelier : un siège de bois où reposait un maillet. Tout autour des bancs accueillaient les maîtres en titre et parfois les autres ouvriers. Car la loge ne servait pas que de lieu de travail, elle était aussi l’endroit, où deux dimanches par mois, on venait débattre de l’avancée du chantier comme de l’organisation de l’atelier ainsi que le prescrivaient les Devoirs qui régissaient la vie des maçons dans tout le royaume.

Ce que ne disaient pas les Devoirs, en revanche, c’est ce que faisaient, un soir de printemps, les maîtres de l’atelier qui arrivaient, d’un pas lent, devant l’entrée de la loge.

La porte ne s’ouvrait qu’après qu’on eut frappé d’une manière étrange et rythmée. Et même ce n’était pas la porte qui s’ouvrait, mais un rectangle de bois à hauteur d’homme. Là, il fallait pencher son visage dans l’obscurité et chuchoter à un auditeur, invisible et attentif, les mots de passe.

— Vitruve et Vengeance, murmura Aymon, vêtu d’une bure noire et d’une large capuche qui dissimulait ses traits.

— Entre, mon frère, et la porte s’ouvrit sur une pièce sombre où se tenait le gardien du seuil, une dague effilée à la hanche.

Une bougie s’alluma et éclaira une sorte d’antichambre étroite aux murs nus.

— Pose tes outils à l’angle de la porte. Nul n’est admis en chambre s’il ne se défait de ses instruments de travail. Nul métal ne doit souiller nos réunions.

Obéissant, Aymon tira de la musette qu’il portait sous sa bure compas et équerre, maillet et burin et les déposa à l’endroit indiqué. Il n’était pas le seul à avoir fait ce geste symbolique, des outils jonchaient le sol, parmi lesquels la règle graduée et le fil à plomb qui désignaient les maîtres.

— Maintenant, attends là, indiqua le gardien en montrant une niche avec un banc dans l’épaisseur du mur, quelqu’un viendra te chercher.

Maître Roncelin descendait lentement les escaliers vers la nef. Il se rappelait ses années d’apprentissage. Sept ans à obéir sans discuter sous la férule d’un maître rigoureux. Puis l’époque du vagabondage heureux, quand il avait parcouru le royaume de chantier en chantier. Il se souvenait encore de l’odeur des cyprès quand il avait taillé la pierre à l’abbaye Sainte-Roselyne, sous le ciel transparent de Provence. Ou de sa joie, quand à l’église de Beaulieu, remontant l’abside effondrée, il avait retrouvé, gravées dans la pierre, les marques de maçons, ses ancêtres dans le métier, qui avaient travaillé là, des siècles avant lui. Puis il était devenu maître, dirigeant à son tour, construisant des chapelles pour les confréries de pénitents, des châteaux pour des seigneurs de guerre et des églises toujours plus hautes, toujours plus belles.

Jusqu’à travailler pour le roi de France.

Et pas seulement pour lui construire palais et forteresse, mais pour lui conserver son royaume.

Quand il était arrivé à Rouen, Roncelin s’était entouré de compagnons de confiance et il ne doutait pas que le roi fasse appel à eux pour délivrer la Pucelle.

Et il avait attendu.

Toutes les semaines, un compagnon quittait Rouen et, au gré des chantiers, parvenait jusqu’à Chinon où résidait la cour de France. Là, il rendait compte des informations et des nouvelles collectées par Roncelin sur l’évolution du procès de Jeanne.

En principe, un nouveau compagnon devait aussitôt prendre la route à son tour afin de transmettre les consignes en retour.

Mais aucun ordre n’arrivait jamais de Chinon. Comme si le sort de Jeanne n’intéressait plus la couronne de France, et Roncelin en était réduit aux hypothèses les plus pessimistes.

Jusqu’à la veille, où un compagnon s’était présenté à la porte du chantier, une fleur de lys en argent suspendue à son cou. Roncelin l’avait reçu aussitôt.

Le frère n’avait eu qu’une consigne qui avait stupéfié le vieux maître :

« Récupérez le dessin de la Pucelle. »

 

Aymon sortit brusquement de sa torpeur. Le gardien du seuil lui secouait l’épaule.

— Eh bien, tu t’es endormi ? Dépêche-toi, ils t’attendent à l’intérieur.

Le compagnon se leva et se dirigea, encore étourdi, vers le rectangle de lumière qui venait de s’ouvrir dans l’antichambre. Il entra. Toute la loge était illuminée par des centaines de bougies disposées en rangs serrés entre les bancs et le centre de la pièce. Une fois que ses yeux furent accoutumés à tant de lumière, Aymon s’aperçut qu’il ne pouvait rien distinguer derrière ce mur de feu. Ceux qui l’avaient convoqué et maintenant l’observaient demeuraient invisibles. Le grincement d’une porte du côté du mur de la cathédrale, suivi d’un bruit de pas, troubla encore plus le compagnon. Mille idées confuses résonnaient dans sa tête. Qui venait d’arriver ? Pourquoi l’avait-on convoqué ?

Une voix grave brisa le silence :

— Aymon, sais-tu pourquoi tu es ici, dans la chambre ardente ? N’as-tu rien à te reprocher ?

Brusquement Aymon fut saisi d’un doute. Qu’avait-il fait ces derniers mois ? Il réfléchit comme si sa vie en dépendait. Mais, non, rien ! Rien d’autre que de tailler la pierre dans l’atelier sous la charpente de la cathédrale.

— Non, je n’ai rien fait.

La voix s’éleva, impérieuse et violente :

— Tu mens, frère !

Tout à coup la lumière se fit dans l’esprit d’Aymon. Il venait de reconnaître cette voix. La même qui, trois semaines auparavant, lui avait confié une mission particulière au Castel Vieux en lui faisant jurer le secret absolu. Une mission simple d’ailleurs : désobstruer une coursive effondrée.

Aymon souffla.

Roncelin était en train d’éprouver sa foi. Son initiation de maître venait de commencer.

— Je n’ai fait que ce qui est prescrit à un compagnon : obéir et travailler.

— As-tu obéi dans le silence ?

— Oui.

Une première rangée de bougies à gauche s’éteignit, comme soufflée par un vent invisible.

— As-tu obéi sans doute ni remords ?

— Oui.

À droite, la haie de lumière disparut comme par enchantement.

— As-tu obéi au péril de ta vie ?

Aymon balança avant de répondre. Il savait, pour l’avoir vécu lors de son passage au grade de compagnon, que, dans le rituel des augmentations de salaire, venait toujours une question piège à laquelle il fallait répondre avec une lucidité accrue.

— Non.

Devant lui la dernière barrière de lumière brûlait toujours.

— Aujourd’hui, es-tu prêt à obéir au péril de ta vie ?

Cette fois le compagnon n’hésita pas.

— Oui.

La loge plongea dans la nuit.

 

Roncelin avait des yeux de chat. Dans l’obscurité qui venait de s’abattre, il distinguait la silhouette d’Aymon. Le compagnon n’avait pas faibli. Il se tenait droit et ferme, digne de la mission qu’on allait lui confier. Le maître saisit le maillet et frappa deux coups sur l’accoudoir de son siège. Aussitôt, des veilleuses à la flamme tremblotante s’allumèrent, par groupes de trois, aux angles de la loge. Une faible lueur rayonna dans la salle. Assis sur des bancs de bois, on devinait les maîtres qui portaient de longues capuches dissimulant leur visage. On aurait dit une assemblée de spectres. Au centre, Aymon, les yeux fiévreux, fixait l’orient. Là où était Roncelin.

Le vieux maître inspira profondément avant de parler.

— Frère Aymon, les maîtres ici présents ont statué sur ton sort. Ils t’ont jugé digne d’être accepté parmi eux et de prendre rang sur la Colonne du Midi.

Un murmure d’approbation parcourut les bancs de l’assemblée.

— Frère Aymon, reprit Roncelin, nul ne peut recevoir la lumière de l’esprit, s’il n’a vaincu en lui sa part de ténèbres. Es-tu prêt ?

— Je suis prêt à vous obéir, maître, répondit Aymon avec humilité.

— Es-tu prêt à risquer le sacrifice pour le bien de l’humanité ? interrogea Roncelin.

— Ma vie vous est acquise. Commandez et j’obéirai, dussé-je périr à la tâche.

— Alors approche, ordonna Roncelin, car nul ne doit savoir quelle sera ta gageure.

Le compagnon s’avança, le cœur tonnant dans la poitrine.

— Agenouille-toi et tends l’oreille.

Aymon colla sa joue contre celle, parcheminée, du vieux maître.

— Tu n’as aucune idée de la tâche que tu vas accomplir et de ses conséquences, Aymon ! Tu vas devoir…

Un bruit de pas cadencé qui frappait le pavé de la rue résonna dans la loge. Une ronde anglaise patrouillait autour de la cathédrale, faisant sonner le fer des lances contre les murs.

— … changer le sens de l’Histoire.

Apocalypse
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