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Rennes-le-Château
17 janvier 1917
Le vent commença de souffler dès le matin. Un vent froid et sec qui faisait trembler les minces vitres de la tour Magdala. Comme chaque fin d’après-midi, l’abbé Saunière monta à pas lents l’escalier qui donnait sur le mur d’enceinte. À chaque marche, il donnait un coup de canne sur les dalles. Le tintement ferré lui servait de guide, depuis peu son œil gauche ne voyait plus clair et il craignait une chute. Le souffle court, il atteignit la terrasse.
Il avait renoncé à contempler l’immense paysage qui se déroulait sous ses pieds. La dentelle blanchie des montagnes, les prés à l’herbe rase, les troupeaux frileux de moutons serrés sous un chêne. Tout ce qui avait été sa vie de prêtre de campagne lui était devenu indifférent. Il souffla encore. Le froid lui piquait les pommettes. Dans la tour l’attendaient un feu de bois et, derrière les livres précieux de la bibliothèque, une bouteille de curaçao qui allait l’accompagner jusqu’au soir.
Il s’arrêta juste avant la porte. S’il ne voyait plus bien, son ouïe en revanche était intacte. Il lui semblait avoir entendu grincer la grille d’entrée du domaine. Le vent, sans doute. Bérenger haussa les épaules. Qui viendrait voir un prêtre usé, ruiné et mis à l’index par Rome ? Plus personne. Il n’avait même plus le droit de célébrer une messe, de baptiser un nouveau-né ou d’enterrer un mort. On avait brisé sa vocation et il finissait sa vie tel un paria.
Un nouveau grincement se fit entendre comme si on refermait la grille. L’abbé ne se retourna pas. Si un visiteur s’annonçait, Marie, sa gouvernante, aurait tôt fait de le renvoyer. Depuis sa déchéance de prêtre, elle était seule auprès de lui. En fait, elle ne l’avait jamais quitté depuis qu’elle s’était installée au presbytère.
Il était loin le temps où toute la bonne société se pressait dans sa demeure et profitait de ses largesses. Il songea à tous ceux qui l’avaient aidé et qui étaient morts depuis longtemps. Le marquis de Chefdebien, Mgr Billard, son protecteur. Tout s’était dégradé à la mort de ce dernier, en 1901. Son successeur avait engagé une véritable guerre d’usure contre Saunière depuis qu’il le soupçonnait de s’être enrichi à coups de trafics de messes. Depuis 1910, les vexations et les procès s’étaient multipliés, mais, après bien des obstacles, ses protecteurs l’avaient aidé à demeurer à Rennes-le-Château. Une victoire dont il était ressorti brisé.
Et maintenant, de tous ceux qu’il avait côtoyés, puissants et faibles, il ne lui restait plus que deux proches. La fidèle Marie et André Lévy, le jeune médecin, frère de loge pour qui il s’était pris d’affection : le fils qu’il n’avait jamais eu.
Saunière referma la porte. Un instant, la vision de Marie jeune surgit dans son esprit. Timide, le regard baissé, elle rougissait en silence devant ce curé à la carrure d’athlète que tant de femmes dans le village désiraient en secret. Bérenger chassa ce souvenir et s’assit à sa table de travail. D’une main lourde, il déplaça quelques livres pour révéler une bouteille à moitié vide. Les verres étaient dans le tiroir, il en prit un au hasard. Marie ne rentrait jamais dans cette pièce. C’était là son dernier refuge dans la débâcle morale et matérielle qui le rongeait depuis des mois. Le verre était gras et sale. Comme la table où s’entassaient des lettres d’avocat et des factures impayées.
Bérenger les regarda sans sourciller.
Depuis des mois, l’abbé ne s’apitoyait plus sur son sort. De toute façon, la France était plongée dans l’enfer de la guerre contre l’Allemagne, des millions d’hommes étaient morts et personne ne voyait quand cette apocalypse allait se terminer. « Apocalypse », la seule évocation du mot le terrifiait.
Une peur atroce lui tenaillait les entrailles. Une angoisse perpétuelle qui hantait ses nuits. Il secoua la tête comme pour protester, mais le Mal était là, rongeant chaque pensée, brisant tout sursaut de volonté.
Plus que tout, il avait voulu laisser une trace en ce monde. Le secret ne pouvait pas disparaître avec lui. Il avait reconstruit son église en y cachant des indices susceptibles de traverser le temps et de permettre à ceux qui en étaient dignes de le redécouvrir. Il avait réutilisé au mieux le dessin des Bergers.
Saunière emplit à nouveau son verre, les mains tremblantes. Il jeta un œil trouble à l’horloge et tenta de deviner la place des aiguilles. Sa vue avait encore baissé. Il ne distinguait plus les chiffres. Il se tourna vers la fenêtre. La lumière finissait de mourir.
Il réalisa soudain qu’on était un 17 janvier. Il frissonna d’angoisse. Chaque année, cette date sonnait comme un dangereux présage.
Un bruit interrompit sa réflexion. Il tendit l’oreille. L’entrée de la verrière, à l’autre bout de la terrasse, venait de s’ouvrir. La porte claquait contre le parapet. Un vent glacé s’engouffra.
L’abbé se leva.
Dehors, l’obscurité menaçait. Il s’agrippa au parapet et avança à tâtons. Sa tête tournait, ses jambes se dérobaient sous lui. Il voulut garder son équilibre mais il était comme une poupée de chiffon. Tout à coup une douleur fulgurante traversa son cerveau.
Il s’écroula sur les dalles. La nuit venait de s’emparer de lui.
21 janvier 1917
Villa Béthania
Bérenger était étendu sur son lit. Marie et André veillaient à ses côtés. Sa respiration devenait toujours plus faible. Il savait qu’il mourrait en ce jour qui, par une cruelle coïncidence, était un 21 janvier, le même jour de l’exécution de Louis XVI, le dernier roi de France à avoir connu le mortel secret.
D’un geste las de la main, il fit signe à Marie de quitter la chambre. Lévy se rapprocha du moribond.
— J’ai un secret à te confier, mon frère, prononça lentement le curé.
La confession était terminée. Un dernier râle retentit dans la chambre. André se dirigea vers l’horloge et arrêta le balancier. Il appela Marie et lui montra le visage enfin apaisé du curé de Rennes-le-Château.
— Désormais il est en Arcadie, déclara-t-il.