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Carcassonne

Évêché

12 novembre 1892

 

Mgr Billard fit signe à son secrétaire de laisser entrer le visiteur.

Depuis sa nomination à la tête du diocèse de Carcassonne, il avait à cœur de recevoir toutes les personnalités de la région et particulièrement les grandes familles aristocratiques. En ces temps où l’Église était sans cesse attaquée par les républicains, il était bon de cultiver des relations dans la noblesse locale, et le marquis de Chefdebien en était l’un des plus éminents représentants, doublé d’un donateur prodigue. Nombre d’églises dans le diocèse n’avaient pu être restaurées que grâce à sa générosité. Une tradition familiale, d’ailleurs. Depuis un siècle, les Chefdebien œuvraient, de père en fils, pour rénover les sanctuaires du Razès.

Le marquis entra. La stature haute, la démarche assurée, il portait sa cinquantaine avec grâce.

D’un geste de la main, le prélat invita son hôte à prendre place près de la cheminée. Un feu de sarments crépitait dans l’âtre, qui faisait danser des ombres rougeoyantes sur les tapisseries des murs.

— Alors, monsieur le marquis, que me vaut le plaisir de votre visite ? L’automne n’est guère une saison pour quitter votre palais de Narbonne et venir nous rendre visite. Les routes sont longues et difficiles.

Le marquis inclina la tête en signe de remerciement et se cala dans son fauteuil.

— Monseigneur, dit-il d’une voix douce, c’est toujours un honneur de vous voir et une joie que de vous parler. Si, pour cela, il faut parcourir quelques lieues et sacrifier une journée, c’est payer bien peu la chance de vous rencontrer.

— Monsieur le marquis, je partage ces sentiments. Mais vous n’avez pas fait un tel périple, j’en suis sûr, pour le seul plaisir de ma présence. Auriez-vous quelque sujet dont vous souhaiteriez m’entretenir ?

Depuis sa première rencontre avec l’évêque, le marquis savait que le prélat était un homme à la pensée rapide qui n’aimait guère se perdre en mondanités.

— Monseigneur, je vais tâcher d’être bref et précis. Comme vous le savez, nous aidons dans la mesure de nos moyens, notre sainte mère l’Église à rétablir sa primauté sur les âmes de notre belle région. Patiemment, au fil des ans, nous avons aidé à la restauration et à l’entretien de nombreuses demeures du Seigneur.

Mgr Billard esquissa une discrète bénédiction.

— Et l’Église, en mon nom, vous remercie ! Vous savez que, comme mes prédécesseurs, je prie pour l’âme des défunts de votre famille qui ont tous partagé cette louable mission.

— Et je compte bien la poursuivre. C’est pour moi une mission sacrée.

— Auriez-vous quelque projet, monsieur le marquis ?

— Il est arrivé à ma connaissance qu’un curé d’une petite paroisse, Rennes-le-Château, voulait remettre en majesté son église. Il a engagé des fonds personnels pour des travaux de première urgence, mais, bien sûr, cela n’a pas suffi.

Dans la cheminée, une brassée de sarments s’écroula dans une pluie d’étincelles. Mgr Billard ne daigna pas y accorder un regard. Il laissa continuer l’aristocrate.

— Il se trouve que le frère de ce curé est le précepteur de mes enfants. Un homme plein de talents qui me sert aussi de secrétaire pour certaines de mes affaires. Vous comprenez donc que je sois attentif à la supplique de ce curé de campagne.

Le prélat fronça les sourcils. Il se souvenait très bien du turbulent curé de Rennes-le-Château, qu’il avait dû retirer de sa cure quelques années auparavant quand il s’était attiré les foudres des autorités en raison de prêches incendiaires contre la République.

— J’aurais préféré que l’abbé Saunière me parle d’abord de son idée. C’est un bon prêtre, dynamique, entreprenant, mais impulsif. J’ai déjà dû intervenir une fois en sa faveur auprès des autorités civiles.

— Sans doute sait-il tout ce qu’il doit à votre bonté et ne voulait-il pas vous importuner une fois de plus ? Mais avant que de lui apporter mon soutien financier, je souhaitais vous en parler.

— Cette église de Rennes tombe en ruine. Si vous désirez la sauver, je ne puis n’y être que favorable. Nul doute que la main de Dieu inspire votre louable générosité.

— La main de Dieu, répéta le marquis, l’air songeur…

Mgr Billard remarqua que le visage du marquis était devenu subitement grave. Durant quelques instants, les yeux de l’aristocrate se perdirent dans le feu de cheminée comme si la lente agonie des sarments lui inspirait un parallèle imprévu. Quand il eut terminé sa méditation, il tourna vers l’évêque un visage déterminé.

— Monseigneur, je souhaiterais vous demander de m’entendre en confession.

L’évêque ne put s’empêcher de montrer sa surprise. Le marquis le prenait au dépourvu. Une sensation qu’il n’aimait pas.

— J’en serai ravi, mais rien ne presse. Vous ne semblez pas en état de péché mortel, n’est-ce pas ?

— Monseigneur…

— Je puis donc venir vous entendre à Narbonne. Ainsi je vous rendrai votre visite. Que diriez-vous du printemps prochain, lors de ma tournée pastorale ?

— Non, refusa le marquis, veuillez me pardonner d’insister, mais il en va du salut de mon âme et de bien d’autres.

Mgr Billard, cette fois, ne se laissa pas dépasser par l’étrangeté du procédé. Il agita la clochette qui était posée sur le guéridon. Un prêtre à la soutane lustrée entra et attendit les ordres.

— Joubert, avons-nous d’autres visites prévues ?

— Non, monseigneur.

— Veillez à ce qu’on ne nous dérange pas et fermez les portes de l’antichambre. Je sonnerai si j’ai besoin de vous.

 

Dans la cheminée, le feu perdait de sa vigueur. Le marquis se leva et vint s’agenouiller auprès de l’évêque.

— Mon père, pardonnez-moi parce que j’ai péché.

— Relevez-vous, mon fils, dit l’évêque et installez-vous dans ce fauteuil qui vous tend les bras. Croyez-moi, l’inconfort ne vaut rien quand il s’agit de dire la vérité.

— La vérité… murmura le marquis… alors qu’il en soit ainsi. Monseigneur, ce que je vais vous confier est un secret qui se transmet de père en fils, dans ma famille, depuis près d’un siècle. Un secret dont nous ne sommes que les dépositaires. À la vérité, nous n’en connaissons ni le sens ni la valeur. Mais en hommes d’honneur, nous passons le flambeau comme une mission sacrée.

L’évêque demeura songeur. L’« honneur », un mot en voie de disparition.

— Depuis la fin de l’Ancien Régime, chaque Chefdebien, quand il sent la fin approcher, convoque son fils aîné et lui confie ce qui doit être transmis. Moi-même, j’ai reçu ce dépôt de mon père qui le tenait du sien, une transmission ininterrompue depuis l’époque du roi Louis XVI.

La voix du marquis se fit plus grave.

— Mais, malheureusement comme vous le savez, Dieu n’a pas voulu, mon épouse et moi, nous gratifier du bonheur d’un héritier mâle. Nous n’avons eu que des filles.

L’évêque hocha la tête. Le nom des Chefdebien, qui avait traversé des siècles, allait bientôt se perdre.

— Depuis quelques années, ce secret dont je suis l’unique et dernier dépositaire me pèse. À qui le transmettre ? Je vous avoue que nombre de mes nuits ont été courtes, ces dernières années, j’avais peur de mourir sans remplir ma mission.

— Vous voulez me faire partager ce secret ? Vous n’y êtes pas obligé.

Le marquis se racla la gorge.

— Le roi Louis XVI l’a confié à mon grand-père, alors qu’il était sur l’échafaud.

Mgr Billard sursauta.

— Vous dites ?

— Vous avez très bien entendu. Mon grand-père était l’un de ces nobles francs-maçons comme il y en avait tant à l’époque. Je ne sais comment, mais il a été le dernier à parler avec le roi : celui qui a recueilli ses ultimes paroles.

— Mon Dieu, murmura l’évêque en saisissant la croix d’argent sur sa poitrine, Tes voies sont impénétrables !

— Le roi lui a confié un terrible secret, mais quand mon ancêtre a voulu le partager avec ses frères, il était trop tard. La loge avait été dissoute et la plupart de ses membres arrêtés ou en fuite. Alors le secret est devenu un secret de famille.

Le prélat laissa retomber son crucifix. Sa main droite s’éleva et fit le signe de croix.

— Au nom de Dieu, je vous écoute.

Apocalypse
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