2

 

Bethléem

An 2

 

Le village de Bethléem avait sombré dans la nuit. Seuls les chiens, à la recherche de détritus, erraient encore dans les ruelles obscures. La lune était dans son dernier quartier, faible et lointaine. Au pied du village, dissimulé dans une plantation d’oliviers, Antifax attendait qu’un banc de nuages vienne masquer les dernières lueurs. Le mercenaire grec vérifiait son équipement, ses jambières de bronze, sa cuirasse éraflée, son glaive court, quand un soldat essoufflé surgit et se posta devant lui.

— Le village est totalement cerné. Les hommes n’attendent plus que votre signal.

Antifax rengaina son glaive après en avoir vérifié le tranchant. Le soldat, les cheveux clairs en broussaille, portait un bouclier rond orné d’une rune noire.

— D’où viens-tu ? l’interrogea le Grec.

— Des terres du Nord.

Antifax hocha la tête. La garde du roi Hérode, qui régnait en Judée, était une mosaïque improbable de mercenaires venus des quatre coins du monde : Thraces, Ibères, Celtes, Germains, Nubiens… Des hommes sans foi ni loi qui n’obéissaient qu’à un dieu : l’or ! Surtout quand il était trempé dans le sang.

— Fais passer mes ordres ! Que toute la population soit rassemblée sur la place centrale. Qu’on isole les hommes par petits groupes et qu’on les enferme dans les caves.

— Et pour quel motif ?

— Un motif ? s’étonna Antifax, stupéfait, tu ne veux pas qu’on leur demande leur avis aussi ?

— Si on leur donne une bonne raison, ils seront plus faciles à séparer de leur famille.

Le mercenaire grec réfléchit.

— Dis-leur qu’on cherche un voleur qui a été blessé à la poitrine. Les hommes ne voudront pas se dévêtir devant les femmes. Ils demanderont eux-mêmes à s’écarter.

— Et ensuite ?

— Qu’on sépare les femmes des enfants. Et ne me dis pas qu’il faut un motif ! Maintenant fais passer le mot d’ordre.

Le soldat aux cheveux clairs s’inclina et disparut dans la nuit.

 

Jérusalem

La veille

 

L’Égyptien vérifia les relevés et mesura les cotes. Encore. Pour être sûr. Il posa la main sur sa barbe tressée, en un ultime geste de réflexion, et se leva. Son dos lui faisait mal : le prix à payer pour avoir passé tant de nuits dans le froid et l’humidité à étudier la voûte céleste.

D’une main, il roula la carte du ciel et la glissa dans un étui de bois. Tout ce qu’on lui avait demandé était là. Prouvé et établi. Il avait rempli sa mission.

Quand il sortit de sa chambre, un garde lui emboîta le pas. Comme toujours quand il se rendait auprès du roi.

— Hérode t’attend avec impatience, lui annonça le militaire, j’espère pour ta tête que tu ne le décevras pas.

 

La salle du trône était vide. Ni courtisans ni conseillers. Seul, assis dans un fauteuil de bois de cèdre, le roi attendait.

— Je t’écoute, Égyptien.

L’astronome se mit à genoux, sortit sa carte et la déplia avec précaution aux pieds du souverain.

— Seigneur, lorsque tu m’as offert asile et protection pour mener à bien mon étude du ciel et de ses étoiles, je savais qu’un jour viendrait où je pourrais te témoigner ma reconnaissance et ce jour béni est venu.

La face burinée d’Hérode demeura impassible. Depuis des années qu’il se battait contre sa propre famille pour conserver le pouvoir, il avait appris à maîtriser jusqu’aux inflexions de son visage.

— Le travail que tu m’as commandé, ô seigneur, a été long et difficile. Plusieurs fois j’ai dû retourner en Égypte pour visiter les archives des temples et interroger les prêtres. Ce sont des hommes méfiants, il m’a fallu vaincre bien des réticences.

Le roi leva sa main droite ornée d’un rubis tourné vers la paume.

— Sois plus concis, astronome. Tu sais ce que je cherche. Ne me fais pas attendre. As-tu trouvé le triangle ?

L’Égyptien se prosterna.

— Oui, Seigneur. Je l’ai retrouvé. Trois étoiles qui forment le triangle sacré d’Arcadie.

— Quand s’est-il produit ?

— Seigneur, comme il est indiqué sur la carte que je viens de déposer à vos pieds…

— Quand ?

La face contre le sol, l’Égyptien obtempéra.

— Il y a deux ans. Trois semaines après le solstice d’hiver.

Hérode serra le poing. Comme s’il venait de saisir au vol un ennemi invisible.

— As-tu pu établir au-dessus de quelle région s’est produit le triangle ?

Quittant le froid du marbre, l’astronome leva vers lui ses yeux brillants d’orgueil.

— Oui, Seigneur.

— Ne me fais pas languir.

— Le triangle se trouvait juste au-dessus de vos États.

Jusque-là immobile, le visage du roi se métamorphosa brusquement. Son regard s’assombrit tandis que le sang affluait à ses pommettes. Il frappa du poing sur l’accoudoir.

— Où ?

L’Égyptien se prosterna à nouveau. Un frisson zébra son échine.

— Bethléem ! Seigneur, c’est à Bethléem que se situait le centre du triangle.

Le poing d’Hérode se détendit brusquement et, d’un geste, il indiqua à l’astronome que l’audience était terminée. De l’autre main, il frappa sur une cloche de bronze. Un serviteur apparut.

— Qu’on m’amène Antifax.

 

Bethléem

 

Les mercenaires durent user d’autorité pour séparer les femmes des enfants. Les hommes avaient été plus faciles à convaincre. Déjà des cris s’élevaient de la place. Hérode avait ordonné qu’on retienne tous les enfants de moins de deux ans. Des nourrissons, des nouveau-nés étaient arrachés à leur mère et abandonnés à même le sol. Une jeune femme, en larmes, tenta de dissimuler son bébé dans les plis de sa robe. Un mercenaire la saisit par les cheveux et la jeta par terre. L’enfant heurta le pavé. Un hurlement de haine déchira la nuit. Comme un troupeau aveuglé de colère, les mères se précipitèrent sur les soldats.

Une large coulée de sang, écœurante, éclaboussait jusqu’aux chevilles les mercenaires en train de planter leur lance dans les corps qui tressautaient encore.

D’un coup le carnage cessa, Antifax venait de faire sonner le buccin. Un à un, les soldats se dégagèrent de l’enchevêtrement des corps et se rangèrent en ligne. La lune apparut. Quand le dernier homme frappa le sol du bois de sa lance pour indiquer qu’il était en position, un gémissement continu s’éleva dans leur dos. Tous les mercenaires pivotèrent. Dans la lumière funèbre qui tombait du ciel, les enfants semblaient déjà des cadavres, les visages tordus par les pleurs, comme figés dans une douleur sans fin.

Antifax fit jaillir son glaive du fourreau.

— Soldats !

Les lances s’abaissèrent vers le sol.

— Tuez-les tous !

Apocalypse
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