4

 

Jérusalem

Palais du procurateur

An 33

 

Le palais, construit par les Romains, dominait la vieille ville. Du haut des terrasses, on pouvait voir le lacis des ruelles qui serpentaient des portes de la cité jusqu’à l’esplanade du Temple. La foule grouillait entre les échoppes protégées du soleil par des toiles de couleur. Du fond des ateliers on entendait le bruit sourd des marteaux qui travaillaient sans répit le cuivre, les cris des marchands de primeurs qui s’élevaient des marchés, toute une rumeur incessante dont le tourbillon montait jusqu’au palais, pénétrait dans les pièces dallées de mosaïque et venait s’échouer dans le bureau du procurateur.

Fatigué, Ponce Pilate passa la main sur son front. Il ruisselait déjà de sueur. La fièvre sans doute qui le tenaillait depuis des jours. Il releva la tête vers le centurion qui venait de terminer son rapport.

— Quoi d’autre ?

— Une affaire délicate, Procurateur.

Pilate soupira. Depuis qu’il avait pris ses fonctions d’envoyé de Rome en Judée, il n’était question que d’affaires délicates. Il posa les mains bien à plat sur la table de marbre et attendit.

— Il s’agit d’un prophète.

— Encore un ? répliqua Pilate.

— Oui, Procurateur, encore. Rien que le mois passé, nous en avons arrêté deux en Samarie. Ils pourrissent dans une geôle. Mais ça ne sert à rien. D’autres ont surgi.

Le gouverneur ferma les yeux. Combien en avait-il vu de ces miséreux, crasseux et vêtus de haillons, qui se proclamaient le Messie ? Chaque fois, c’était la même histoire : un inconnu se levait le matin, convaincu que Moïse l’avait investi d’une mission quasi divine. Aussitôt, il battait la campagne, recrutait des disciples et appelait à la révolte. Certains prétendaient réformer la religion juive, d’autres voulaient chasser les Romains. Tous finissaient morts ou en prison.

— Et celui-là, qu’est-ce qu’il prêche ? interrogea Pilate d’un ton méprisant, que nous sommes des cochons tout juste bons à être saignés ou qu’il faut purifier le Temple de tous les prêtres en les éventrant ?

Le centurion prit un air mortifié comme pour excuser à l’avance l’énormité qu’il allait rapporter.

— Celui-là prétend être le fils de Dieu.

— Le quoi ? s’étrangla Pilate, avant d’éclater de rire, le fils de Dieu, rien que ça !

— Ce n’est pas tout, il prétend aussi sauver l’humanité tout entière.

Le procurateur eut un rictus de colère. Il le voyait bien, ce Juif sorti du néant, prêcher aux miséreux comme lui un message d’espoir. Un fou de plus qui croyait changer le monde.

— Et comment s’appelle-t-il ?

— Jésus, Procurateur.

— Des disciples ?

— Une douzaine.

— Et sa famille ?

— C’est le fils d’un charpentier.

Pilate fit tinter une clochette. Il avait besoin de glace. La fièvre le reprenait.

— Dites aux prêtres du Temple qu’il le fasse arrêter et que je n’en entende plus parler.

— C’est que justement…

— Quoi encore ?

— Caïphe, le grand prêtre, souhaite vous parler en personne de cette affaire. Il insiste beaucoup. Pour les Juifs, se dire fils de Dieu est un blasphème puni de mort. D’ailleurs il attend dans l’antichambre.

Le procurateur sentit ses tempes vibrer sous la migraine qui s’annonçait. Une fois encore, il allait devoir trancher dans les affaires religieuses des Juifs. Il détestait ça. Pourquoi ne lui avait-on pas confié une région de l’Empire où les habitants ne passaient pas leur temps à se dénoncer les uns les autres ? Pilate se sentait de plus en plus fatigué.

— Il attend depuis longtemps ?

— Depuis le début de la matinée, Procurateur.

Le gouverneur saisit la glace qu’on venait de lui apporter, la roula dans une bande de tissu qu’il appliqua sur son front. La fraîcheur lui apporta un soulagement temporaire.

— Dis-lui d’entrer.

Le centurion claqua des talons et se dirigea vers l’antichambre.

— Fils de Dieu, soupira Pilate, j’aurai tout entendu !

 

Assis sur un banc de bois sculpté, Caïphe se lissa les cheveux et regarda par les arcades la ville de Jérusalem. Dehors la foule bruissait comme un jour de prière. Malgré ses espions, le grand prêtre se méfiait de la populace. Depuis que Rome occupait militairement la contrée, les incidents se multipliaient. Des émeutes éclataient régulièrement : la rumeur d’un impôt nouveau, une altercation avec des légionnaires, et la violence se déchaînait. Dans ces conditions, il suffisait d’un prophète de malheur pour que le peuple le suive et s’attaque au clergé du Temple. Tous les prophètes agissaient ainsi. Tous sauf Jésus.

Les mains de Caïphe se mirent à trembler. Il n’avait pas été long à comprendre que ce fils de charpentier n’était pas un prophète ordinaire. À tel point qu’il avait réuni le grand conseil au complet pour demander son avis aux plus anciens. Et c’est là que tout avait dérapé.

La gorge du grand prêtre était devenue sèche. Il se sentait écrasé par le poids de la responsabilité. Ce qu’il avait appris, il ne souhaitait à aucun homme de le connaître. Quand les anciens, tremblants de peur, lui avaient révélé la vérité, il avait cru devenir fou.

Le plus vieux, Éthiopas, s’était levé, l’œil hagard et la voix chevrotante :

— Maudit ! Maudit soit le roi Hérode qui a échoué dans sa mission ! À cause de lui nous sommes damnés !

Caïphe l’avait regardé, stupéfait. Jamais pareil cri d’angoisse n’avait retenti dans l’enceinte sacrée du Temple.

Alors les vieux prêtres avaient parlé.

Et Caïphe avait écouté, terrifié et accablé.

 

Une porte claqua. Dans l’antichambre, le pas martial du centurion martela les dalles avant de s’immobiliser.

— Grand prêtre, le procurateur est prêt à te recevoir.

Caïphe se leva, les jambes vacillantes. Au fond, derrière la lourde porte de cèdre, Pilate attendait.

Et, avec lui, le sort de l’humanité.

Apocalypse
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