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Paris
Aéroport de Roissy
24 juin 2009
Comme d’habitude le hall de Roissy était bondé. Devant la queue pour la navette Paris-Toulouse, Marcas avait décidé, en attendant, de se rafraîchir au sous-sol. L’idée désormais lui paraissait nettement moins bonne. Un coup d’œil à la glace lui avait ôté bien des illusions sur sa prochaine rencontre avec Cécile à Rennes-le-Château. Il y voyait un homme aux traits tirés, aux yeux rouges de fatigue et à la barbe plus que naissante. Il tira de son sac un rasoir à main, emprunté à l’hôtel de Jérusalem, et commença le lent travail destiné à se donner figure humaine. Se raser lui avait toujours paru une corvée, mais au moins ça lui donnait le temps de se poser, de réfléchir sur la violence des derniers événements.
Tout en contemplant son visage, Antoine tenta de remettre de l’ordre dans la chronologie des dernières heures.
Il venait de sortir d’une réunion d’urgence au ministère où il avait essayé d’expliquer, à une cohorte de hauts fonctionnaires méfiants et incrédules, la succession de meurtres qui jalonnaient sa route depuis qu’il avait en charge l’affaire du Poussin. Quatre cadavres, dont ceux de trois flics, en moins de vingt-quatre heures, voilà qui avait de quoi rendre sa hiérarchie nerveuse.
— Et vous nous expliquez que toutes ces morts sont dues à un simple dessin ? s’indigna presque un représentant du ministère.
— Un dessin qui a à voir avec un mystère ancestral, celui de Rennes-le-Château, tenta de justifier le commissaire, d’ailleurs je vous ai amené toute une littérature à ce sujet.
Devant les yeux effarés de son auditoire, Antoine sortit de sa sacoche une série de livres aux couvertures criardes où l’on devinait pêle-mêle un diable grimaçant, un Christ en croix et une tour crénelée.
— Bon Dieu, c’est quoi, ce délire, laissa échapper le représentant du ministère de la Culture, déjà chauffé à blanc par le vol du Poussin, vous vous foutez de nous ?
Pour la première fois de sa carrière, Marcas douta de son pouvoir de conviction.
— C’est-à-dire que…
— J’ai autre chose à faire que d’écouter ces conneries, répliqua son interlocuteur, et pourquoi ne pas ajouter le trésor des Templiers ou l’Arche d’Alliance ?
— Justement… dit Marcas avant qu’il ne réalise qu’il s’enfonçait à pieds joints dans les sables mouvants.
Une voix calme et ferme lui coupa la parole. Celle du frère Obèse qui était revenu dans le même avion que Marcas :
— Nous aurions tous grand tort de négliger cette piste, depuis des années, nous surveillons le site de Rennes-le-Château et la faune qui fréquente les lieux.
— Mais enfin, quelqu’un m’expliquera-t-il pourquoi, depuis le début de la réunion, le nom de cette commune ne cesse de revenir ?
— Monsieur le conseiller aux Affaires réservées, débuta le frère Obèse, les musulmans ont La Mecque, les Juifs Jérusalem, les catholiques Rome, eh bien, l’ésotérisme mondial n’a qu’un centre : Rennes-le-Château.
Si c’est moi qui avais dit cela, pensa Antoine, je serais déjà révoqué ! En tout cas, chapeau, le frangin, il a scotché tout le monde !
Autour de la table, les visages s’étaient figés et attendaient une explication. Le frère Obèse, satisfait de son effet, prit tout son temps.
— Je vais essayer de faire simple.
Antoine grimaça discrètement. Ça allait être difficile. Le mystère de Rennes-le-Château, déjà énigmatique, n’avait cessé de s’obscurcir.
— En 1885 un prêtre, Bérenger Saunière, prend possession de la paroisse de Rennes-le-Château. C’est un homme jeune, apprécié de son évêque, mais qui hérite d’une église en ruine et d’une population déchristianisée.
— C’était souvent le cas à cette époque en province, intervint le représentant du ministère de la Culture, le curé était royaliste et les paroissiens républicains.
— Tout à fait. Et notre curé ne manque pas de cœur à l’ouvrage : il entreprend la restauration de l’église et là, il fait une étrange découverte.
— Laquelle ? interrogea le conseiller aux Affaires préservées, le sourcil interrogateur.
— Selon une tradition orale : des manuscrits, mais rien ne le prouve formellement. En tout cas, dès ce moment, il fouille le sol de son église, défonce son cimetière, passe ses jours à prier et ses nuits à creuser.
— Et il trouve quelque chose ?
— Les avis divergent mais, après avoir mis sens dessus dessous sa paroisse, Bérenger Saunière se met à fouiller les environs avec une prédilection marquée pour les grottes, et il n’en manque pas dans le secteur.
— Bref, votre curé s’est transformé en chercheur de trésor, mais je ne vois pas ce que…
— Les gens du pays, eux, le voient très bien, répliqua le frère Obèse. En quelques années, le curé dépense une fortune considérable, il reconstruit l’église, achète des terrains, construit un véritable domaine, avec villa néogothique, tour médiévale, rempart, parc, jardin… Sans compter qu’il tient table ouverte et reçoit des membres du gouvernement de l’époque, jusqu’à des princes de l’Empire d’Autriche-Hongrie.
Avec une forte prédilection pour des francs-maçons, songea Marcas, ce qui est plutôt étrange pour un curé réputé royaliste.
— Mais d’où venait l’argent ?
Le frère Obèse se pencha vers ses interlocuteurs.
— Pendant longtemps on a pensé qu’il avait trouvé un trésor. Les légendes ne manquent pas dans le secteur. Wisigoths, Templiers, Cathares… on a le choix et c’est ce qui explique pourquoi autant d’amateurs d’occultisme se précipitent à Rennes-le-Château.
— À commencer par François Mitterrand, précisa Marcas, qui visita le domaine de Saunière alors qu’il était en pleine campagne présidentielle.
— Élections qu’il va gagner d’ailleurs, reprit le frère Obèse tout sourire, à croire que sa visite à Rennes lui a porté chance !
— Vous plaisantez, là ?
Le frère Obèse posa négligemment sur la table une photo. On y voyait le futur président, de profil, en train de contempler une statue du diable portant un bénitier.
— Il s’agit de l’intérieur de l’église de Rennes-le-Château, entièrement redécorée par notre curé. Les symboles ésotériques abondent et le diable, à l’entrée, est un des nombreux apports de Bérenger Saunière.
— Un trésor ! s’exclama le représentant de la Culture.
— C’est ce qu’on a effectivement pensé, sauf que l’on s’est aperçu que, durant toute sa carrière, le mystérieux abbé avait reçu, de partout, des sommes considérables. Des dons, comme il disait.
— Vous voulez insinuer que…
— … que, peut-être, le curé de Rennes n’a jamais vendu ce qu’il avait trouvé, mais plutôt qu’il l’avait négocié.
Marcas regardait son frère en maçonnerie avec surprise. Jusqu’ici il avait pensé que, comme lui, le frère Obèse venait juste de se documenter sur le mystère de Saunière. Mais là, son analyse était trop fine, réfléchie… pour ne pas avoir été préparée de longue date.
— Ou alors qu’on a acheté son silence.
On frappa discrètement à la porte. Une secrétaire entra et murmura à l’oreille du chargé des Affaires réservées.
— Et vous pensez que le dessin de Poussin a à voir avec cette histoire ?
— Tous les commentateurs du mystère, justifia Antoine, mettent le tableau Les Bergers d’Arcadie au centre de l’affaire. Pour beaucoup, il permet de localiser le lieu de la cache.
— Une précision : ce tableau a été la propriété de Louis XIV. À croire que les rois à travers l’Histoire ont eu vent de ce mystère, ajouta le frère Obèse.
— Mais le dessin ? interrogea le fonctionnaire du ministère de la Culture.
Antoine en déplia une copie que lui avait fait parvenir, le matin même, Lena Venturio, la spécialiste qui en avait confirmé l’authenticité.
— En fait, le dessin est une ébauche du tableau avec lequel il présente d’importantes variantes.
— Des variantes qui peuvent se révéler très instructives, suggéra le frère Obèse.
Le silence se fit dans la salle de réunion. Chacun méditait la portée de ces dernières informations.
— Vraiment, je ne sais que penser… commença un des participants.
Le conseiller aux Affaires réservées interrompit brutalement le débat qui s’annonçait :
— Le commissaire Marcas, ici présent, est confirmé en charge de l’enquête. Son autorité s’étend désormais à tous les développements de l’affaire.
La stupéfaction s’abattit sur la réunion tandis que le frère Obèse dissimulait un sourire de triomphe sous sa main potelée.
— Commissaire, vous partez séance tenante pour Rennes-le-Château !
Un flot de paroles éclata dans la salle. Le conseiller les stoppa net :
— Messieurs, un meurtre vient d’être commis à Rennes-le-Château.
La secrétaire entra et posa l’ordre de mission de Marcas sur la table. Avant de le signer, le conseiller balaya l’auditoire du regard.
— L’information n’a pas été rendue publique pour ne pas affoler la population, mais la victime a les yeux crevés.