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Jérusalem

Vieille ville

21 juin 2009

 

Hannah avait fini son récit. Elle s’épongea le front.

— Voilà. C’était le 17 janvier 1943. Nous sommes partis de la maison. Trois jours plus tard, on venait arrêter mon père.

Marcas semblait abasourdi. Quelques jours auparavant, il avait traversé la place Colette pour aller appréhender un receleur d’objets d’art, et voilà qu’il était au cœur de Jérusalem à écouter une vieille dame lui révéler un secret de famille enfoui depuis des décennies.

— Avant d’être arrêté, votre père vous a reparlé du dessin ?

— Quand nous sommes rentrés à la maison, à Arques, mon père m’a prise à part dans son bureau. Il m’a demandé si j’avais entendu quelque chose. Je n’ai pas osé lui mentir. Il ne m’a pas grondée. Pour lui, le dessin donnait la clé d’un secret mais, pour le comprendre, il fallait aller dans l’église du curé. Il m’expliquerait quand je serais grande. Vous connaissez la suite.

— Et cet homme qu’il devait rencontrer dans la tour ?

— Un frère, en tout cas je le suppose, que les nazis avaient retourné et qui nous a dénoncés.

— Votre père l’a…

Les traits d’Hannah se durcirent.

— Il l’a tué, oui ! Il n’a sans doute pas eu le choix.

— Vous n’avez pas voulu retourner là-bas, après la guerre ?

— Non. Après la Libération, j’ai continué mes études et j’ai rencontré mon mari très jeune. Il m’a emmenée en Israël. Il y avait un pays à construire et c’est ce que nous avons fait. Je n’avais plus le dessin et pas envie de repartir sur la trace de vieux fantômes.

Marcas sentit qu’elle cherchait ses mots : ses paroles devenaient plus espacées. Il fallait qu’il abrège. De toute façon, il devait se rendre à la tenue maçonnique.

— Et voilà que j’arrive, plus de soixante ans plus tard avec ce dessin. Je comprends votre émotion. Je suis désolé du choc.

Cependant Antoine restait sur sa faim. Mille questions se bousculaient dans sa tête. Le père d’Hannah était un frère, il avait sûrement dû fréquenter une loge à Paris avant la guerre. Mais surtout, le policier commençait à avoir des doutes sur la véritable raison de l’enlèvement du trafiquant canadien. En tout cas, il ne fallait pas que l’esquisse reste chez la vieille dame. La remise officielle qui serait médiatisée risquait d’attirer les tueurs.

— Je ne sais pas comment vous le dire, mais des gens risquent de vouloir récupérer votre dessin. Ils sont prêts à tout. À tuer, s’il le faut. Je vous propose de reprendre le Poussin pour votre sécurité et aussi d’annuler la cérémonie publique de demain.

Hannah Lévy respira profondément. Elle se leva avec peine. Sa voix devint presque métallique.

— Non. C’est un signe de Dieu qu’il soit réapparu. Je veux le garder chez moi. Si vous voulez annuler la cérémonie, ça ne me gêne pas mais je ne vous rendrai pas le dessin. Comprenez-moi : c’est tout ce qui me reste des miens.

Antoine sentit au ton de sa voix qu’elle ne fléchirait pas. Au moins la cérémonie serait-elle reportée. Mais une autre idée germa en lui. Vicieuse, limpide, immorale. Si la réception était maintenue, elle attirerait l’attention de l’acheteur fantôme, le responsable du massacre de Saint-Ouen. Il suffisait de faire surveiller la maison d’Hannah les jours suivants. Tôt ou tard, il viendrait la voir, lui ou ses complices. Elle jouerait le rôle d’appât sans le savoir. Une chèvre attachée à un piquet dans l’attente du prédateur. D’un coup il éprouva du dégoût pour lui-même. Et dire qu’il allait participer à une tenue maçonnique pour célébrer les vertus de l’humanisme !

Il enfila sa veste et s’inclina devant Hannah.

— Je comprends. Nous verrons avec le commandant Steiner si la réception doit-être annulée ou non. Je vous laisse. Ne vous levez pas, je fermerai la porte en sortant.

— Merci. Tout cela m’a bouleversée. Appelez-moi demain. Et merci encore pour tout ce que vous avez fait.

Il serra sa main frêle et tourna les talons. Juste avant qu’il passe la porte du séjour, elle l’appela.

— Ça y est, je me souviens !

— De quoi ?

— Du nom du village. Il s’appelle Rennes-le-Château.

Antoine sortit et tira la porte vers lui. Il descendit les escaliers, songeur, l’esprit en ébullition. Tout se bousculait dans sa tête. Le curé richissime, l’Occupation, cette histoire de confrérie qui faisait peur au père, le dessin et l’église. Il avait mal à la tête. Sa montre indiquait 19 h 30. Il lui restait à peine une demi-heure pour se rendre à la tenue. Il poussa la porte de l’immeuble et laissa passer une jeune femme blonde qui entrait. Elle portait un bébé dans un sac ventral et paraissait essoufflée. Antoine détailla ses courbes fines le temps que la porte se referme et arriva sur le trottoir. Il avait juste le temps de repasser à l’hôtel et de se changer. Il héla un taxi et articula dans le meilleur anglais possible le nom de l’hôtel et l’adresse. La berline démarra dans un souffle. Des nuages sombres obscurcissaient le croissant de lune.

 

La jeune femme finit de monter les deux étages et sonna trois fois à la porte. Elle attendit quelques instants et sonna de nouveau. Une voix résonna en hébreu derrière la porte. Kyria se mit à hurler.

— Help me. My baby. Please.

Hannah Lévy ne comprenait pas ce que cette femme voulait. Elle regarda à travers l’œilleton. La sonnerie résonna une fois de plus. Elle ouvrit, persuadée qu’il y avait un problème. Souvent les voisins venaient la voir pour lui demander du sel ou un accessoire de cuisine. C’était peut-être une nouvelle habitante. La mère caressait la tête de son bébé emmailloté et demanda d’une voix plaintive :

— Avez-vous du lait pour mon enfant ? Pour l’amour du ciel…

Hannah restait figée sur le pas de la porte. Cette femme lui parlait en français, invoquait Dieu pour lui demander du lait. Ça n’avait pas de sens.

— Euh… non. Je…

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. D’un coup la jeune femme la poussa dans le couloir de l’appartement. Hannah vacilla et s’accrocha au buffet de l’entrée. Kyria la frappa en plein visage.

— C’est pourtant pas compliqué, la vioc ! Je veux du lait. Tu ne vas pas laisser mon bébé mourir de faim ?

— Vous êtes folle… droguée !

Sans ciller, Kyria la frappa encore. Hannah s’écroula au sol. Dans la chute, son épaule percuta l’angle droit du meuble, une douleur vive lui cisailla le haut de la clavicule. Elle essaya de se relever et vit son agresseur qui la contemplait d’un air moqueur.

— Pas la peine de me regarder avec ces yeux de chien battu, la pitié, je sais pas ce que c’est. Regarde !

Comme si c’était un vulgaire sac, elle prit son bébé par la tête, le sortit du sac ventral et le jeta à côté d’Hannah qui vit, horrifiée, la tête de l’enfant cogner contre le parquet. Ses gros yeux bleus la regardaient avec fixité. Hannah voulut lui porter secours : elle tendit le bras pour l’attraper et agrippa la barboteuse brodée. Elle finit par l’attirer contre sa tête et sentit quelque chose de dur sous ses doigts. Hannah réalisa soudain que c’était un poupon en plastique. Kyria ricana.

— Bébé va faire dodo pendant que maman va s’occuper de la mamie juive.

Elle se baissa vers la vieille dame et d’un geste sec attrapa ses cheveux de neige. Hannah hurla de douleur. Lentement, la blonde la traîna vers le salon. Hannah tentait désespérément de s’accrocher aux pieds des meubles. La tortionnaire continua de tirer sa victime sans se soucier de ses cris. Comme si c’était un fétu de paille, elle la plaqua contre le canapé.

— Heureusement que tu ne portes pas de perruque. J’aurais eu l’air fine, dit-elle en se débarrassant des maigres touffes de cheveux accrochées à ses doigts.

Hannah essayait de reprendre son souffle, mais la douleur gagnait tout son corps : sa vue se brouillait, sa gorge était comme envahie d’un plâtre chaud, ses muscles lui pesaient comme du plomb. Elle ne comprenait pas pourquoi elle souffrait autant. Elle voulut cracher mais ne parvint qu’à expulser un filet de bave. La jeune femme s’était accroupie à côté d’elle et lui caressait la tête.

— Mamie, tu vas nous faire gagner du temps. Je veux le dessin que le gentil monsieur français t’a ramené et ensuite quelques précisions. Tu réponds vite et je te laisse la vie sauve, tu me fais perdre mon temps et ce que tu viens de subir ne sera qu’un petit début d’une série de gâteries…

Malgré la douleur, Hannah sentit la colère monter en elle. Son bourreau mentait, comme les policiers qui avaient emmené sa famille il y a très longtemps. Elle l’achèverait sans doute, mais n’aurait pas la satisfaction de la voir humiliée. Sa nuque était déjà rigide, son corps ne lui obéissait plus, elle savait qu’elle ne survivrait pas à une telle épreuve. Son esprit basculait peu à peu, le décor familier de son appartement dansait devant elle. Hannah sut que son dernier jour était arrivé. À cause du dessin. Ce même dessin qui avait abrégé la vie de ses proches plus de soixante ans plus tôt. Dans un ultime sursaut, elle se redressa et fixa la jeune femme de tout son mépris.

— Je vous plains, ma pauvre fille, balbutia-t-elle. Vous avez l’air stupide.

La tueuse la regarda, interloquée. Sa tête tourna légèrement autour de son cou, comme si elle assouplissait sa nuque. Une vague de fureur indicible l’envahit. Ses mains agrippèrent Hannah par le col de sa robe de chambre.

— Tu te fous de moi, vieille truie ? De toute façon, je trouverai le dessin sans toi. Tu n’as pas eu le temps de le cacher !

Hannah tenta de réagir, mais son corps n’obéit plus. L’os de son bras droit craqua. Elle sentit la douleur, comme un souvenir. Elle était loin déjà. Quelque part en Arcadie. Dans un album photo où souriaient des fées en crinoline et des princes en souliers vernis. Elle murmura comme en extase :

— Rennes-le-Château…

Kyria leva les yeux vers le plafond et brandit son index droit sous la lumière. L’ongle pointu laqué de rouge carmin scintilla un instant et s’engouffra dans l’œil d’Hannah.

Apocalypse
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