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Au-dessus de l’Atlantique
21 juin 2009
John Miller étouffa un bâillement et rectifia le nœud de sa cravate. Comme prévu, au dernier moment, Israéliens et Syriens s’étaient découvert un point de désaccord irrémédiable. Une bande de terre, à l’extrême limite du Golan, qui bloquait toute avancée de la négociation. Jérusalem considérait cette partie comme éminemment stratégique, et Damas exigeait que le Golan lui soit restitué dans son intégralité. Jusqu’au moindre caillou.
Officiellement, Israël considérait que cette zone d’altitude pouvait servir de base de lancement de missiles contre son territoire et refusait de le voir passer sous contrôle syrien. Un argument discutable d’un point de vue militaire, mais redoutable selon l’opinion. Si la Syrie voulait conserver à n’importe quel prix ce plateau de pierres et de broussailles, c’est donc qu’elle avait l’ambition de l’utiliser militairement contre Israël. Et déjà les spécialistes de la communication du ministère des Affaires étrangères répandaient cette analyse dans les médias internationaux.
John Miller avait laissé la négociation s’enliser. Et, quand la lassitude avait gagné les deux parties, il avait abattu sa carte secrète. Le nouveau gouvernement américain était prêt à placer ce secteur sous mandat international, ce qui garantissait sa non-militarisation. Le temps que les négociateurs des deux camps réagissent à cette annonce officielle, Miller avait discrètement informé ses propres contacts politiques en Israël d’une contrepartie secrète : en échange d’un accord, l’American Faith Society était prête à investir en Israël plus de dix millions de dollars dans des projets de développement.
Bien sûr, quand il s’agirait de négocier les secteurs où cette manne financière pourrait se déverser, Miller conseillerait la création d’une fondation culturelle destinée à récupérer les œuvres d’art dérobées par les nazis, ainsi qu’à protéger et étudier celles déjà présentes dans les collections publiques israéliennes. De cette manière, le dessin de Poussin serait à leur disposition.
Il alluma l’écran plasma.
L’ambassadeur de Turquie à Tel Aviv apparut comme par enchantement. C’est lui qui, dans la journée, avait réuni les négociateurs des deux camps pour connaître leur réaction à la proposition américaine. Il voyait qu’un serviteur entrait et posait une tasse de thé sur le guéridon devant l’ambassadeur. De fines hachures interrompaient par intermittence la transmission satellite. Lui aussi commanda une tasse à l’hôtesse.
Le diplomate d’Ankara portait un costume clair, une chemise à fines rayures et, malgré les intenses tractations des jours derniers, un ineffaçable sourire.
— Bonjour, monsieur Miller. Vous atterrissez bientôt ?
John leva les yeux sur l’écran GPS au-dessus du siège.
— Si j’en crois la technologie moderne, nous nous apprêtons à passer le détroit de Gibraltar.
— J’ai hâte de vous voir, monsieur Miller, votre présence ici est très attendue.
— Entretemps, permettez-moi, monsieur Balmük, de vous remercier au nom de mon pays, pour vos incessants efforts en faveur de la paix dans cette région troublée du monde.
L’ambassadeur porta la main à son cœur en signe de remerciement.
— Savez-vous qu’il y a à peine plus d’un siècle, toute la Palestine était sous autorité turque ?
— L’empire Ottoman, répondit Miller, fut une grande puissance et l’État turc est son digne héritier.
Arak Balmük inclina la tête.
— J’ai toujours été étonné et agréablement surpris qu’un homme tel que vous ait réussi à comprendre les valeurs spécifiques de notre système politique. En particulier la laïcité qui n’est pourtant guère présente en Amérique.
Miller saisit délicatement la tasse d’où s’élevait une senteur délicate. On aurait pu croire qu’ils conversaient face à face alors qu’ils étaient distants de plusieurs milliers de kilomètres.
— La Turquie est un État laïc, certes, mais dirigé par un parti islamiste…
— … islamiste modéré. Nous sommes un pays tout en nuances.
— Il est vrai que, chez vous, même les francs-maçons ont pignon sur rue !
— Une preuve de tolérance, dans un pays musulman, vous ne trouvez pas ?
L’envoyé américain plongea ses lèvres dans le thé. Sans réponse.
— La Turquie a toujours été un pays de mélange et d’équilibre. Et son histoire réserve bien des surprises. Savez-vous, par exemple, que saint Jean, quand il écrit son Apocalypse, parle d’églises et de villes chrétiennes qui, après deux mille ans, existent toujours sur la côte turque ?
John ne réagit toujours pas. L’envoyé turc s’inquiéta subitement de l’éventualité d’avoir commis un impair diplomatique.
— Je disais cela, cher monsieur Miller, car je sais que vous dirigez l’American Faith Society et…
— Et que savez-vous donc de cette honorable société, monsieur Balmük ?
Une ride en accent circonflexe se dessina sur le front de l’émissaire d’Ankara.
— Mais qu’il s’agit d’une association caritative qui finance des opérations humanitaires. Partout dans le monde. Une excellente réputation d’ailleurs…
— Et quel rapport entre cette société et L’Apocalypse, selon vous ?
— Eh bien, je sais que votre association est surtout constituée de protestants et que depuis Luther, Calvin… (Arak faisait appel à tous ses souvenirs universitaires)… L’Apocalypse est pour votre courant religieux un texte de référence. N’est-ce pas ?
— C’est exact, fit Miller d’une voix volontairement neutre, mais en son for intérieur il jubilait. Puisque ce diplomate pensait que lui et ses amis étaient de véritables protestants, il allait lui donner une petite leçon de théologie.
Cette réponse soulagea le diplomate turc. Il osa aller plus loin dans son idée.
— Et d’ailleurs, les protestants en Amérique ne se considèrent-ils pas comme les Élus ? Ceux qui bénéficient de la grâce de Dieu ? Ceux-là mêmes qui seront sauvés quand viendra le jour amer de la Fin des Temps ?
Lentement John reposa la tasse de thé sur le guéridon. Son regard avait pris une certaine dureté.
— Avez-vous jamais songé à ce que nous faisons réellement dans cette région ?
— Eh bien, je…
— Connaissez-vous l’expression « danser sur le volcan » ?
— Non, je…
— Ne pensez-vous pas qu’en Israël l’Apocalypse soit déjà en marche ? Et qu’ici, dans ce coin du monde qui a vu naître trois religions, la fin du monde n’était en fait qu’une question de temps ?
— Ne sommes-nous pas là justement pour éviter le pire ? rebondit Arak, n’est-ce pas là le devoir, la mission sacrée des hommes de bonne volonté ?
Un rire sec s’échappa de la gorge de l’Américain.
— Bien sûr ! Sauf que si on y réfléchit de près…
— Je ne vous suis pas bien…, s’inquiéta le diplomate.
— Eh bien, pour que les Élus soient sauvés, il faut d’abord que se produise la Fin des Temps.
La tasse de thé commença de trembler imperceptiblement dans la main d’Arak.
— Je n’avais jamais envisagé que…
— … qu’il fallait que l’Apocalypse se produise pour que les Justes soient sauvés ?
— C’est un point de vue, certes…
— Ce n’est pas un point de vue, mais une vérité. L’Apocalypse, avec son lot de destructions, de sang et de larmes, est une nécessité pour que survienne le règne des Élus.
Le diplomate turc reposa sa tasse de thé. John Miller reprit la parole :
— Mais, bien sûr, cher Arak, je ne suis pas là pour parler de la subtilité théologique de l’interprétation de l’Apocalypse. Comme vous le dites très justement, nous sommes là pour éviter que la poudrière moyen-orientale n’explose et n’embrase le monde.
— Je reconnais en vous le messager de paix !
— C’est pour cela que le nouveau gouvernement américain propose de placer la partie du Golan qui pose problème sous mandat international des Nations-Unies et que, pour ma faible part, j’ai fait une offre financière pour les bonnes œuvres du gouvernement israélien.
— Une offre plus que généreuse ! Dix millions de dollars pour des fondations culturelles…
— Et si maintenant vous me disiez quel accueil a obtenu ma suggestion ?
Arak Balmük posa les deux mains sur ses cuisses.
— Mon cher Miller, la Turquie accepte votre proposition.
Une onde de satisfaction parcourut le président de l’American Faith Society.
— Mais Israël rejette votre offre.
La voix de Miller se crispa.
— Vous dites ?
— Je suis désolé, John, mais Israël ne veut pas lâcher le Golan. Vous savez quelle est la coalition au pouvoir à Jérusalem ? La plus à droite depuis des décennies. Ils veulent donner des gages à leurs électeurs.
Mais déjà John ne l’écoutait plus. Son esprit était en train de prendre de nouvelles décisions. Il se leva de son siège.
— Monsieur l’ambassadeur, je prends acte de la réponse dont vous êtes le porteur et vais la transmettre directement et sans délai au président des États-Unis.
— « Directement », vous voulez dire…
— … que mon équipe et moi-même annulons les négociations en cours. D’ailleurs…
— Mais enfin…
— Je vais abréger cet entretien, monsieur l’ambassadeur.
Le visage décomposé du diplomate se tourna vers une porte derrière le bureau.
— La Turquie fera tout ce qui est en son pouvoir pour débloquer la situation, mais je crains que…
— Bonne journée, répondit Miller d’un ton sec.
L’écran s’éteignit sur le visage stupéfait du Turc.
— Harold ?
Le jeune homme apparut comme par enchantement.
— Dites au pilote de se dérouter. Nous repartons pour Washington.
— Mais, monsieur, nous allons atterrir à Jérusalem dans moins de…
— Vous pouvez me laisser maintenant, Harold.
Sitôt seul, Miller décrocha le combiné fixé à l’accoudoir et tapa le code d’accès puis la liste des contacts. Un seul mot apparut : Darkness.
Une voix de femme répondit.
John ne prononça qu’une phrase :
— Récupérez le dessin. À n’importe quel prix.