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Rennes-le-Château
26 juin 2009
L’orage grondait à nouveau sur le village. Antoine, Cécile et le marquis avaient passé un portail attenant à l’église qui donnait sur une maison d’aspect ordinaire. Une petite pancarte qui indiquait « musée » trônait sur une plaque accolée au mur de pierre. Le marquis fit un signe au gardien qui les laissa entrer.
Marcas s’arrêta net.
Assis sur un fauteuil, engoncé dans une soutane noire, Bérenger Saunière les fixait d’un regard figé. Les lèvres minces, le visage blafard, les mains posées sur les accoudoirs, la statue de cire ressemblait à la perfection à son illustre modèle. À son côté, Marie Dénarnaud, en blouse gris et blanc, s’affairait à une tâche ménagère.
Cécile saisit la main d’Antoine.
— C’est stupéfiant. Avec le jeu de l’éclairage, ils ont l’air si réels… Ils me foutent la chair de poule.
Le marquis fit un petit signe de croix devant le curé.
— Salut à toi, mon Bérenger. Venez, ce que nous cherchons est à l’étage.
Il les précéda et grimpa une volée de marches qui débouchait sur une vaste salle. Ils s’arrêtèrent devant une grande dalle de pierre juxtaposée au mur.
— Manque de chance pour le curé, des archéologues de la Société des Études scientifiques de l’Aude avaient procédé à un relevé de la dalle avant sa profanation. Le musée l’a fait reconstituer d’après ce descriptif. D’ailleurs, si ça vous tente, la boutique à l’entrée la vend, gravée sur parchemin, pour deux euros. Là encore, les anomalies sont légion.
Un éclair stria la fenêtre, suivi d’un grondement menaçant.
Marcas et Cécile se rapprochèrent, ils n’avaient pas besoin de loupe, les caractères étaient assez gros, visibles à l’œil nu et les erreurs plus que visibles. Des lettres minuscules surgissaient çà et là, les retours à la ligne étaient reportés en dépit de toute logique. Les coupes de mots ne collaient pas, comme si la dalle avait été l’œuvre d’un enfant de dix ans ou d’un tailleur analphabète.
Stèle de la tombe de la marquise Marie de Nègre d’Ables.
Cimetière de Rennes-le-Château.
— Requies catin pace au lieu de Requiescat in pace, remarqua Marcas et catin qui signifie grotte. Voilà du grain à moudre.
— Des chercheurs ont travaillé des années entières pour décrypter cette dalle, en vain. Personne n’avait le code… Jusqu’à présent. Retournons chez moi, j’ai un exemplaire imprimé. Je vais pouvoir me servir des chiffres du bas-relief et du dessin. Je…
La voix du marquis tremblait.
— … Tant d’années passées à fouiller cette histoire sans rien trouver, et maintenant j’ai peur d’arriver au but.
Un nouveau coup de tonnerre ponctua les paroles du vieil érudit.
— Venez : nous n’avons pas de temps à perdre.
Antoine s’agitait dans son sommeil. Il marchait dans la travée centrale de l’église et aperçut, devant l’autel, la silhouette d’un prêtre, le dos tourné, en train de saluer le Christ sur la croix. À la première rangée de bancs, une vieille dame priait, le visage penché, les mains jointes. Une légère supplique s’échappait de sa bouche. Au fur et à mesure de sa progression, Antoine découvrait les tableaux du Chemin de croix, reproduisant les étapes du Calvaire. Cela lui rappelait la via dolorosa qu’il avait empruntée à Jérusalem. L’église entière suintait quelque chose de triste, de profondément désespéré, comme si les murs gardaient depuis des siècles les requêtes des fidèles. Il n’était plus qu’à trois mètres de l’autel mais quelque chose clochait. Le prêtre n’était pas dans sa robe blanche d’officiant mais portait sa soutane de jais. Antoine entendit les sanglots de la paroissienne qui montaient dans la nef. Elle avait la tête recouverte d’une voilette noire. Le curé marmonnait des paroles en latin que Marcas n’arrivait pas à comprendre. Il s’avança vers la vieille femme et lui posa la main sur l’épaule. Elle se dégagea d’un geste sec comme s’il l’avait souillée. Il recula, surpris, mal à l’aise. Tout à coup elle tourna la tête vers lui.
Antoine poussa un cri de stupeur.
Hannah Lévy le regardait de ses orbites vides. Un filet de sang coulait de sa bouche tordue. Elle lui agrippa le poignet de sa main décharnée.
— Je suis en Arcadie, je suis en Arcadie.
Elle riait en agitant sa tête d’aveugle. Ses cheveux de neige volaient dans l’air.
Il retira son bras avec dégoût et vit le curé se retourner et le contempler, les yeux aussi noirs que sa soutane. Bérenger Saunière pointa son doigt vers lui.
— Qu’as-tu fait, mon frère ? Qu’as-tu fait ?
Antoine hurla et se redressa brutalement dans le lit. Il tenta de calmer sa respiration, son cœur battait à tout rompre. Il regarda autour de lui : il était dans la petite chambre que le marquis lui avait prêtée pour se reposer. Sa montre indiquait 22 heures Sa sieste avait dégénéré en cauchemar.
Dehors, la pluie battait à grands coups contre les vitres et les murs de la vieille maison de pierre. On frappa à la porte. La voix inquiète de Cécile traversa l’huisserie.
— Antoine, tout va bien ? Je t’ai entendu hurler.
— Un mauvais rêve. Ce n’est rien.
— Alors descends. C’est important.
— Le marquis a trouvé quelque chose ?
— Il pense avoir réussi à décrypter la dalle.
Il entendit les pas de la jeune femme s’éloigner dans le couloir. Les yeux rougis, le dos courbaturé, il enfila son pantalon, un pull, et sortit de sa chambre. Le bruit sourd de la pluie qui tombait sur le toit résonnait dans toute la maison. Il descendit l’escalier et les aperçut, penchés sur la table du bureau. De Perenna releva la tête.
— Ah, mon ami, j’ai bien cru que j’allais devenir fou. Prenez un siège.
Le commissaire se posa lourdement sur une chaise de paille. L’érudit se massait les yeux.
— Je vous passe les détails. C’était à la fois simple et complexe. Les chiffres 66654 donnent un intervalle régulier de lettres que l’on doit compter sur l’épitaphe de la marquise Marie de Nègre, en omettant les minuscules ou les majuscules décalées.
Cécile glissa la photocopie de la dalle sous les yeux d’Antoine.
— Je commence donc : la sixième lettre donne N. Je passe six lettres et j’arrive à I. Vous comprenez le principe ?
— Oui, enfin je pense.
— En appliquant ce code 66654 on arrive à cinq lettres qui, réunies, forment le mot suivant : NIGLA.
Marcas se cala sur le dossier de la chaise, la nuque encore douloureuse.
— Et alors ?
— Eh bien, c’est notre amie Cécile qui a trouvé, grâce à sa brillante culture.
La jeune femme secoua la tête.
— Non, c’est le pur hasard. Lors de mon voyage à Jérusalem, j’ai assisté avec mon mari à une conférence sur les évangiles apocryphes. Or, nigla est un mot hébreu qui revient souvent.
— Et ce mot signifie quoi ?
Cécile regarda fixement son ancien amant.
— Ça veut dire : Apocalypse !
New York
24 juin 2009
Agenouillé dans la petite chapelle privée située au dernier étage du gratte-ciel, John Miller joignit les mains. Face à lui, sur l’autel, posé sur un pupitre s’étalait le Livre du Sang de Judas. Derrière, s’élevait une longue croix latine de bois noir, rongée par le temps, haute de plus de deux mètres. Une croix sans Christ.
John Miller priait pour le salut de son âme et celui des membres de la grande famille de Judas.
— Dieu tout-puissant. Tu m’as choisi pour porter le lourd fardeau de notre père bien-aimé, maître Judas. Mes mains sont rouges d’un sang qui me souille à jamais. Purifie mon âme, fais couler sur elle l’eau claire de ta source. Fais que ma mission s’achève enfin. Donne ta force à nos envoyés pour qu’ils achèvent ce qui a été commencé. Envoie-moi un autre signe pour fortifier ma foi.
Il se plaqua face contre terre et resta ainsi un long quart d’heure à méditer. Puis il se releva, se signa, rangea le Livre du Sang dans le coffre-fort et retourna à son bureau.
Un nouveau message apparut sur la boîte mail. Il reconnut l’identifiant de Tristan et Kyria.
Nous y sommes. N’attendons que votre autorisation pour agir. Ils sont comme les agneaux du sacrifice.
John Miller répondit rapidement :
Mes anges noirs. Ne tardez plus. Le Seigneur vous regarde et vous juge. Soyez impitoyables.