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Jérusalem
Grotte de Sédécias
21 juin 2009
Dix ans !
La précision du chiffre ébranla Antoine. Et Cécile était là, devant lui, menue et blonde, les yeux brillants.
— En fait, je… parce que…
— Je ne te demande rien. Que fais-tu ici ?
— En mission. Une affaire en coopération avec la police israélienne.
— Tu n’es plus aux Renseignements généraux ?
— Non, répression du trafic des œuvres d’art. Je suis passé commissaire.
Cécile hocha la tête poliment. Cette promotion ne semblait guère l’impressionner.
— J’ai appris que tu avais divorcé…
La rougeur monta au front d’Antoine et la réponse lui manqua. Durant les deux ans de leur liaison, elle l’avait supplié de quitter sa femme. Il avait toujours refusé.
— Et tu vois ton fils ?
— Oui, il vient d’avoir quatorze ans. Il est…
— Je suis sûre qu’il est déjà plus grand que toi, coupa-t-elle, je me rappelle, il promettait beaucoup.
Marcas devint cramoisi. Un après-midi, Cécile l’avait accompagné à la sortie de l’école et elle avait longuement caressé les cheveux de cet enfant qui le privait de l’homme de sa vie.
— Et toi, tu…
— Non. Ni fils ni fille.
Un coup sec retentit sur le parvis. Le maître de cérémonie, sa canne à la main, donnait le signal de pénétrer dans le Temple.
— On se retrouve après la tenue.
L’orateur avait déjà bien entamé son sujet, sous l’œil attentif du Vénérable, le rabbin Isaac. Mais Marcas ne l’écoutait pas. Dans la semi-obscurité qui baignait le Temple, il tentait d’apercevoir Cécile.
Elle avait pris place à l’extrémité de l’une des Colonnes, là où Antoine ne pouvait la voir. Il avait juste eu le temps de voir filer la longue robe noire que portaient les sœurs de la Grande Loge féminine de France. C’est d’ailleurs dans l’atelier de cette obédience qu’il l’avait rencontrée et que sa vie avait basculé. Les souvenirs affluaient, comme portés par une rivière en crue. Tout ce qu’il avait cru enfoui à jamais ressurgissait avec la puissance d’un cheval au galop. Tout. Étrangement, le souvenir d’Aurélia s’était dissipé.
Antoine, impuissant, assistait à ce déferlement de sentiments. Il serra les poings et tenta de se reprendre. Après tout, il était venu pour assister à une planche sur un sujet qui l’intéressait et il allait s’y tenir. D’un coup sec, il tourna son regard vers l’orateur.
«… comme je viens de le développer, le Temple de Salomon tient une place capitale dans l’imaginaire et le rituel maçonniques. Il est l’image, la métaphore de notre propre destin de frères. Comme lui, nous sommes inachevés et comme lui, nous aspirons à notre propre construction. »
Dans la salle, plusieurs frères hochèrent la tête. Depuis sa création, la maçonnerie s’était emparée de l’histoire du Temple de Salomon et en avait fait son mythe fondateur. Ce temple bâti à la gloire du dieu des Hébreux avait été deux fois détruit et il n’en subsistait plus qu’un long pan de mur, témoin mutilé d’un rêve d’absolu. Les francs-maçons en avaient fait le symbole de leur quête : la perfection de l’homme, toujours en chantier.
«… pour autant, le Temple de Salomon n’est pas qu’une légende des origines, il est d’abord une réalité historique dont la Bible donne une description précise, un sanctuaire religieux qui abritait un trésor spirituel inestimable dont nombre de traditions ésotériques se font l’écho. »
Au mot « trésor » un frémissement saisit l’assemblée. Antoine fixa l’orateur. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un strict complet gris, mais dont les yeux clairs irradiaient une énergie singulière.
«… les Tables de la Loi données par Dieu à Moïse, l’Arche d’Alliance, la Ménorah : le chandelier à sept branches, tels sont, parmi d’autres, les éléments matériels qui composaient le trésor déposé dans le Saint des Saints du Temple de Salomon. Or ce trésor, mes frères, a fasciné les générations de toute époque et il s’est trouvé nombre d’aventuriers pour partir en vain à sa recherche. »
Marcas hocha la tête. Il se rappelait un vieux maçon, qui, lorsqu’il était en verve, prétendait que la symbolique maçonnique du Temple de Salomon ne servait qu’à masquer la quête d’un trésor réel qui avait été préservé et dissimulé. Et il allait même jusqu’à affirmer que ce secret, transmis d’initié en initié, se trouvait désormais dans les passages des plus obscurs rituels des hauts grades. Comme si toute l’aventure maçonnique n’était qu’un jeu de piste dont le sens ultime avait fini par se dissoudre dans la nuit des temps.
L’orateur considéra son auditoire.
«… loin de moi, mes frères, l’idée de vous engager dans cette quête où tant se sont égarés. Sans doute les trésors perdus du Temple de Salomon ont-ils depuis longtemps disparu de la surface de la terre et je doute qu’ils ressurgissent jamais un jour. Pourtant, quand je contemple tout ce que la maçonnerie, par son engagement répété dans la vie sociale, a apporté à l’évolution de l’humanité, je me dis, comme La Rochefoucauld, que peut-être “nos vertus publiques ne sont que nos vices déguisés” et que, derrière les hautes réalisations de la maçonnerie doit se cacher une aspiration bien plus secrète : celle de découvrir un trésor de légende.
J’ai dit, vénérable Maître. »
Conformément au rituel, aucune approbation, ni critique, ne vint saluer le discours de l’orateur. Après les salutations d’usage, le Vénérable consulta sa montre. La planche avait duré une heure et subjugué l’assistance. Si on se lançait dans des questions, la tenue risquait de tourner au débat sans fin. Il était plus formateur que les frères demeurent en leurs interrogations et méditent ainsi par eux-mêmes.
Le Vénérable frappa un coup de maillet.
— Mes frères et sœurs, veuillez vous lever, nous allons former la chaîne d’union.
La tenue était close.
Un par un, les frères et les sœurs sortaient, commentant la planche présentée. Marcas avait le regard rivé à la porte du Temple, mais aucune robe noire n’en franchissait le seuil. Elle ne l’avait pas attendu.
— Antoine ?
La même voix douce le figea. Il se retourna d’un coup. L’orateur se tenait devant lui. La main sur l’épaule de Cécile.
Elle sourit.
— Je te présente mon mari.