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Rennes-le-Château
1er juin 1885
Il s’était levé tôt. Dans la maisonnée endormie, aucun bruit ne venait troubler la nuit qui commençait juste à blanchir au-dessus des collines. À pas lents, il passa devant la chambre de son frère. Un rayon de lumière tremblait sous la porte. Bérenger soupira : une fois encore son frère Alfred avait passé la nuit à lire à la lueur d’une maigre chandelle. Cette frénésie de lecture inquiétait toute la famille. Pour un simple curé de campagne, il n’y avait pas besoin de tant de savoir. Bérenger fit un signe de croix pour conjurer le péché d’orgueil et entama un Notre père pour l’âme de son frère, tenté par le démon de l’ambition. Tout en descendant l’escalier vers la cuisine, il se demandait comment deux frères, aussi proches dans leur enfance, pouvaient être devenus si différents à l’âge mûr. Certes, ils étaient prêtres tous les deux, mais l’identité désormais s’arrêtait là. Alfred était insatisfait, fébrile, toujours empli de projets de grandeur, Bérenger, lui, vivait dans la sereine acceptation de son destin. Ce que Dieu choisirait pour lui suffirait à sa vie.
Arrivé dans la cuisine, il alluma la mèche de la lampe à pétrole et une lumière blonde illumina les lourdes dalles du sol polies par des générations de Saunière. Délicatement pliée sur une chaise, une soutane attendait. La veille, sa mère l’avait longuement repassée en prévision du grand jour. Un sursaut d’émotion envahit Bérenger. Dans quelques heures, il deviendrait le curé de Rennes-le-Château.
Sa nomination était arrivée quelques jours auparavant de Carcassonne. Un courrier signé de l’évêque qui lui confiait le devenir des âmes de cette paroisse du Razès. Quand il avait annoncé cette nouvelle à sa famille, tous les siens avaient manifesté leur joie. Tous sauf Alfred qui, un sourire en coin, avait ironisé sur cette paroisse oubliée au milieu d’un plateau de genêts. Sans compter, avait-il ajouté, que les habitants étaient réputés pour leur mauvais esprit. Cette dernière remarque, seul Bérenger l’avait parfaitement comprise. Rennes-le-Château était un bastion républicain où les catholiques, fidèles au roi, n’étaient pas en odeur de sainteté. Les élections devaient avoir lieu bientôt et l’arrivée d’un nouveau curé pouvait troubler le jeu politique déjà très tendu. À tel point que la République se refusait de donner le droit de vote aux femmes, de peur qu’entraînées par les prêtres elles ne votent massivement pour les candidats royalistes.
Bérenger, lui, n’avait pas d’états d’âme. Royauté et Église étaient indissociables. Quant à la République et son gouvernement d’impies, il était du devoir du prêtre de tout faire en son pouvoir pour en dénoncer l’hérésie.
Dehors, la nuit finissait de tomber. L’aube perçait à travers les arbres. Bérenger tira la porte, jeta un dernier regard sur la maison de son enfance et se mit en marche d’un pas résolu.
Les chemins du Razès incitent à la méditation. Caillouteux, étroits, parsemés d’herbe rase et jaune, ils serpentent à flanc de colline, longent des lits de rivières desséchés, quand ils ne se perdent pas au détour d’une broussaille. Une métaphore de l’existence humaine, en somme, qui ne pouvait que faire réfléchir un prêtre. Ce n’était pourtant pas la première fois que Bérenger empruntait ces chemins, un bréviaire à la main et révisant son rosaire. Lors de ses rares sorties du séminaire, quand il revenait dans sa famille, il avait passé de longues heures à parcourir ces sentiers perdus. Une perdrix, escortée de ses oisillons, qui s’envolaient à travers les buis, un chêne vert au tronc perclus, déformé par le vent, tout le ramenait à son apostolat. À cette vie des hommes qu’il allait devoir accompagner, de la naissance à la mort.
L’évêque de Carcassonne lui avait confié un troupeau de fidèles dont il allait devenir le pasteur. Cette responsabilité le rendait grave et le faisait se recueillir. Peu à peu comme la côte devenait rude, il avait ralenti le pas. Au loin, le plateau de Rennes émergeait dans l’aurore, les premiers toits de tuiles rosissaient sous le soleil levant. Bérenger s’arrêta pour évaluer la distance. Encore une heure de marche et sa vie allait changer.
C’est un homme à dos de mulet que Bérenger Saunière croisa en premier. Le visage mal rasé, coiffé d’un large chapeau crasseux, il fixa le prêtre et cracha par terre.
Bérenger s’arrêta net. Il avait beau être prêtre, son sang se mit à bouillir. Nul ne lui avait jamais manqué de respect ainsi. L’Évangile avait beau enseigner le pardon des offenses, il sentit monter en lui une colère qu’il maîtrisait mal. L’homme et son mulet avaient déjà disparu au coin d’une rue. D’un pas vif, Saunière reprit sa marche vers l’église. Le village semblait à l’abandon. La plupart des maisons avaient des façades décrépies, les volets avaient perdu leur peinture, un chien aux côtes saillantes surgit au milieu de la poussière, flaira le vent chaud qui montait du Sud et déguerpit, la queue basse.
Face au nouveau curé se dressait la masse rocailleuse du château. La plupart des volets en étaient brisés, la toiture d’une des tours laissait voir sa charpente. Nul ne semblait habiter ce vaisseau fantôme. Un instant, le découragement s’abattit sur les épaules du jeune prêtre. Ce village était oublié de Dieu. Il releva la tête et vit le clocher dont la pointe brillait à la lumière du soleil. Il se ressaisit et accéléra son pas. La maison du Seigneur lui offrirait un premier asile.
Sa déconvenue fut rapide. Comme le reste du village, l’église semblait avoir été frappée de malédiction. Un corbeau, dérangé dans son sommeil, jaillit d’un vitrail fracassé en croassant de colère. Bérenger se signa. Le sanctuaire était en ruine. Les murs menaçaient de s’écrouler, des débris de tuiles s’entassaient devant l’entrée.
Décontenancé, Bérenger obliqua vers le presbytère. Il posa son sac et saisit la poignée en fer forgé. La porte ne résista pas et s’écroula d’un coup.
Le visage couvert de poussière, Saunière avança d’un pas. Devant la cheminée noire de suie, un rat le contemplait, les yeux brillants, prêt à défendre son territoire contre l’intrus.
De rage, Bérenger l’écrasa d’un coup de galoche. Désormais il était le nouveau curé de Rennes-le-Château.
Six ans plus tard
Il ne pleuvait plus dans l’église. L’abbé Saunière, comme on l’appelait désormais dans le village, avait puisé dans ses économies familiales pour refaire la toiture. Une générosité qui avait ranimé des animosités latentes. Les langues les plus venimeuses rappelaient que le père de Bérenger avait été le régisseur d’un noble et qu’il s’était enrichi à la tête d’une minoterie. Rien d’étonnant que le fils gaspille l’argent gagné sur les prolétaires qui avaient sué à couvrir de tuiles neuves le temple de la superstition, et certains avaient intrigué pour le faire déguerpir.
À la suite de ses sermons enflammés contre la République, il avait été contraint à changer de paroisse avant de revenir quelques mois plus tard, assagi sur le plan politique mais toujours déterminé à faire de sa paroisse la plus belle des alentours.
Peu à peu, les habitants avaient repris le chemin de l’église. Peu d’hommes et beaucoup de femmes. À tel point que le curé avait dû dessiner un plan d’occupation des travées pour éviter rivalités et jalousies féminines. À la messe du dimanche, il n’y avait quasiment plus de place disponible. Presque toutes les habitantes du village se pressaient pour entendre le jeune abbé prêcher du haut de sa chaire. Cette présence féminine qui entourait l’abbé Saunière ne se limitait pas à la messe dominicale, on venait plus souvent à confesse, on proposait ses services au presbytère et on parlait de plus en plus de Bérenger dans les foyers. Un sujet de conversation qui menaçait d’envenimer la paix de certains ménages.
Depuis son réveil, Saunière contemplait les deux feuilles de papier posées sur sa table. Inlassablement il reprenait le nom de ses paroissiennes : Louise Sauzède, Marguerite Clamou, Rosalie Péchou, Victoire Maury… Il y avait soixante-dix noms féminins d’inscrits. Pour chacun Bérenger revoyait un visage, un sourire, une natte sur une robe, mais aussi et surtout les confessions. Il savait tout du village : les alliances, les haines, les amours illégitimes et les bâtards insoupçonnés. Tous les secrets de la communauté finissaient dans le confessionnal comme dans un égout souterrain. À la différence que rien ne disparaissait, tout retrouvait sa place dans la mémoire subtile de l’abbé Saunière.
Encore une fois Bérenger répéta la litanie des noms de ses paroissiennes. Des femmes qu’il tenait par des liens invisibles qui allaient de la fascination à la crainte, du désir à la honte. Une toile d’araignée tissée avec patience grâce à laquelle le prêtre espérait bien prendre sa revanche.
Il se souvenait encore de ce paysan à la barbe naissante, au chapeau raide de crasse, qui avait craché sur son passage. Un exalté qui voterait républicain sans aucun doute. Un homme qui rêvait d’égalité, de partage, mais qui voudrait être l’égal de cet homme, sans éducation, ni religion ?
Saunière haussa les épaules. L’égalité, quelle folie ! Il n’y avait d’autre vérité que la soumission à la volonté de Dieu. Et si le Tout-Puissant avait choisi que vous passiez votre vie à suer sang et eau sur une terre ingrate, vous n’aviez qu’à vous résigner. Une vie meilleure vous attendrait après votre mort. Sinon, pourquoi Dieu laisserait-il vivre tant de pauvres ?
Il en discutait parfois avec son frère qui avait suivi une autre voie mais dont il restait très proche. Tous les deux mois, il lui rendait visite à Narbonne et lui demandait conseil sur beaucoup de choses. Lucide, Bérenger reconnaissait à son frère des qualités qu’il ne possédait pas, dont une intelligence sociale vive et affûtée. Alfred était devenu le précepteur attitré de la puissante famille Chefdebien et vivait dans leur palais à Narbonne.
Le curé de Rennes-le-Château fit un signe de croix. Si Dieu avait voulu que des deux frères, l’aîné soit le plus brillant, qu’il en soit ainsi. D’ailleurs, cette proximité d’Alfred avec les puissants pourrait peut-être lui servir. Il y songeait depuis plusieurs semaines. Chaque soir, il priait le Seigneur de l’éclairer sur la conduite à tenir. Devait-il, oui ou non, écrire au marquis de Chefdebien, pour lui demander une aide financière afin d’entamer la restauration de son église ?
Ce matin, quand il avait ouvert la porte et que la lumière du ciel avait inondé son regard, il n’avait plus douté.
Il lui restait encore une demi-heure avant la première messe du matin ; il s’assit à l’unique table de la maison et prit sa plume d’oie.