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New York
Manhattan
24 juin 2009
Les pages n’étaient même pas jaunies par le temps. La blancheur du papier éclatait comme au premier jour de la fabrication du livre. Les enluminures rouge et or de la couverture jetaient des reflets de feu.
John Miller caressa machinalement les bords cerclés de fer de l’ouvrage.
Chaque grand maître de la confrérie de Judas se le transmettait depuis des siècles. Le nom de chacun était dans la liste inscrite sur les deux premières pages de l’ouvrage. John Miller y avait écrit le sien comme l’avaient fait avant lui ses prédécesseurs.
Lorsqu’il parcourait ces lignes, il éprouvait un vertige. La liste des noms des maîtres de la confrérie traversait les siècles et les pays. Le premier dirigeant de l’ordre, un marchand nommé Zebdias, avait été le successeur direct de Judas, l’un de ses proches. Devenu disciple du Christ par calcul, il avait suivi Paul à travers la Grèce, après sa conversion. Il n’avait dirigé l’ordre que pendant trois ans, incapable de venger son maître. Sa meurtrière, Marie Madeleine, s’était enfuie vers la Gaule, où l’on avait perdu sa trace. Ses successeurs avaient continué leur quête qui allait bien au-delà de l’acte de vengeance.
John Miller passa son doigt sur le nom du quatrième maître. Jean de Patmos, l’auteur du seul livre sur l’Apocalypse reconnu par l’Église. Celui qui avait été choisi pour donner la vision officielle des derniers temps. Jean, retiré dans sa grotte pendant des jours et des nuits et qui en était ressorti avec son grand œuvre scellant la fin de l’humanité et le début d’une nouvelle ère.
La confrérie avait traversé les siècles, poursuivant sa mission implacable. D’une main de fer. Chaque maître portait la lourde responsabilité de décider des exécutions et de noter les noms des victimes ou, à défaut – et c’était souvent le cas –, le nombre de morts anonymes des massacres planifiés.
C’était à la fin du XIIe siècle que le grand maître de l’époque, chanoine de l’abbaye de Limoges, avait eu l’idée de ce livre pour garder la mémoire des événements tragiques. Le français était resté la langue utilisée par les grands maîtres successifs.
1282. Les vêpres siciliennes, naissance d’un enfant qui avait tous les signes à Palerme dans une famille française. Plus de mille personnes exécutées par la foule ivre de violence.
1348. Le carnage de la peste noire, douze mille Juifs massacrés à Mayence, rendus responsables de l’arrivée de la peste. Douze naissances suspectes un 17 janvier dans la population juive.
Il tournait les pages. Son regard s’arrêta sur un nom.
1430 Jeanne d’Arc, Pucelle et enceinte.
Cette note avait toujours intrigué Miller. Elle était de la main de Guy d’Arbrissol qui, devenu grand maître, avait ajouté une apostille.
Nul ne saura jamais comment cette pucelle est tombée grosse. Mais un soir l’évêque Cauchon m’a confié que la matrone qui l’avait examinée lui avait affirmé que Jehanne était enceinte de dix semaines et qu’elle ne se trompait jamais. J’eus tôt fait de calculer sur mes doigts, Jehanne donnerait un enfant deux semaines après Noël.
Miller hocha la tête. D’Arbrissol avait éliminé un messie potentiel. Il passa les époques. Les exactions sautaient parfois les continents.
1782. Gnadenhutten. Amériques. Une tribu indienne des Lenapes est capturée par les troupes américaines, tous tués et scalpés. Quatre-vingt-seize morts dont trente-huit enfants et trois identifiés par les marques.
Le Livre du Sang de la confrérie déroulait au fil des pages sa litanie de carnages et d’assassinats à travers les siècles.
1903. Massacre d’un camp de bédouins à Alep. Cinquante-six morts. Deux naissances suspectes.
John Miller savait que chacun des maîtres de la confrérie avait donné son accord en pesant longuement sa décision. Les massacres n’étaient que l’ultime solution quand l’identification précise de l’enfant à venir était impossible. Heureusement, le Très-Puissant les aidait dans cette mission effroyable, très souvent des noms de victimes isolées apparaissaient devant les dates des exécutions. Des hommes et des femmes anonymes surgis et retournés dans le néant car identifiés comme potentiellement dangereux par la confrérie.
2007. Canada. Lycée de Mount Royal. Carnage de la Saint-Valentin. Douze morts, élèves et professeurs, abattus par deux tireurs non identifiés.
Tous reposent en Arcadie, songea Miller qui était le seul à savoir que les deux tueurs étaient aussi ceux de la petite Indienne de Bombay. Ses anges de la mort, Tristan et Kyria, ses protégés. Ceux-là mêmes qui allaient enfin briser la roue séculaire des tueries.
2009. Gilles Carlino.
Le seul qui avait eu une prémonition. Dès que le village de Rennes avait été identifié, Miller avait lancé Harold sur la piste. Grâce aux blogs qui foisonnaient sur les mystères de Rennes, il avait pu lui fournir rapidement un résumé des hypothèses en cours. Carlino était le seul qui avait eu l’intuition de la vérité. À tel point que Miller avait pensé qu’il en savait plus qu’il n’en disait. Mais l’interrogatoire poussé mené par Kyria n’avait rien donné.
Il y a très longtemps, Miller avait fait un rêve étrange : il était debout au bord d’une rivière et voyait apparaître des têtes de toutes les victimes de l’ordre, par centaines, qui dérivaient au fil du courant. Les têtes ballottées par l’onde avaient toutes croisé son regard.
Son regard se détacha du livre et erra sur les tours illuminées dans la nuit. Le Seigneur avait enfin envoyé un signe fort à la confrérie. Le tombeau et ce qu’il contenait serait enfin visible et l’Apocalypse pourrait commencer.