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OTEMA
Plongée avec délice dans l’esprit de la forêt-monde, Otema s’assit à son bureau, à l’intérieur du Palais des Prismes. De son bras noueux, elle étreignit le tronc flexible de son surgeon en pot, et récita à haute voix les merveilleux versets cadencés de La Saga des Sept Soleils.
Elle narra la légende d’un terrible incendie qui avait ravagé les forêts de conifères de la planète Comptor, et comment l’Attitré de Comptor, le plus jeune des fils du Mage Imperator et aussi son préféré, avait été piégé dans sa datcha campagnarde. Alors que le feu encerclait sa résidence, le jeune Attitré avait rassemblé sa famille afin de contempler les flammes voraces. Il avait dit à ses enfants qu’ils ne devaient jamais avoir peur de la lumière, que l’éclat du feu lui rappelait les sept soleils qui brillaient au-dessus d’Ildira. Puis, par le thisme, il avait communié avec son père jusqu’aux ultimes instants, des instants atroces, répétant au Mage Imperator à quel point il l’aimait et le révérait. Puis, le thisme s’était rompu…
Cette légende émut profondément Otema, et elle la lut à la forêt-monde ; celle-ci avait elle-même une peur innée du feu. Les arbres conscients ruminaient un terrible souvenir à demi enfoui, une ancienne conflagration qui avait balayé et englouti de nombreux mondes – il y avait très, très longtemps. Otema avait essayé d’extraire cette histoire de leur mémoire, mais les arbres n’avaient pas souhaité la partager avec elle.
Le cri mental qui perça le télien surprit Otema au milieu de sa rêverie. Ce contact pressant avait été envoyé par l’un de ses pairs au Palais des Prismes. Il nécessitait son aide.
La vieille ambassadrice embrassa la situation en un éclair : l’arrivée de l’émissaire hydrogue sur Terre, son exigence de parler avec le roi Frederick, et le besoin urgent de ce dernier de communiquer avec le Président Wenceslas, en visite à Mijistra. Otema savait fort bien, depuis son service sur Terre, que le vieux monarque ne prenait aucune décision par lui-même. Il n’avait même pas l’autorité pour parler au nom de la Hanse, à moins que le Président lui en donne la permission.
Elle accusa réception via télien, et, soulevant le pot le plus proche, sortit de ses appartements aussi vite que ses jambes fatiguées pouvaient la porter. Tandis qu’elle se pressait dans les couloirs cristallins, elle percuta Nira qui sortait de sa propre chambre. Les yeux de sa jeune assistante étaient écarquillés et apeurés. Pendant qu’elle lisait La Saga aux arbremondes, elle aussi avait perçu le message d’urgence, comme tous les prêtres Verts du Bras spiral. La nouvelle de l’arrivée sur Terre de l’hydrogue s’était répandue dès que la forêt-monde en avait été informée.
— Viens avec moi, Nira, dit Otema, coupant court à ses questions. Tu pourrais m’être utile pour appeler le Premier Attitré, s’il faut interrompre une réunion entre le Mage Imperator et le Président.
Les deux prêtresses se hâtèrent vers la salle d’audience de la hautesphère. Seule une poignée de nobles et d’employés de second rang étaient là. Otema parla rudement au premier fonctionnaire qu’elle rencontra :
— Où est le Mage Imperator ?
— Il ne doit pas être dérangé, dit ce dernier en se détournant.
D’une poigne de fer, Otema saisit son vêtement à rayures étincelant.
— Je dois remettre un communiqué urgent au Président Wenceslas, de la Ligue Hanséatique terrienne. Le Mage Imperator voudra lui aussi l’entendre.
Le bureaucrate hésita, inquiet. Un instant, ses yeux devinrent vitreux, comme si le Mage Imperator percevait quelque chose par le thisme. Enfin, il dit :
— Par ici.
Les deux femmes se hâtèrent, en se partageant le poids du lourd surgeon. Otema gardait ses doigts en contact avec le tronc, prête à recevoir les informations en direct. Son interlocuteur dans le Palais des Murmures décrivait chaque événement au fur et à mesure, et ses paroles lui étaient transmises instantanément. L’imagination d’Otema reconstitua l’entrée de la sphère de confinement de l’émissaire dans la salle du Trône du roi Frederick.
Nira et elle firent irruption dans la salle de réunion privée, interrompant Basil Wenceslas au milieu d’une phrase. Celui-ci se retourna pour considérer le visage ridé et tatoué d’Otema, et il fronça les sourcils avec impatience. Otema s’avança dans la pièce sans y avoir été invitée.
— J’ai un message pour le Président Wenceslas et le Mage Imperator.
Nira installa le pot de surgeon sur une petite table, poussant de côté une statuette d’onyx poli.
Otema et le Président avaient vécu beaucoup de choses ensemble, dont la plupart empreintes de combats et de frustrations. En tant qu’ambassadrice de Theroc sur Terre, Otema avait adroitement contrarié les projets de Basil chaque fois qu’elle l’avait pu, et il le lui avait souvent reproché. Il la trouvait démodée et immobiliste, à vouloir ainsi entraver le progrès et le commerce bénéfiques à l’humanité tout entière. Elle le soupçonnait d’avoir manigancé sa mise à la retraite, pour la faire remplacer par Sarein, bien plus coopérative.
— Ces événements se déroulent en ce moment même, dit-elle.
Elle résuma rapidement l’apparition de l’orbe de guerre sur Terre, et la cuve de confinement hermétique contenant l’émissaire hydrogue.
Basil Wenceslas écouta ses paroles, d’abord contrarié, puis stupéfait. Le Mage Imperator reposait sur son chrysalit, également attentif. Le regard d’Adar Kori’nh allait de son chef à la prêtresse Verte, assimilant les renseignements.
Basil dit :
— Le roi Frederick ne peut gérer seul cette situation. Il ne l’a jamais fait jusqu’à présent. (Il leva les yeux vers Otema, mortellement sérieux.) Il a besoin de mes conseils. Pouvez-vous relayer mes instructions ? Y a-t-il un prêtre Vert près de lui ?
— Il y a un prêtre et un arbre à côté du trône.
Basil serra les poings si fort que ses ongles laissèrent des marques sur ses paumes.
— Bien. Dites-lui que…
Otema leva la main.
— L’émissaire parle. (Elle écouta les mots qui résonnaient à travers le télien de la forêt.) Il dit que les hydrogues ne toléreront pas plus longtemps les ingérences des « rocailleux » – c’est ainsi qu’ils nous appellent.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Basil.
Otema répéta les mots mêmes de l’émissaire.
— Il dit : « Nous n’autorisons plus la présence de parasites sur nos mondes. »
Basil murmura pour lui-même :
— Frederick, tu ferais mieux de ne pas t’embrouiller, cette fois… (Puis, à Otema :) Le roi a-t-il répondu ?
— Il est aussi stupéfait que vous.
— Dites-lui de gagner du temps, dit le Président précipitamment. Qu’il ne reconnaisse ni n’admette rien.
Otema transmit ces mots par télien, mais elle lui retourna un commentaire :
— Monsieur le Président, je ne crois pas que les hydrogues cherchent à obtenir de quelconques concessions de notre part. L’émissaire se contente de délivrer un ultimatum.
Basil parut frappé d’horreur.
— Ils ne nous laisseront plus approcher des géantes gazeuses ? Ridicule ! Cela signifie la fin des stations d’écopage. Plus d’ekti…
Adar Kori’nh se tourna vers le Mage Imperator.
— Seigneur, sans ekti pour la propulsion interstellaire, l’Empire s’effondrera.
— Ainsi que la Hanse, renchérit Basil. Les hydrogues vont nous affamer. Des milliards de personnes resteront isolées et mourront. Nous ne pouvons pas obtempérer… Dites cela au roi Frederick, ordonna-t-il en pointant un doigt sur Otema. Il doit le répéter à l’ambassadeur étranger. (Il baissa la voix.) Bon sang, j’aimerais pouvoir dicter moi-même ces paroles.
Après qu’elle eut relayé le message du Président, Otema lut une peur véritable sur son visage. Ni les Ildirans, ni les humains ne pouvaient supporter les restrictions que les créatures des abysses gazeux venaient d’imposer. Il ne faisait aucun doute qu’un arrêt de l’exploitation d’ekti ruinerait le voyage spatial dans la galaxie.
D’une voix sèche, Otema répéta mot pour mot la suite du message. Elle-même ne parvenait pas à croire ses paroles.
— L’émissaire dit : « Par la présente déclaration, nous interdisons l’accès à toutes les géantes gazeuses. Les usines de traitement d’hydrogène sont dorénavant prohibées dans nos nuages, et doivent être retirées ou détruites. »
Otema ferma les yeux, tâchant d’ignorer les exclamations qui retentissaient dans la pièce. L’hydrogue continua, comme s’il leur accordait une faveur :
— « Nous consentons à vous accorder un délai, bref mais suffisant, pour retirer vos stations d’écopage. Ensuite, tout parasite découvert dans nos nuages sera anéanti. »