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MARGARET COLICOS
Sur Rheindic Co, le cycle diurne durait vingt-huit heures. Mais, même avec quatre heures supplémentaires, Margaret et Louis Colicos n’avaient jamais la sensation de disposer de suffisamment de temps pour explorer les ruines klikiss.
Les deux xéno-archéologues grimpèrent dans un quartier d’habitations abandonnées, le long d’un canyon très encaissé à proximité de leur campement. Des structures convexes et des façades aux formes libres s’adossaient sous le surplomb d’une falaise. Derrière les habitations vides, des tunnels s’enfonçaient profondément dans la montagne.
Soit le canyon s’était approfondi au cours du millénaire ayant suivi la disparition des Klikiss, soit les rampes ou les marches creusées dans la falaise s’étaient érodées. DD et les trois robots noirs klikiss avaient aidé à dresser des échelles et des escaliers démontables, en profitant des saillies et des renfoncements de l’escarpement, afin que l’équipe puisse accéder plus facilement à la cité perdue. Ils venaient travailler chaque jour, dans les lueurs de l’aube colorées par le désert.
Margaret et Louis n’avaient découvert aucun puits d’ascenseur, poulie, échelle ou un quelconque moyen de transport plus élaboré permettant l’accès depuis le sol. Louis avait la certitude que l’emplacement stratégique de ces habitations était en rapport avec un agencement défensif.
— Ou peut-être que les Klikiss étaient incroyablement grands, suggéra-t-il en guise de plaisanterie. On ne sait toujours pas à quoi ils ressemblaient.
Les grands robots noirs qui se tenaient dans leur sillage, au pied du canyon aride, ne purent offrir aucune suggestion.
— Nous ne nous rappelons de rien, dit Sirix.
Louis grimaça en réponse, comme si le robot extraterrestre pouvait interpréter les expressions humaines.
— Alors, nous ferons de notre mieux pour trouver. Pour vous, et pour nous.
Arcas ne participait pas aux corvées quotidiennes autant qu’ils l’avaient espéré. Il passait le plus clair de son temps à explorer seul le paysage. Margaret ne pouvait compter sur lui que pour les communications, en dépit de sa formation de géologue. Les robots klikiss offraient une aide plus directe à leur projet.
Le travail le plus accaparant, même après un mois d’étude, consistait toujours à explorer, et à planifier les tâches. La ville extraterrestre en ruine était si vaste que la simple organisation des recherches s’avérait une entreprise décourageante. Louis déambulait dans les tunnels et les bâtisses de guingois, filmant les murs et les structures, les tuyauteries, et les mécanismes corrodés, silencieux depuis longtemps, que les Klikiss avaient laissés derrière eux.
Au début de ses études, Margaret avait visité les ruines des Anasazis à Mesa Verde, dans le sud-ouest de l’Amérique du Nord, sur Terre. Il s’agissait d’une fabuleuse métropole en briques de tourbe, qui avait survécu de nombreux siècles. La cité klikiss isolée de Rheindic Co lui rappelait les habitations troglodytes des Amérindiens. Avec son architecture fondée sur une esthétique différente, elle demeurait irrémédiablement étrangère : les murs semblaient dressés de guingois, les portes trapézoïdales n’étaient pas toujours au niveau du sol.
Margaret raclait un mur, ayant trouvé un coin miraculeusement épargné par les nombreuses marques et idéogrammes dont les Klikiss couvraient la plupart des surfaces. Elle se demanda si l’espèce insectoïde fuyait l’utilisation du papier ou d’autres méthodes de conservation textuelle, et préférait relater son Histoire et ses sciences sur les murs de ses cités.
Margaret avait déjà entrepris l’analyse chimique d’échantillons de constructions klikiss récoltés sur Corribus, Llaro et Pym, les autres mondes qu’ils avaient étudiés. Elle savait déjà que les résultats seraient les mêmes ici : les extraterrestres avaient créé un amalgame de boue, de cellulose et de silicate, combiné à un jus résineux – de la salive ? – qui liait le tout en une substance plus dure et résistante que l’acier ou le béton. Ce mélange s’avérait poreux et suffisamment stable dans le temps pour conserver les pictogrammes, les lettres et les équations mathématiques.
Au camp, Margaret disposerait de toute la nuit pour méditer sur les documents déjà synthétisés. Mais se trouver ici, encerclée par les ombres, et peut-être les fantômes, de l’espèce depuis longtemps disparue, à humer l’air sec et poussiéreux – c’était une expérience totalement différente.
Un an auparavant, dans les ruines dévastées de Corribus, Margaret avait scruté ce genre de symboles des jours durant, sans résultat. Alors qu’elle passait la nuit dans une salle vide, à regarder le clair de lune briller sur les inscriptions gribouillées, elle avait fait une découverte capitale, en reconnaissant des coordonnées de carte stellaire corrélées à des étoiles à neutrons rares. La masse d’informations qui en avait résulté avait abouti au Flambeau klikiss. À présent, elle avait besoin de nouvelles idées pour avancer dans le flot de traductions qui s’annonçait.
Elle et Louis avaient commencé à travailler en Égypte, utilisant des appareils de cartographie soniques sophistiqués, mis au point par les Ildirans. Appliquant la technologie extraterrestre à la localisation des reliques profondément enfouies dans le Sahara, les Colicos avaient trouvé une cité égyptienne entière engloutie sous les dunes. Cette incroyable découverte avait assis leur réputation d’archéologues.
À la requête des Forces Terriennes de Défense, Margaret et Louis avaient passé six mois sur Mars, loin de la base militaire. Travailler dans un environnement mortel s’était avéré fort différent du sable et de la chaleur insupportable du Sahara. Engoncés dans leur combinaison, ils avaient analysé les légendaires pyramides géométriques découvertes dans Labyrinthus Noctis, afin de déterminer l’origine de ces fascinantes formations. Après une étude intensive, les Colicos avaient émis une conclusion impopulaire, mais abondamment étayée. D’après eux, les célèbres pyramides n’étaient pas les vestiges d’une civilisation extraterrestre, mais des constructions naturelles, des excroissances provoquées par la structure inhabituelle de minéraux exposés à certaines conditions météorologiques et à la gravité réduite, sur des milliers d’années.
Les deux xéno-archéologues avaient peu de désirs extravagants, mais des passions et des objectifs communs. Ils se satisfaisaient tous deux de leur vie rude, chacun remplissant son rôle dans le couple. Ils finissaient souvent les phrases l’un de l’autre. Ils s’asseyaient ensemble, perdus dans leurs pensées, accomplissant leur travail chacun dans leur coin, en n’échangeant que de brefs commentaires. Si quelqu’un les interrogeait à ce sujet, ils assureraient avoir des conversations longues et passionnantes…
De retour d’une de ses explorations, Louis s’approcha de Margaret, occupée à regarder les inscriptions sur mur. Il portait une caméra dans une main, une torche dans l’autre.
— J’ai achevé de cartographier une autre section complète, très chère.
Elle ne leva pas les yeux.
— N’oublie pas de faire un…
— Je sais, dit-il en faisant apparaître un digidisque de sauvegarde.
— Tu sais où le mettre.
Louis le rangea dans l’un des réduits klikiss. Il négligeait souvent les précautions élémentaires, mais Margaret avait appris la leçon. Au cours de fouilles précédentes, il leur était arrivé à de nombreuses reprises de perdre des données, à cause d’orages électriques, de tempêtes de sable ou de crues subites.
Tous les deux retournèrent au travail dans un silence indifférent, mais qui résultait d’une longue et intime camaraderie. Margaret et Louis avaient fondé leur relation sur les mêmes goûts intellectuels, à force de passer du temps ensemble loin de toute civilisation. Ils avaient enfin cédé au bon sens et s’étaient mariés en se passant de la frivolité puérile d’une romance, comme s’il s’agissait d’un contrat d’affaires.
Louis la laissa pour aller continuer ses investigations dans l’une des salles abritant la plupart des machines klikiss. Il soutenait que certains des appareils extraterrestres mis en réserve disposaient encore de sources d’énergie : régulateurs d’air, pompes, systèmes hydrauliques. La ville, pensait-il, était encore vivante mais endormie. Il était certain de pouvoir la réveiller, avec l’intuition et la persévérance adéquates.
Margaret se souvint d’une chose à faire. Avant qu’il soit arrivé hors de portée de voix, elle lança :
— Cette nuit, Louis – rappelle-toi l’anniversaire d’Anton.
— Oui, très chère. On demandera à Arcas d’envoyer un message. Sinon, il croira qu’on l’a oublié.
Margaret savait toutefois que leur fils unique était absorbé par ses études à l’université. Il traduisait des manuscrits anciens, et réinterprétait les mythes et légendes terriens. Anton Colicos s’était imposé comme un lettré aussi obsessionnel que ses parents. Il avait offert à sa mère une petite boîte à musique antique, que celle-ci transportait sur elle lors de chacune de ses fouilles. Le jeune homme connaissait la fierté de ses parents à son égard, bien qu’ils s’avèrent souvent trop occupés pour le lui rappeler.
De la salle où il s’était rendu, Margaret pouvait entendre Louis frapper et bricoler l’appareillage klikiss. Laissant vagabonder ses pensées, elle parcourut les couloirs vides, traversant des salles encombrées de piles de données, de littérature et d’activités scientifiques à traduire. Peut-être n’était-ce rien d’autre que des graffitis obscènes pour insectes…
Les Klikiss racontaient-ils des histoires à haute voix comme les humains et les Ildirans, ou constituaient-ils une espèce purement rationnelle ? Et pourquoi s’étaient-ils éteints ? Ces questions tictaquaient en elle comme autant de bombes à retardement, lui donnant l’impression que si elle n’y répondait pas bientôt, il serait peut-être trop tard.
Après une autre journée de recherches fructueuse mais anodine, Margaret fut interrompue par le bruit des pas amortis de DD, leur loyal comper.
— Ohé ! Ohé ! Margaret, Louis ? Vous m’avez demandé de venir vous chercher à la tombée de la nuit. Je vous ai déjà préparé un bon dîner. Je suis sûr que vous allez adorer ma nouvelle recette. N’est-ce pas le bon moment pour terminer vos occupations de la journée ?
Frottant sa nuque ankylosée, Margaret se tourna pour regarder le comper.
— Ce n’est jamais le bon moment pour arrêter, DD, mais on ne terminera pas aujourd’hui. Va avertir Louis. Il a probablement la tête fourrée dans un générateur extraterrestre.
Elle indiqua un corridor, et le comper Amical se hâta au-dehors, criant le nom de Louis.
Ensemble, les trois compagnons redescendirent le long des échelons de métal. DD ouvrait la marche, portant une torche et se déplaçant à reculons pour éclairer leur chemin. Le comper ne ratait pas une marche, mais il les avertissait fréquemment des bosses en travers du passage et des arêtes dures le long des échafaudages.
— Attention… attention…
Bientôt, il leur rappellerait certainement qu’il comportait un module de premiers secours dont ils pouvaient charger les données dans sa mémoire limitée, s’ils avaient besoin de ses services en tant que chirurgien urgentiste.
Quand Margaret atteignit le pied de la falaise, après la longue descente, ses jambes l’élancèrent. Louis mit un bras autour de son épaule.
— Veux-tu que je t’aide, très chère ?
— Tu es aussi fragile que moi, l’ancien, répondit-elle. Mais je suis sûre que le repas gastronomique que DD nous a préparé va me remettre sur pied.
— J’espère que ce n’est pas encore son « tartare de tambouille ».
— Je lui indiquerai tes goûts culinaires, Louis.
Tandis qu’ils descendaient le canyon rocheux décapé par des crues oubliées depuis longtemps, Margaret se retourna pour regarder les hautes falaises, la cité perchée tout en haut, hors d’atteinte.
— Je me demande si les Klikiss ont jamais eu d’arthrite, dit-elle à haute voix. Si c’était le cas, comment donc revenaient-ils chez eux ? Je ne voudrais certainement pas grimper des marches comme ça tous les jours.
— En particulier s’ils avaient des jambes multiples, ce qui semble probable, releva Louis. Peut-être qu’une fois remontés, ils se contentaient de rester à l’intérieur.
Margaret leva les yeux vers les ombres du canyon qui devenaient plus épaisses, considérant l’emplacement peu pratique de la ville.
— Cela semble représentatif de leur architecture, pourtant. Tu te rappelles des hautes tourelles de Llaro ?
Les constructions, sur cette planète sèche et herbeuse, évoquaient de grandes termitières : des piliers extrudés à partir du même composite de boue et de silice, troués de tunnels interconnectés qui ne ressemblaient pas à des voies principales. Certains tunnels menaient au niveau du sol, mais ceux-ci ne paraissaient pas plus larges que les passages plus élevés, suggérant ainsi qu’il n’y avait pas de trafic plus intense en bas qu’en haut. Les fenêtres des tours étaient larges, dangereusement ouvertes sur le précipice.
Soudain, Margaret se mit à rire.
Louis la regarda. DD, suivant sa programmation d’Amical, comprit qu’il était poli de rire avec ses maîtres humains : il simula un gloussement, bien qu’il n’ait aucune idée de la plaisanterie en question.
— C’est tellement simple, l’ancien ! dit Margaret. Et évident. Pourquoi ne l’a-t-on pas vu avant ?
Louis sourit à sa femme. Quand elle déclarait avoir fait une découverte importante, elle avait presque toujours raison.
— Bien, très chère, vas-tu me le dire, ou me laisser mourir d’incertitude… ou de vieillesse ?
Margaret fit un geste ample vers le front de la falaise et indiqua le roc à pic, la montée inaccessible, le large surplomb ouvert sur le vide. Elle lui fit un grand sourire, sachant que cette découverte leur ferait réévaluer leur compréhension fondamentale de la biologie extraterrestre.
— Ils pouvaient voler, bien sûr. Les Klikiss volaient !