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RLINDA KETT
Dans la ceinture d’astéroïdes entre Mars et Jupiter, les Forces Terriennes de Défense avaient entamé le plus vaste projet de construction militaire de toute l’histoire humaine. Des récupérateurs spatiaux collectaient des blocs riches en métaux, les déroutaient de leur orbite puis les regroupaient en amas hétéroclites.
Des centaines de milliers d’ingénieurs de haut niveau s’étaient installés sur le gigantesque site orbital, formant une multitude d’équipes. Une seconde vague avait suivi : personnel d’entretien, casemates temporaires, nourriture, eau, carburant et autres ressources. Les chantiers se poursuivaient sans répit.
La Ligue Hanséatique terrienne avait débloqué le financement et recruté la main-d’œuvre nécessaires à l’exécution du projet de mobilisation. Le roi Frederick avait tenu au peuple des discours sur la nécessité de se sacrifier pour le bien de l’humanité. Tous devaient s’unir contre cet adversaire aussi mystérieux que destructeur.
La colère et la peur sévissaient partout dans les colonies. Les attaques extraterrestres semblaient ne suivre aucun plan cohérent : deux stations d’écopage de Vagabonds, quatre lunes inhabitées, et une plate-forme technique d’observation. Les chefs politiques avaient exigé que les FTD augmentent au maximum leurs moyens de défense contre l’ennemi inconnu, quel qu’en soit le prix.
Rlinda Kett, cependant, avait l’impression de payer un prix plus élevé que quiconque. Elle se trouvait dans un salon plongé dans la pénombre d’une station administrative, aux abords du chantier spationaval où des ingénieurs de construction et des gestionnaires de stock se déplaçaient au milieu de vaisseaux réarmés. Désespérée, Rlinda contemplait les immenses fanons d’acier des charpentes, les coques en cours d’assemblage, les propulseurs surpuissants greffés sur les cargos réquisitionnés – parmi lesquels figuraient ses pauvres vaisseaux. Un véritable carnage, qui la rendait malade. Sa flotte marchande ne serait plus jamais la même.
Lorsque la porte du sas s’ouvrit dans un chuintement, Rlinda était trop occupée à ruminer sur son siège pour se retourner. La dernière chose qu’elle souhaitait au monde, c’était une conversation courtoise avec l’un de ceux qui avaient confisqué, avec de feintes excuses, trois de ses quatre cargos marchands afin de les convertir en vaisseaux de reconnaissance et de fourniture.
Une simple loi – promulguée sans remords par le roi Frederick et signée par quelque fonctionnaire n’accordant aucune attention aux papiers qui atterrissaient sur son bureau – avait privé Rlinda de ses rêves, ainsi que de l’essentiel de son gagne-pain. Le paiement symbolique des FTD lui suffirait à peine pour s’acheter des rations pour un an.
Le son qu’elle entendit, cependant, ne fut pas celui d’un bureaucrate ou d’un gestionnaire, mais la voix amicale de Branson Roberts, dont le Foi Aveugle faisait partie des vaisseaux réquisitionnés.
— Ils auraient au moins pu nous offrir quelque chose à boire, dit-il en s’avançant, et Rlinda fit tourner son siège avec un sourire pâle. Une bonne rasade d’alcool fort, histoire de soulager ma migraine.
Rlinda passa un bras autour de sa taille et le serra contre elle.
— Tu es un bon pilote, BeBob. Ça te dit, une lettre de recommandation ? Tu pourrais obtenir un poste sur les vols de reconnaissance, en tant qu’expert. Les FTD t’attribueront un salaire de misère, et tu auras toutes les rations que tu pourras manger.
— Toutes les rations que je pourrai digérer, tu veux dire, grommela-t-il. Elles n’ont rien à voir avec ta cuisine, Rlinda.
— Tu es gentil.
Il se pencha pour l’étreindre plus fort, et elle lui posa un baiser sur la joue. Ses cheveux grisonnants, frisés, un peu trop longs, s’agitaient comme un minuscule nuage d’orage au-dessus de son crâne. L’âge avait quelque peu détendu la peau de ses joues ; avec ses grands yeux bruns, il avait un air de chien battu. Ils avaient été mariés cinq ans – des années de passion, durant lesquelles tous deux avaient appris qu’ils n’auraient pas supporté de passer le reste de leur vie ensemble.
— Je suis heureux de voir qu’ils t’ont laissé le Curiosité Avide, dit BeBob.
Rlinda haussa les épaules.
— Un prix de consolation plutôt maigre après avoir confisqué ma flotte. Mais j’en prendrai mon parti, je suppose.
Elle se hissa sur ses jambes, et ils regardèrent l’effervescence qui régnait au-dehors. Des découpeurs et des soudeurs emportaient des éléments extrudés par des hauts fourneaux automatiques. Des techniciens de l’armée écorchaient le revêtement extérieur du vaisseau commercial immobilisé. Rlinda se lamenta à la pensée des années d’investissement et de dur labeur que représentaient ces vaisseaux pour les marchands qui avaient été contraints de s’en dessaisir.
— Peut-être vais-je m’engager pour l’une des missions de cartographie des géantes gazeuses, marmonna BeBob. J’ai entendu dire que le général Lanyan recherchait des pilotes dotés de bons réflexes afin d’aller traquer ces extraterrestres. Ils me rendront peut-être le Foi Aveugle.
— Écris ta requête, dit Rlinda. Tu sais que je la signerai.
BeBob et elle se tinrent compagnie, dans le silence ouaté du salon plongé dans l’obscurité. Ils contemplèrent les ténèbres de l’espace, où luisaient les coques métalliques sur lesquelles se réfléchissait le soleil, et les astéroïdes miniers. Sur le velours noir de l’univers, les étoiles brillaient comme des balises derrière la somptueuse Jupiter.
Rlinda s’anima enfin.
— Il est temps que je retourne sur le vaisseau qui me reste. Tu as raison, j’ai de la chance de l’avoir encore… et pour l’instant au moins, la cuisine est pleine de provisions. (Elle haussa les sourcils.) Est-ce que tu te laisserais tenter par un bon dîner ? Il me reste quelques ingrédients theroniens intéressants, et il y a une recette spéciale que j’aimerais tenter.
BeBob la regarda en rayonnant. Il tortilla comiquement son bras derrière le dos, comme si elle le forçait.
— Aïe, d’accord, d’accord ! Tu m’as convaincu, dit-il avant de continuer, plus sérieux : Oui, Rlinda, j’aimerais beaucoup. Ce sera probablement l’un des derniers repas de luxe que je ferai avant un bon moment.
Rlinda se tint à son côté, les yeux perdus dans les étoiles.
— Que nous ferons tous les deux, rectifia-t-elle. Les temps promettent d’être rudes.