55

LE ROI FREDERICK

—J’ai demandé à te voir en privé, déclara Basil Wenceslas, car il est temps que nous discutions de ta retraite.

Un sourire remplaça très vite l’expression de surprise de Frederick.

— C’est bien de temps qu’il s’agit, Basil. Quarante-six ans sur le trône ? Je suis las, et j’attendais depuis longtemps que tu m’annonces mon remplacement. Tu ne recevras aucune plainte de ma part. Ce rôle a assez duré. Veux-tu un verre, Basil ?

Il se dirigea vers le buffet où il gardait ses meilleurs xérès. Son vice préféré.

Le Président arpentait la salle de réception privée, peu disposé à s’asseoir.

— Non.

— Dans ce cas, je prendrai le tien.

Frederick se versa un doigt de vin ambré d’une carafe de cristal taillé, regarda son interlocuteur, puis ajouta une seconde rasade. Le souverain de tous les hommes n’avait pas besoin de permission.

Il était au courant que Basil et les dirigeants de la Hanse cherchaient à le remplacer. Il n’avait pas la naïveté de croire que le Président ne faisait pas de projets en ce sens depuis le début, même s’il les tenait secrets. Son propre réseau d’espions avait appris à Frederick l’existence d’un premier remplaçant, le prince Adam. Mais ce candidat avait échoué, car il s’était montré trop indocile et peu approprié aux desseins de la Hanse. Frederick espérait depuis des années transmettre la couronne à un successeur. Honnêtement, il était surpris que Basil ait attendu si longtemps pour lui faire cette annonce.

Il sirota longuement son xérès.

— J’attendais ma retraite avec impatience. Je suis fatigué que tout le monde observe mes actes nuit et jour.

Perplexe, Basil étendit les bras pour embrasser l’opulence du Palais des Murmures.

— Je ne te comprends pas, Frederick. Tu possèdes tout ce qu’une personne pourrait désirer. Pourquoi rêves-tu de partir ? Cela n’a aucun sens.

— Nous ne nous ressemblons pas, Basil. Tu n’imagines pas de quitter ton travail, alors que je me languis de mettre un terme à tout… ceci.

Basil prit enfin un siège.

— Si je devais me retirer et me « relaxer », il ne s’écoulerait pas six mois avant que je me jette du haut d’une falaise.

— Je n’en ai jamais douté, mon vieux camarade, dit le roi.

Tous deux avaient commencé à œuvrer pour la Hanse à peu près à la même époque – Basil s’élevant rapidement à l’ombre du précédent Président, pendant que le jeune acteur suivait des cours et des entraînements rigoureux –, mais Frederick avait toujours été très en vue. Il avait gouverné la Terre et les planètes sous sa sujétion pendant près d’un demi-siècle, et c’était bien assez. Il continua de siroter son xérès.

— Basil, je suis fichtrement fatigué des cérémonies, des drapeaux au vent et des foules qui applaudissent le moindre de mes mouvements. Comme si marcher dans une salle, ou me tenir sur un balcon, suffisaient à frapper de respect et de crainte le cœur de mes sujets.

La voix du Président était calme lorsqu’il parla :

— La plupart des gens envieraient un tel sort.

— Alors vas-y, choisis l’un d’eux et donne-lui mon poste !

Le roi s’installa confortablement dans un fauteuil damasquiné d’or et incrusté de joyaux. Son garnissage avait été brodé par une centaine d’artisans différents, formant des motifs et des formes géométriques que Frederick avait cessé depuis longtemps d’apprécier. Il laissa échapper un long soupir.

Il se rappela le jour où il avait revêtu la cape de Grand roi. Les chefs de la Ligue Hanséatique terrienne lui avaient inventé son passé, lui forgeant une identité tandis qu’ils effaçaient son ancienne vie. À cette époque, Frederick avait considéré qu’il y gagnait, grisé par le luxe et les ornements du pouvoir.

Toutefois, même les meilleures choses finissent par lasser.

L’un dans l’autre, Frederick pensait qu’il avait été un bon roi. Ce n’était pas un imposteur, pas un personnage des aventures du Prince et le Pauvre 4, car il n’avait existé aucun roi Frederick « réel ». Il avait créé ce personnage, joué son rôle. Et de façon honnête, estimait-il.

Son prédécesseur avait été le roi Bartholomé, un homme gentil et exubérant avec lequel Frederick s’était bien entendu. Bartholomé avait été son mentor, tel un authentique roi avec son vrai fils. Avant sa retraite, ils avaient discuté de leur situation en toute sincérité. Le jeune Frederick avait alors eu du mal à croire que le vieux monarque était prêt à passer la main sans discussion. Aujourd’hui, il le comprenait parfaitement.

La Hanse avait soigneusement mis en scène la mort de Bartholomé, publiant un communiqué de son médecin de cour personnel, selon lequel il était « mort paisiblement dans son sommeil ». Puis, on avait donné à l’ex-roi un nouveau visage, une nouvelle identité, et il avait vécu les deux décennies suivantes sur Relleker, dans un confortable et merveilleux anonymat. Oui, il avait abandonné le Palais des Murmures et le trône, mais il avait gagné bien plus…

Basil se carra dans son siège et leva les yeux vers le vieux dirigeant.

— Ne t’inquiète pas, Frederick, nous prendrons soin de tout lorsque tu te retireras.

— C’est ce que tu m’as promis, Basil. Je te fais confiance.

Le Président gloussa.

— Peu de gens me disent encore cela, Frederick. J’apprécie.

Le roi se servit un deuxième verre de xérès, feignant d’ignorer le regard désapprobateur de Basil. Au cours des années, des doutes avaient commencé à le ronger, à mesure qu’il constatait les manipulations retorses de la Hanse. Toutefois, il ne remettait jamais en question les ordres de Basil, et obéissait à tout ce qu’on lui ordonnait de faire. Il s’en lavait les mains.

Un homme, fût-il un Grand roi, méritait-il une telle adulation ? Les peuples des colonies humaines le traitaient comme un dieu. Et lui, qui avait été forcé de prendre le faux nom de Frederick, n’avait été choisi que pour son physique particulier, son charisme naturel, son timbre de voix parfait – et une malléabilité certaine.

Tout cela avait été accidentel, cependant. Si une caméra d’observation n’avait pas capté son image et, sans qu’il en sache rien, s’il n’avait pas passé le test rigoureux de visionnage, il aurait mené une vie tranquille. Il aurait sans doute eu une famille, des fils et des filles bien à lui. Vivre dans une petite maison ne l’aurait pas gêné, aussi longtemps qu’il y aurait eu de la compagnie, même si cela signifiait qu’il n’aurait jamais marqué de son empreinte l’univers, le monde – ni le pâté de maisons où il aurait habité. Était-ce si important ?

— Fais ce que tu penses être le mieux, Basil, dit-il, mais occupe-t’en bientôt, s’il te plaît.

Il enviait son successeur, quel qu’il soit… et le plaignait en même temps.

 

 

 

 

4. Le Prince et le Pauvre, roman de Mark Twain (1881).

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