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DIO’SH LE REMÉMORANT
Dio’sh le remémorant tremblait d’appréhension, tandis qu’il attendait d’être reçu en audience privée par le Mage Imperator.
Dans l’esprit des Ildirans, le dirigeant suprême était ce qui se rapprochait le plus d’un dieu vivant. Bien qu’il ne quitte que rarement les limites du Palais des Prismes, le Mage Imperator pouvait sentir chaque Ildiran, tous kiths confondus, même s’il ne pouvait communiquer directement qu’avec ses Attitrés. Dio’sh avait néanmoins découvert qu’un savoir terrible demeurait caché, y compris de l’éminent gouvernant.
Le remémorant savait qu’il lui fallait révéler son épouvantable découverte au Mage Imperator. Un pan d’Histoire dissimulé, des mensonges, des complots… D’horribles événements cachés et réécrits à l’aube de l’Empire. Le bienveillant dirigeant saurait quoi faire de ces incroyables informations.
Effrayé par ce qu’il venait d’apprendre, Dio’sh avait d’abord envisagé de raconter cela à son camarade Vao’sh. Mais, après une nuit de cauchemar au cours de laquelle il n’avait cessé de s’agiter, le jeune remémorant avait décidé que l’affaire était suffisamment importante pour la rapporter au Mage Imperator en personne. Un simple historien ne pouvait prendre des décisions aussi capitales par lui-même.
Il était passé par des officiers du protocole et des fonctionnaires, et avait eu la surprise de voir les portes s’ouvrir devant lui très rapidement. Via le thisme, le Mage Imperator avait dû percevoir l’importance de son secret.
Patientant devant la salle, Dio’sh tenait une liasse de journaux, de fragments, et de retranscriptions des témoignages oculaires qu’il avait retrouvés dans la chambre forte enfouie dans les profondeurs du labyrinthe en dessous. Tout cela constituait les preuves dont il avait besoin. Ce jour verrait l’Histoire changer, et la responsabilité qu’il ressentait était immense.
Les lobes de son visage passèrent par une gamme de couleurs vives, tandis qu’une tempête de sentiments balayait son esprit. Les historiens ne pouvaient dissimuler ce qu’ils éprouvaient ; en cet instant, Dio’sh flambait littéralement d’émotions. Bron’n, un garde du corps musculeux, bloquait l’entrée de la chambre de méditation privée du Mage Imperator, insensible à l’anxiété du jeune remémorant. Le féroce guerrier remplissait sa fonction et n’était pas intéressé par la nouvelle que Dio’sh apportait, quelle qu’elle soit.
Avec un grognement de gorge, Bron’n s’écarta et indiqua les portes qui s’ouvraient. Il récita d’une voix bourrue des mots appris par cœur, comme si le jargon bureaucratique le mettait mal à l’aise :
— Le Mage Imperator a le plaisir d’accorder audience à l’un de ses sujets, un remémorant estimé. Il attend avec impatience de prendre connaissance de votre si importante affaire.
Dio’sh se demanda la raison pour laquelle le Mage Imperator avait choisi de se passer de ses conseillers pour écouter ce qu’il avait à dire. Ces révélations étaient extraordinaires ! D’un autre côté, peut-être valait-il mieux que cette affaire reste entre eux deux pour l’instant. Le Mage Imperator devait vouloir réfléchir à sa réponse sans qu’une douzaine d’assistants bavardent autour de lui. Dio’sh prit une profonde inspiration. Puis, s’efforçant de calmer le ballet de couleurs sur son visage, il pénétra dans la fabuleuse chambre de méditation.
Il garda les yeux baissés vers le sol aux marbrures bleutées. La chaude lumière du jour entrait à flots par le plafond transparent, amplifiée par des fenêtres convexes. Dans les coins, des fontaines d’eau bouillante produisaient de la vapeur ; la pièce était aussi humide qu’une jungle. Dio’sh s’avança de trois pas puis stoppa. Lentement, il trouva le courage de relever sa tête lobée.
— Mage Imperator.
Le dirigeant à la peau soyeuse reposait sur un siège ellipsoïdal qui supportait sa masse. Des vêtements brillants enveloppaient son corps ballonné. Ses paupières étaient mi-closes, comme alourdies de sommeil. Le Mage Imperator remua, puis parla d’une voix ronronnante :
— Je suis heureux de faire ta connaissance, remémorant Dio’sh. J’ai entendu parler de ton épreuve sur Crenna – et je l’ai moi-même éprouvée par l’intermédiaire de mon fils, l’Attitré.
La longue natte pareille à un cordage, qui s’étendait autour de son corps, sinuait sur son abdomen et se lovait contre ses hanches. Elle se contractait, tel un anaconda excité. Il examinait le remémorant comme s’il s’agissait d’un repas succulent.
— Oui, Seigneur. Crenna a été pour moi … une expérience très difficile. Le remémorant Vao’sh m’aide à synthétiser l’histoire définitive de la peste aveuglante, de sorte que votre fils, l’Attitré de Crenna, et toutes les victimes ildiranes soient inscrites dans la mémoire collective et honorée de La Saga des Sept Soleils.
Le visage du chef demeura serein, et même teinté d’ennui.
— Chaque Ildiran vit avec l’espérance d’accomplir une action assez conséquente pour justifier sa présence dans La Saga. Quand bien même ceux de Crenna ont péri d’une terrible maladie, ils seront révérés pour toujours.
Dio’sh s’inclina à nouveau.
— C’est mon espoir le plus sincère, Seigneur, dit-il en soulevant les documents qu’il tenait. C’est parce que cela concerne La Saga des Sept Soleils que j’ai demandé à m’entretenir avec vous.
Les mains boudinées du Mage Imperator ne bougèrent pas. Sa natte se convulsa à nouveau, et le ton de sa voix trahit la méfiance qu’il éprouvait.
— Dis-moi ce que tu as trouvé. Je sens que cela t’a bouleversé au plus profond de toi.
Dio’sh serra les textes sur sa poitrine, et parla sans fard.
— Après notre sauvetage de Crenna, je suis revenu à Mijistra. Là, j’ai entrepris d’étudier les documents historiques relatifs aux autres épidémies. Dans les archives les plus reculées du Palais, j’ai mené mes recherches parmi de nombreux textes apocryphes préservés.
— Comme leur nom l’indique, les apocryphes ne constituent pas des portions valides de La Saga, avertit le Mage Imperator.
— Certes, mais ils n’en demeurent pas moins des témoignages directs, et ne doivent donc pas être méprisés en raison des renseignements qu’ils recèlent. Je cherchais des documents de second plan au sujet des Temps perdus, l’époque où tous les kiths remémorants ont péri de fièvrefeu, d’après ce que raconte l’Histoire officielle.
Le visage empâté du Mage Imperator s’affaissa, bien que sa tristesse parût quelque peu factice.
— Oui. Cela a été une époque terrible.
— Mais la vérité est différente de ce que nous croyons, Seigneur ! lança Dio’sh, prêt à s’enflammer. J’ai appris quelque chose, au sujet des passages manquants de La Saga. J’ai trouvé la preuve de ce qui s’est réellement passé au cours de cette période. Quelque chose de choquant.
— Il y a toujours eu des rumeurs, Dio’sh. Les Ildirans aiment les mystères.
— Oui, Seigneur, mais j’ai découvert qu’en réalité, la fièvrefeu n’a jamais existé.
— Tous les remémorants ont péri, insista le Mage Imperator, troublé et visiblement sceptique. Il est clair qu’une portion de notre épopée a été perdue.
L’historien ne remarqua pas son expression sinistre. Il s’approcha, ses lobes faciaux enflammés d’émotions colorées.
— Non, Seigneur. Pas perdue. Les remémorants ont été assassinés afin de dissimuler la vérité. Puis une partie de La Saga a été censurée, de sorte que personne ne sache jamais ce qui s’était passé en réalité. Je crois que l’ordre a émané d’un ancien Mage Imperator.
— Grotesque. Aucun Mage Imperator ne commettrait un acte aussi atroce.
Les mots coulèrent à flots des lèvres de Dio’sh. Il brandit les documents irréfutables.
— Les versets perdus parlent d’un conflit qui a jadis dévasté la galaxie, une guerre totale contre de puissantes créatures nommées hydrogues, des extraterrestres vivant au cœur des géantes gazeuses.
Le Mage Imperator était en éveil à présent. Dangereux. Dio’sh poursuivit :
— Cette guerre antique est liée, je crois, à l’extinction ou à la disparition des Klikiss. Mais ce fait est caché depuis dix mille ans. (Il fouilla ses documents, à la recherche de passages à citer.) Seigneur, la preuve est évidente. La version communément admise de La Saga ne relate pas l’entière vérité. Nous devons modifier ce qui a été écrit.
Il était si excité qu’il ignora le mécontentement qui s’affichait sur le visage d’ordinaire extatique du Mage Imperator. Il ne remarqua pas sa longue tresse qui battait violemment sous l’effet de la colère.
— Laisse-moi regarder ces textes. Approche.
Dio’sh s’avança afin de donner les documents. Sans doute le Mage Imperator désirait-il voir les preuves et apprendre la vérité.
— Voici un extrait de journal de l’un des assassins. Il y a du sang sur ses mains. Il dit…
La natte vivante se dressa à côté du Mage Imperator, jaillissant du chrysalit comme un tentacule. Apercevant un mouvement furtif, Dio’sh sursauta – mais il n’eut pas le temps de crier avant que la corde ophidienne de cheveux vivants cingle vers lui et s’enroule autour de son cou.
Le Mage Imperator se pencha en avant, les yeux flamboyants.
— Bien sûr que je connais cette histoire !
Sa bouche eut une moue de dégoût. La natte se resserra. L’historien lutta comme un forcené, laissant tomber ses documents tandis qu’il gigotait et donnait des coups de pied. La chevelure du Mage Imperator s’enroula de plus belle, formant une boucle plus serrée, jusqu’à broyer le larynx du remémorant.
— Je voulais qu’elle reste secrète.
Haletant de colère, le Mage Imperator continua de serrer jusqu’à ce que son visage empâté rougisse sous l’effort. Puis, il rompit la nuque de Dio’sh, et utilisa sa natte pour balancer son corps sur le sol comme un paquet de détritus.