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LE VIEUX ROI
FREDERICK
Sur Terre, installé au cœur du luxueux Palais des Murmures, le Vieux roi Frederick connaissait sa place. Basil Wenceslas lui avait communiqué ses ordres, et le monarque de la Hanse agissait exactement comme on le lui avait prescrit.
Autour de lui, les fonctionnaires de la cour s’occupaient à rédiger des documents, consigner des décrets, distribuer des ordonnances et des dons royaux. Le Palais des Murmures devait être vu comme un ballet ininterrompu d’affaires importantes, conduit de manière professionnelle et ordonnée.
Portant de lourds vêtements de cérémonie ainsi qu’une couronne légère ornée de prismes holographiques, Frederick attendait des nouvelles d’Oncier dans la salle du Trône. Il s’était baigné et parfumé ; les nombreuses bagues à ses doigts étincelaient. On avait massé sa peau avec des huiles et des lotions. Aucune mèche ne dépassait de sa coiffure impeccable.
Bien qu’il ait été choisi à l’origine pour son apparence, son charisme et ses capacités d’élocution en public, Frederick connaissait mieux les fondements de la monarchie que l’étudiant en instruction civique le plus attentif. Toute politique en temps réel s’exerçant sur un territoire galactique aussi vaste était au mieux fragile, c’est pourquoi la Hanse dépendait d’une effigie pour prononcer les décrets et promulguer les lois. La population avait besoin d’une personne en chair et en os à qui être fidèle, car nul ne lutterait jusqu’à la mort ou ne jurerait loyauté sur son sang pour un vague idéal. Jadis, on avait créé une cour royale et un monarque de belle allure afin de conférer au gouvernement commercial un visage et un cœur.
À l’instar de ses cinq prédécesseurs, le roi Frederick n’existait que pour être regardé et révéré. Sa cour regorgeait de vêtements somptueux, de pierres polies, de riches étoffes, de tapisseries, d’œuvres d’art, de bijoux et de sculptures. Il distribuait des médailles, organisait des fêtes, et entretenait le bonheur du peuple grâce à un partage généreux des richesses de la Hanse. Frederick avait tout ce qu’il voulait et ce dont il avait besoin – à l’exception de l’indépendance et de la liberté.
Basil lui avait dit un jour :
« Les hommes ont tendance à renoncer à leur pouvoir de décision en faveur de personnages charismatiques. De cette façon, ils forcent ces derniers à prendre toutes les responsabilités, et peuvent faire endosser leurs problèmes à la hiérarchie. (Il s’était tourné vers le roi, si alourdi par ses parures qu’il marchait avec peine.) Si l’on suit ce raisonnement jusqu’à sa conclusion logique, toute société tend vers la monarchie, à condition de lui donner le choix et assez de temps. »
Après quarante-six ans sur le trône, Frederick pouvait à peine se souvenir de sa jeunesse ou de son nom d’origine. Il avait assisté à de grands changements dans la Ligue Hanséatique au cours de son règne, mais peu d’entre eux avaient été de son fait. À présent, le fardeau des ans lui pesait.
Le roi pouvait entendre le jaillissement des fontaines, le bourdonnement des dirigeables, le brouhaha de la foule houleuse sur la place royale en contrebas, attendant qu’il s’adresse à elle depuis son balcon favori. Le Pèrarque de l’Unisson psalmodiait déjà la liturgie habituelle. Malgré l’attention avec laquelle la foule suivait les prières, des sujets exaltés se pressaient en avant, dans l’espoir d’entrevoir leur formidable monarque. Frederick voulait rester le plus longtemps possible à l’intérieur.
Après sa construction, dans les premiers temps de l’expansion terrienne, un respect mêlé de crainte avait laissé sans voix les visiteurs de la gigantesque résidence officielle – d’où son nom : le Palais des Murmures. Les coupoles et les dômes toujours illuminés étaient faits de panneaux de verre entrecroisés au moyen de traverses plaquées de titane. L’emplacement, situé sur la côte ouest de l’Amérique du Nord, dans ce qui avait été autrefois la Californie du sud, avait été choisi pour son climat ensoleillé. Le Palais était plus grand que n’importe quel autre édifice sur Terre, assez vaste pour engouffrer dix Versailles. Plus tard, après que la Hanse eut découvert les architectures à couper le souffle de l’Empire ildiran, le Palais des Murmures avait été étendu, comme il se devait.
À ce moment cependant, la beauté qui entourait Frederick ne pouvait contenter son esprit, alors qu’il attendait avec impatience de recevoir des nouvelles de Basil, sur la lointaine Oncier.
— Les événements capitaux ne se déroulent pas en un instant, dit-il comme pour se convaincre lui-même. Aujourd’hui, nous comptons infléchir le cours de l’Histoire.
Un chambellan de la cour fit retentir un gong ildiran fabriqué à partir d’un alliage cristallin. Aussitôt, en réaction au son, le roi se fendit d’un sourire empressé mais paternel, une expression chaleureuse qui suscitait la confiance.
L’écho du gong allait s’affaiblissant lorsque le roi descendit à grands pas la promenade royale vers son spacieux balcon de figuration. Inopinément, il regarda dans un miroir en cristal pur inséré dans une niche. Il examina ses traits, les traces de lassitude dans ses yeux, quelques rides que lui seul pouvait voir. Combien de temps encore Basil allait-il le laisser jouer ce rôle, avant qu’il franchisse la limite qui sépare « paternel » de « gâteux » ? Peut-être la Hanse le laisserait-elle bientôt se retirer.
Les grandes portes solaires s’ouvrirent, et, redressant les épaules, le roi marqua un temps d’arrêt pour prendre une longue inspiration.
L’ambassadrice Otema, la vénérable prêtresse Verte de Theroc, la planète forestière, se tenait à côté du surgeon d’arbremonde qui lui arrivait aux épaules, planté dans un pot décoré. Par l’intermédiaire de la forêt planétaire consciente, Otema pouvait établir un lien instantané avec la lointaine plate-forme.
Le roi claqua brusquement dans ses mains.
— C’est l’heure. Nous devons transmettre le message que le roi Frederick, lui-même, donne la permission de commencer cette extraordinaire expérience. Dites-leur de procéder, avec ma bénédiction.
Otema s’inclina cérémonieusement. L’ambassadrice à l’allure sévère avait tellement de tatouages nobiliaires sur son visage qu’elle-même ressemblait à une plante noueuse, et sa peau verte paraissait comme érodée par les intempéries. Basil Wenceslas et elle s’étaient affrontés bien des fois, mais le roi Frederick s’était toujours tenu à l’écart de leurs disputes.
Otema enroula ses doigts calleux autour du tronc de l’arbremonde à l’écorce squameuse, et ferma les yeux afin d’envoyer ses pensées via le télien végétal vers son destinataire sur Oncier.